- 1 - Les médias bruissent, alimentés par des polémiques ou, pour le moins, des débats liés à l’exercice des différents métiers de la Culture. Un jour les acteurs seraient trop payés, un autre jour les libraires seraient en grande difficulté, mis à mal par le développement d’une « économie numérique ». On annonce la fin des magasins Virgin. Il y a longtemps que la FNAC n’est plus, si tant est qu’elle le fut, un agitateur culturel. Ses jours sont probablement comptés. Il n’est pas de ma compétence de disserter de l’ensemble de ces sujets qui nous concernent tous. La période que nous vivons, qui serait de crise, quand de toute ma vie je n’ai entendu que ce mot prétexte à tous nos maux, est propice à porter une réflexion sur l’exercice d’une profession que l’on exerce par vocation et dont l’économie concerne un milieu si étriqué qu’il est malaisé de s’en faire l’écho, le métier de photographe. Ce métier que j’ai choisi à vingt ans m’a donné l’expérience qui m’autorise cette réflexion. La vocation qui peut être sœur de la passion m’a amenée à m’impliquer dès mes débuts dans ce qu’il est convenu de nommer la défense de la profession. Sacrifice sacerdotal à la conviction qu’une profession ne peut s’exercer dans de meilleures conditions qu’en défendant l’intérêt général. Déception d’avoir sacrifié autant d’un temps compté et de constater que les corporatismes ne sont rien à côté de l’égoïsme qui régit la société actuelle. Alors avant qu’on ne me pique ma crise, je tente de donner les éléments qui pourraient nourrir une réflexion, osons le mot, politique…
- 2 – Si 1970 est la date de mes débuts de photographe, c’est aussi la période du siècle précédent qui vit la Photographie trouver le début de la reconnaissance qu’elle a aujourd’hui acquise. À cette époque le photographe, pour le public qu’on dit grand, était souvent assimilé au commerçant qui vendait du matériel, faisait des portraits, des photographies de cérémonies familiales et parfois osait mettre en vitrine ses œuvres du dimanche, ses tentatives artistiques. Bien qu’elles n’en soient pas, les affaires étaient encore dites Culturelles. En 1976 sous la pression des sociétés d’auteurs (SACEM - SACD) et du Syndicat de l’Édition le Parlement votait la loi qui rattachait les auteurs au régime général de la Sécurité Sociale. Au même moment les artistes peintres et plasticiens obtenaient la même protection gérée par une association, la Maisons des Artistes. Les photographes avaient été oubliés de la loi alors que la Photographie était depuis 1957 reconnue comme une œuvre de l’esprit, protégée par le droit accordé aux auteurs. Les organisations de photographes, associations sans statut de syndicat se firent entendre. Depuis 1975 Michel Guy avait nommé au Ministère de la Culture un « responsable » de la Photographie. Pour l’anecdote il s’agissait d’un contractuel qui avait défrayé la chronique quand Malraux l’avait nommé autoritairement directeur de la Cinémathèque Française, début de l’affaire Langlois en février 1968. Ce fonctionnaire contractuel, quand nous l’avons rencontré fraichement sorti de son placard au CNC (Centre National du Cinéma) s’imaginait qu’il y avait en France 50 000 photographes professionnels! Il fallut lui faire admettre qu’il y avait sans doute à l’époque seulement un peu plus d’un millier de personnes, auteurs de leurs photographies et vivant de leur profession. Certains étaient considérés comme journalistes, porteurs d’une carte de Presse. Pour cela il fallait justifier d’obtenir plus de 50% de ses revenus dans la presse. Ceux qui travaillaient de commandes diverses, pour l’édition, l’industrie ou la publicité exerçaient sous des statuts professionnels d’indépendants, artisans ou professions libérales. Le Ministère obtint donc un décret qui permettait aux photographes d’être considérés, sous certaines conditions, comme des auteurs bénéficiant du nouveau régime assimilé au général, géré par l’AGESSA (association de gestion de la SS des Auteurs). L’administration fiscale assimile toujours les auteurs photographes à des professions libérales, sourde à leur statut véritable.
- 3 – Avant qu’on ne me pique ma crise il me paraissait utile de relater ces péripéties qui jalonnent la crise dans laquelle les auteurs photographes tentent de vivre et de créer. S’il est un bateau facile à embarquer c’est bien celui du constat qu’on n’avait jamais autant parlé, exposé et écrit sur la Photographie. Et s’intéresser à la considération à facettes que l’administration culturelle lui porte est un élément d’analyse essentiel pour la compréhension de la situation présente.
- En 1981, Jack Lang avait réuni des « États généraux de la Photographie » présidés par Gisèle Freund. Il en avait déduit qu’il séparerait le responsable plus haut évoqué en lui attribuant le Patrimoine Photographique de son adjointe à qui il réserva la responsabilité de la « création » à la toute nouvelle Délégation aux Arts Plastiques. Ainsi rangée dans les « beaux arts » la Photographie devenait objet d’admiration, ornement de vitrine d’une politique culturelle en voie de marchandisation. La responsable ainsi nommée à la création devenait gestionnaire des budgets de subvention aux associations et aux institutions œuvrant avec la Photographie. Exception dans l’administration, son règne dura plus de trente ans et une retraite bien méritée ne l’empêche pas de régner sur l’ignorance complaisante de certains responsables d’institutions culturelles. Une telle longévité administrative permet l’acquisition d’un pouvoir d’influence qui marque la politique durablement. Le talent de cette responsable à annoncer son indéfectible amitié aux ministres successifs, quelques soient les alternances, n’a fait qu’accroître son pouvoir plus facile à promouvoir les vitrines que de s’occuper du sort des tâcherons chargés de les remplir.
- 4 – En 1985 Jack Lang faisait voter une loi qui allait donner le futur Code de la Propriété Intellectuelle, faisant suite à la loi du 11 mars 1957 sur le droit d’auteur. La loi de 1985 voyait disparaître les qualificatifs artistiques ou documentaires qui restreignaient la protection des œuvres photographiques depuis 1957. Dorénavant, comme pour les autres œuvres protégées, il suffit qu’une photographie soit originale pour bénéficier de la loi. Ce que les auteurs ont pris pour une victoire, obtenue notamment par la lettre qu’Henri Cartier- Bresson adressa à Jack Lang, le mot original donna lieu à des jurisprudences défavorables aux auteurs, certains juges confondant l’originalité à l’absence de banalité. Le législateur avait seulement voulu protéger l’auteur dès lors que l‘œuvre avait été créée, quelque soit son mérite ou la destination de l’œuvre. Avant qu’on ne me pique ma crise, je suis obligé de constater que l’administration ne s’est pas encore inquiétée de cette anomalie. Pas plus que des statuts de plus en plus obsolètes sous lesquels les auteurs photographes exercent. Un des bateaux à la mode est celui des « industries culturelles ». De cette notion pernicieuse découle la politique que nous vivons depuis une bonne vingtaine d’années. Avant qu’on ne me pique ma crise je vais donc tenter de décrire la situation actuelle de la création photographique. Il n’est pas impossible que je me laisse aller à suggérer quelques solutions, avant qu’on ne me pique ma crise…
- 5 – Il m’est impossible de décrire la situation actuelle sans un minimum de référence à l’histoire récente. Après la guerre de 39-45, la prolifération (relative) des magazines illustrés, on assista parallèlement au développement des agences. Tantôt agences de presse, tantôt agences dites d’illustration. Leur statut entraina le plus souvent celui des auteurs qui leur confiaient leurs œuvres. Les photographes diffusés par des agences de presse obtenaient le plus souvent leur carte de presse. Ils se sont ensuite reconnus entre eux comme étant « photo-journalistes ». Les autres, illustrateurs, devinrent auteurs pour la Sécurité Sociale. Entre temps une loi dite Cressard, du nom du député qui la défendit, donnait le régime général de la Sécurité Sociale aux journalistes pigistes, y compris les « photo-journalistes ». La loi de 1976 qui avait créé la sécurité sociale des auteurs avait créé une exception au régime en ne laissant aux diffuseurs des œuvres qu’une « cotisation patronale » de 1%. Ainsi, ceux des photographes qui n’étaient pas journalistes entraient bien malgré eux en concurrence avec ces derniers dont les rémunérations étaient patronalement chargées comme dans le régime général des salariés des entreprises.
- Après la guerre les photographes toujours sur la brèche trouvèrent dans la constitution d’agences le moyen de mieux diffuser leurs œuvres en mettant en commun les charges de la diffusion. Sans que cela soit si facile, les magazines, les journaux assuraient la production des photographies, rémunéraient et le travail et les droits de reproduction. Souvent naïfs et satisfaits de se voir publiés les photographes étaient imprudents et laissaient des patrons d’agence prendre un ascendant sur leur vie et habilement faire fortune sur leur dos. L’absence de contrats et l’abus de la confiance des photographes furent une étape qui précéda la déconfiture des agences liée à la crise de la presse, notamment. Avant qu’on ne me pique ma crise il m’apparaît aussi important de souligner que les photographes soumis à un rapport de forces inégal ont souvent renoncé aux acquis de ceux qui les avaient précédés, la concurrence étant le prétexte le plus facile à leur lâcheté. Les photographes classés dans la catégorie des illustrateurs, classement un tantinet péjoratif attribué aux tâcherons de la commande peinaient à imposer à leurs commanditaires des rémunérations forfaitaires distinctes des droits d’auteurs que la diffusion de leurs œuvres devait générer.
- Le règne du « tousdroitscédés » fit les ravages que vous pouvez imaginer. Contraire au Code, la tentation du tousdroitscédés continue de faire frétiller les commanditaires résiduels. La crise de la presse et la facilité que les patrons de presse ont trouvée à user de la concurrence pour obtenir la moins-disance des plus jeunes auteurs a entrainé l’abandon le plus fréquent de la rémunération du travail de création pour se contenter de rémunérer le droit de reproduction au tarif imposé par ce diffuseur. La contagion aux entreprises, souvent devenues également propriétaires des journaux fait du règne du tousdroitscédés l’arme fatale aux auteurs « mal à droits ».
- 6 - Avant qu’on ne me pique ma crise il me paraît important de livrer une réflexion qui pourrait devenir utile à une administration qui ne se satisferait pas du succès des vitrines prestigieuses qu’elle supervise et se pencherait sur la tâche ingrate de s’occuper du sort des auteurs dont elle a la charge administrative. Avant le naufrage du bateau, celui de la « reconnaissance » de la Photographie, posons nous les questions avec un peu de méthode.
- Avant que l’on puisse l’exposer, la publier, la diffuser, la photographie doit être produite. Bien que dans le langage commun on la prenne sans que l’on sache très bien si s’est avec son consentement, la photographie doit être produite. Le Cinéma, devenu industrie culturelle, se produit chèrement semble t’il, mais trouve dans sa diffusion un retour sur l’investissement des producteurs.
- Personne, à ma connaissance, ne raisonne en terme de production pour la Photographie. La raréfaction des commandes a contraint les auteurs à chercher les moyens de leur survie. Il n’est plus que la réalisation de projets et la recherche de leurs financements qui permette à l’auteur de poursuivre la création de ce qui sera notre patrimoine de demain. Il reste le livre comme moyen de diffusion. L’exposition n’est le plus souvent qu’une satisfaction narcissique qui peut aider un peu à la construction d’une notoriété.
- La folie dans laquelle « le marché » peut entrainer la Photographie a comme effet annexe et pervers de donner aux auteurs l’idéal d’être reconnus comme des artistes avant même qu’ils aient créé la moindre œuvre. Cette folie est très contagieuse, au point que les institutions sont contaminées.
- Avant qu’on ne me pique ma crise je me plais à chercher à faire comprendre qu’il serait bon de ne pas chercher à faire de la Photographie autre chose que ce qu’elle est. Si l’on se penche sur sa brève histoire on peut remarquer qu’elle a subi les tentations d’en faire, par les recherches de bidouillages divers, une discipline artistique en concurrence marchande avec les arts plastiques. Le dernier avatar ayant été nommé « photographie plasticienne » a fait des ravages institutionnels que la « dame » du Ministère a confortés. Suivie par les institutions régionales pêcheuses de subventions…
- Et si la Photographie n’était pas simplement prise pour ce qu’elle est? Un moyen de fixer un instant du réel et de le représenter au travers de la subjectivité d’un auteur.
- Il est fréquent d’entendre que la fulgurance du développement de l’industrie numérique serait responsable du déclin de la Photographie. La multiplication des moyens techniques de sa production, téléphones, tablettes et autres bidulesàpixels aurait comme effet pervers de donner à tout un chacun la possibilité d’être photographe. Comme si la prolifération des stylo-billes faisait de chacun d’entre nous un écrivain de talent…
- Il serait temps que mon insistance à dire à l’administration que la technologie numérique imposerait de se pencher très rapidement sur les définitions de l’originalité et sur les nouveaux moyens de diffusion et de conservation qu’entraine la mutation des techniques utilisées par la Photographie soit prise en considération.
- 7 – Enfin, avant qu’on ne me pique ma crise se poser là aussi les vrais questions qui conditionnent l’exercice d’un métier nommé photographe.
Il est temps de détruire les barricades administratives qui opposent des photographes entre eux, qui font perdurer des mythes qui feraient qu’un photo-journaliste serait différent d’un photographe qui rend compte du monde qu’il vit diffusant ses œuvres autrement que dans une presse qui méprise la Photographie.
Et avant que je ne pique ma crise que les institutions épargnent à la photographie d’être mêlée aux fantaisies de l’art contemporain dans les vitrines qu’elles subventionnent, laissant l’ambiguïté sur sa nature pénétrer pernicieusement les esprits de nos contemporains.
Gilles Walusinski, photographe – 11 janvier 2013