La guerre en Ukraine déclenchée par Vladimir Poutine oblige à repenser à nouveaux frais les stratégies énergétiques des pays membres de l’Union européenne. Dépendante pour environ 40% du gaz et pour 30% du pétrole russe, elle ne peut à l’évidence pas supprimer d’un coup ses importations sans causer d’immenses difficultés (euphémisme) pour de nombreux secteurs et de nombreux ménages dont les plus pauvres. C’est pourquoi, le premier ministre belge, Alexander De Croo déclarait que « Les sanctions doivent avoir plus d'impact du côté russe que du côté européen ajoutant : "On n'est pas en guerre avec nous-mêmes, on ne va pas prendre des sanctions qui nous affaiblissent d'une manière non nécessaire. » Quant au chancelier allemand, Olaf Scholz, il souligne que les importations d'énergie fossile venant de Russie sont « essentielles » pour la « vie quotidienne des citoyens » en Europe, et que l'approvisionnement du continent ne pouvait être assuré autrement à ce stade. Et il n’y a pas que les politiques européens qui assurent ne pas pouvoir subitement se passer des ressources fossiles russes. C’est aussi le cas d’experts comme François Levêque, professeur d’économie à Mines-Paris PSL qui, dans une interview, déclarait qu’« un embargo total serait une solution aventureuse. Sans préparation, ne serait-ce que pour répartir la pénurie de gaz qu’elle entraînerait, certains secteurs industriels exposés et de nombreux ménages fragiles seraient arbitrairement asphyxiés. »
Et ils ont absolument raison. Pourtant, compte tenu du fait que la Russie reste une économie encore peu développée tirant l’essentiel de ses revenus de la vente de ses ressources naturelles, dont le gaz et le pétrole restent les plus importantes, l’arrêt des importations européennes serait une sanction infiniment plus coûteuse pour la Russie que son exclusion de l’Eurovision ! D’autant plus qu’en continuant à lui acheter son gaz et son pétrole, l’Union européenne finance la guerre russe en Ukraine pour plus de 700 millions d’euros par jour.
Dans ses deux derniers articles sur la guerre en Ukraine, (RG1 et RG2), Romaric Godin en éclaire les fondements économiques et s’interroge sur le risque d’effondrement de l’économie russe causé par les sanctions mises en œuvre par l’Europe, les USA et leurs alliés.
Dans le premier il montre parfaitement que « la guerre en Ukraine est moins un choc entre deux types de capitalisme qu’un nouveau symptôme d’un capitalisme en crise. » Le capitalisme n’a pas d’autre issue, dans sa course sans fin à l’accumulation, que de s’étendre, soit géographiquement, soit sectoriellement. Cette deuxième possibilité est largement bouchée pour la Russie qui est une économie dominée secondaire, mais pourvue d’une force militaire surdimensionnée, héritage de l’URSS. Dès lors, la tentation impérialiste comme « solution » à son développement devient à la fois nécessaire et possible, (dans une logique capitaliste d’extension), et c’est ce qui se passe avec l’envahissement de l’Ukraine.
Dans le second, il s’interroge sur l’impact que les sanctions prises contre elle va avoir sur son économie et sur sa situation sociale. Compte tenu de l’importance des rentes tirées des fossiles russes, la menace d’une réduction, voire d’un arrêt, comme y poussent les USA qui y voient évidemment l’opportunité d’y substituer leurs propres ressources, ne serait pas à prendre à la légère par le pouvoir russe « si les pays importateurs peuvent se passer du pétrole russe. » comme le souligne Romaric Godin. On peut voir aux réactions mentionnées plus haut, que ce n’est certainement pas le cas. D’où sa conviction que je partage que « le capitalisme contemporain est si dépendant de la consommation d’énergie et de matières premières que cette privation conduirait à un effondrement non seulement de l’économie russe, mais aussi du reste de l’économie mondiale. »
Comme toujours, ses analyses sont éclairantes et je ne peux qu’en recommander la lecture, mais mon propos dans ce court billet est moins de les discuter que d’en exposer un corollaire.
Et c’est là que la question du changement climatique, lui aussi « symptôme d’un capitalisme en crise » revient sur le tapis. En effet, Poutine, comme le changement climatique n’ont pas surgi brutalement au sein d’un monde harmonieux savourant enfin une liberté que nous promettait la disparition du bloc de l’Est et la « fin de l’Histoire ». Les vues impérialistes de Poutine, sa gestion pour le moins autoritaire, son action en Crimée ne laissaient guère de doutes sur ce qu’il risquait de faire si la situation russe continuait à se dégrader. Tout comme le changement climatique ne cesse d’être documenté, au fil de rapports du Giec de plus en plus inquiétants. Et dans les deux cas, l’un des leviers majeurs pour contrer ces menaces, c’est la réduction de notre dépendance à l’énergie fossile. Et comme nous n’avons rien fait dans cette direction, (rappelons que les émissions globales de gaz à effet de serre continuent à croître), nous continuons d’un côté à foncer vers la catastrophe climatique, et, d’un autre côté, à ne pas rendre crédible la menace des arrêts d’importation du gaz et du pétrole russe.
Avec comme conséquence la poursuite d’un changement climatique accéléré qui rendra de plus en plus coûteuses les adaptations nécessaires quant il deviendra impossible d’attendre encore et la poursuite de la guerre en Ukraine.
Bien sûr qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas nous passer de gaz et de pétrole (russe ou pas, ce qui rendrait d’ailleurs puéril et indécent de le remplacer par du gaz de schiste américain, qui, loin d’être une réponse à notre dépendance ne ferait que nous y enfoncer, en utilisant une ressource encore plus dangereuse pour le climat). Mais c’est hier, il y a au moins 20 ans pour le climat et 10 ans pour Poutine que cette dépendance aux fossiles aurait dû commencer à être réduite. Et c’est maintenant que l’on voit que l’attente devant un problème n’a pour principale conséquence que de rendre à la fois plus urgente et plus difficile sa solution.[1]
Malheureusement, la réaction de la plupart des politiques n’est pas de proposer un changement réel de trajectoire, mais des mesures de court terme pour limiter un peu les effets du renchérissement pour les consommateurs. Ce faisant, ils ne font que les conforter dans l’idée que les ressources fossiles sont indispensables et donc doivent être le moins cher possible[2]. Mais il ne suffit pas de dire que nous devons changer nos modes de production et de consommation tout en continuant à ne pas le faire. Et pendant ce temps la crise du capitalisme s’accentue.
[1] On peut dire la même chose pour bien d’autres secteurs, comme la pêche, qui conduit inéluctablement à l’épuisement d’une ressource qui devrait être renouvelable, sans parler de ses effets sur la régulation du climat.
[2] Ce faisant, l’idée même d’une taxe carbone, non pas conçue contre le consommateur, mais pour financer pour tous le bien commun que serait un climat vivable, devient impossible à comprendre. On peut en effet se demander à quoi servirait un plein d’essence, fut-il gratuit, sinon à rouler portes fermées avec de l’air conditionné, en consommant d’ailleurs plus, si l’air était irrespirable à l’extérieur.