Par Juliette Keating (http://blogs.mediapart.fr/blog/juliette-keating) pour le texte et Gilles Walusinski pour les photographies
Nous vivons ailleurs mais nous savons que c'est là, logé dans la ville. Il nous suffit de dévier notre chemin, hors de nos habituels sentiers d'asphalte, de suivre une autre boussole : pas celle qui oriente les cars touristiques. Au nord. Deux changements de lignes, et on y est. On sort du métro aérien : d'en haut, l'escalator s'enfonce sous les arches. Fonte rivetée, légère, gris-bleu d'aspect vieilli. Roulement des wagons qui passent sur le pont. Raffut. Nous touchons terre, tous les deux du même pas : les pieds sur le trottoir et la tête qui part en voyage, très loin. Mais ici. Ici, comme jamais.
Aussitôt débarqués dans le quartier des mélanges, l'impression d'être au cœur. Nous croisons une famille, peau brune, sari, tilak. Couleurs acidulées des étoffes. Enfant, large sourire aux dents blanches. D'autres chevelures sombres, bijoux dorés, des peaux de tous les tons de noirs. Des vêtements bigarrés croisent les mornes passe-partout occidentaux : une foule active glisse et nous contourne. Reprendre notre souffle, nous orienter dans les rues mal connues : on s'engage sans repère, à l'aventure. Circulation dense et bruyante au carrefour la Chapelle, Max Dormoy, des voitures, des camions. Nous traversons. Sensation d'avoir soudain poussé la porte qui ouvre sur le mystère : ce quartier aux frontières si rarement franchies, dont nous ne saisissons pas tout de suite le tracé avec précision, entre Gare du Nord et Barbès. Il bat au cœur de notre ailleurs, même si nous n'y pensons pas plus qu'à l'organe qui fait son office dans l'inconscience du corps. Aujourd'hui, nous sommes venus. Vendredi, jour sacré. Toi et moi, deux existences à l'écart des religions, doublement étrangers dans le quartier des mélanges. Toi et moi, incongrus dans le grand saladier. Des touristes égarés?
Un petit groupe se presse devant la porte ouverte d'une salle commune. Bâtiment utilitaire, gris, sans charme, sans magie, comme un petit entrepôt. En passant, nous tendons le cou. Nos regards coulés. A l'intérieur, l'obscurité, constellée des flammes tremblantes et faibles des bougies, rougeoie en son centre : effigie illuminée de Ganesh, rose tête d'éléphant. Tas de chaussures devant l'entrée. Les gens se rechaussent pour sortir. Ils se tiennent sur le seuil, droits dans leurs habits pistache, safran, rose profonde, indigo. Les couleurs tranchent sur les peaux. Nous goûtons l'exotisme. Ils bavardent en riant dans une langue telle un gai ruissellement de graviers. Une femme prend un homme en photo. Tu photographies la scène. Entrer dans le temple, le même désir nous traverse mais nous passons sans un mot. Quelques pas plus bas, un homme en qamis annonce à un autre que c'est plein. J'ignore de quoi il s'agit, mais je pense à la mosquée et me reprends : plus sûrement une simple salle de prière. Nous ne voyons rien, rien que des hommes en qamis, chachias sur leurs cheveux ras, qui se rejoignent, roulant les grains d'un chapelet entre leurs doigts. Au milieu du jour, je songe à la prière, à la salle pleine comme une femme qui attend. Les tapis, les corps qui s'agenouillent et se courbent. Il parait que les vieux, fourbus, prient assis. Plus tard, un jeune musulman croisé dans la rue s'en prendra au photographe, désignant l'appareil comme s'il voulait le briser. Œil colère, doigt pointé sur ta poitrine. Je murmurerai un mot d'apaisement. Il laissera tomber, s'éloignera, mécontent.
Dans un restau de quartier : curry, épinards, riz délicatement parfumé. Nous déjeunons devant BFM. Écran large pour néant de l'info. J'ai oublié qu'elles étaient les actualités du jour. Ah, si! Une formule dans un discours d'inauguration : du noir surgit la lumière, ou quelque chose comme cela. Slogan pesé par des énarques devenus chefs du marketing présidentiel. Mais il s'agissait d'art et d'économie, non pas d'immigration.
De quelles matières mortes sont faites ces silhouettes aux regards troublants, teint maladif et toujours pâle, même sous les saris, quelquefois chauves quand, avec le temps, la perruque a disparu? Formes d'homme, de femme, d'enfant. Les mannequins se laissent photographier. Figés, secrètement haletants, comme s'ils savaient que tes photos leur insufflent la vie, brisant de reflets et de transparences la paroi derrière laquelle on les a enfermés. Une fillette entrouvre la porte de la boutique, nous ne voyons que le bas de sa jupe pivoine balancer sous les affiches aveuglant le battant de verre. Au-dessus, le visage calme d'une femme l'appelle.
Et d'un coup, c'est l'Afrique. Ignames, patates douces, bananes plantain, petites courgettes ronde de Côte d'Ivoire dans les cageots des épiciers. Piments antillais. Des taxiphones, des établissements de transfert d'argent, des coiffeurs. Dans les magasins, les wax hollandais certifiés, à grands motifs, ont remplacé les étoffes brodées des saris. Effervescence dans les petits ateliers des tailleurs qui se suivent en chapelet d'échoppes bourdonnantes. Machines à coudre, piles de tissus, coupons plein par terre. Des hommes cousent, des femmes parlent fort. Sur les chaises alignées contre le mur, certains ne semblent là que pour la conversation. Comme devant le temple hindouiste, avec le même respect un peu craintif, nous glissons un œil par la porte entrebâillée d'un tailleur. A l'intérieur, une jeune femme mince, jolie, nous voit, s'approche, répond sans chaleur à nos bonjours, puis ferme la porte. Nous voilà remis à notre place. Nous nous éloignons, réfléchissant aux démarches prudentes qu'il faudrait entreprendre, à la confiance toute à construire, aux lentes approches amicales qu'ils nous faudrait tenter pour espérer l'amorce d'une compréhension de ce qui se passe vraiment ici, de ce qui est en jeu et dont nous sommes irrémédiablement étrangers.
C'est dans une petite rue, si calme que je me la rappelle pavée, qu'un Ivoirien nous invite à entrer dans son magasin. Sol carrelé, étagères sur lesquelles sont posés de grands bols lisses en bois miel et des canaris sombres, extérieur d'aspect rugueux, décorés d'une couronne de demi boules en relief. C'est lourd seulement quand c'est plein d'eau, répond-t-il à ta question. Les femmes portent les canaris sur la tête, avec un foulard comme le tien. Il m'explique, me montre. Dans des paniers un peu partout, des écorces en liasses, des feuilles, des cornes creuses de mouton, les coquilles luisantes de gros escargots des mers. Il y a du sel de montagne, éclats bleuâtres, minéraux grands comme la main. En quelques mots, l'homme évoque les très hautes montagnes, tout là-haut, les femmes, il mime le geste d'écraser. Nous le remercions. Dehors, une église, un square, le clocher harponne les nuages. Une vieille, dos courbé, presque invisible sous son voile, passe à petits pas. Une mère en boubou tire une poussette à marché bien rebondie. Beauté du dos dénudé, mouvement des reins et des hanches.
Au détour d'une rue, plongée dans le marché Dejean. Très animé. Les étals des bouchers empiètent sur la chaussée. Viande entassée sans souci d'esthétique. Viande pour nourrir la famille, pas de chichis. Barbaque à laisser mijoter longuement. Des tas de pieds de bœufs. De molles panses blêmes, hérissées, pendent aux crochets ou se mêlent dans les bacs. Abats divers. Rouge sombre des rognons et des foies. Bruts. Entiers. Des cartons sur la voirie, jetés comme ça vient. On parle fort, on crie, on s'interpelle. Sacs plastiques bleus, lestés, qui pèsent accrochés à deux doigts. Sur un trottoir, des arachides : petits amas de cacahuètes dans des bassines en plastique, trois gros filets empilés sur un diable. Plus loin, une camionnette en travers, un cercle d'hommes, quelques femmes, une dispute. On s'attroupe pour assister au spectacle : ça pourrait être ta mère ou ta grand-mère ! hurle, au jeune homme piteux, un colérique furibard. Nous partons.
Nous errons d'une rue l'autre, l'esprit disponible malgré la fatigue du corps. En quittant le quartier nous prenons conscience des trous. Nous contemplons du vide. Ça et là, de grands pans de murs à nu. Des palissades disjointes, des terrains envahis par les herbes folles et puis des grues, déjà, balayant le ciel. Brèches crues, tailladage, mise en pièces. On tranche à vif dans l'étoffe de la ville. On abat l'insalubre, on rénove, on réhabilite, on construit du neuf. De ces chantiers qui se multiplient, nous connaissons les conséquences : déplacement de populations, éparpillement de ceux que les propriétaires préfèrent oublier. Familles pauvres repoussées dans des banlieues lointaines, doublement lieux de bannissement : hors de la ville, hors des regards. Pour combien de temps les gens sont-ils là, encore, vivant dans le quartier des mélanges? Avant de ne plus habiter que tes photographies.