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Billet de blog 22 juillet 2012

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L'hume des classes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En cette période de vacances les TGV à peine arrivés à La Rochelle repartent vers Paris après une toilette sommaire sans que personne ne se demande comment roulant à gauche, ces trains peuvent repartir sur la même voie. La SNCF suit les directives libérales et ses dirigeants zélés imaginent les règles concurrentielles les plus débridées. Ainsi pendant deux mois, si vous réservez votre place à un instant bien choisi, pas hier ni demain, l’instant T vous donne droit aux places « Prem’s ». Première classe moins chère que n’importe quelle réservation en seconde et au diable les cartes de réductions déjà payées…

A quai, le supplice de la séparation de celle qui vous a accompagné se prolonge pendant que les préposés s’activent à jeter dans de grands sacs poubelles les restes de secs-beurres et les canettes oubliées par les impatients des plages. Il faut abréger ce supplice et s’en aller quérir la place attribuée par la machine mystérieuse. En première, donc, vous avez les places duo ou  club quatre.

Quand vous vous trouvez choisi par l’électronique obligé de vous asseoir dans le sens de la marche à côté d’une jeune fille que sa maman, un peu inquiète, guette par la fenêtre pour s’assurer, avant le départ, qu’aucun prédateur ne l’importunera, il ne vous reste qu’à lui sourire gentiment et faire le choix d’un vis à vis à contre sens de la marche mais aux sourires discrètement retournés.

En marge de l’allée une élégante blonde en jeans, très classe prem’s pianote avec l’index sur son Blue, pardon BlackBerry, l’auriculaire comme son nom l’indique, en l’air… Son vis à vis duo reste vide. Elle a posé une bouteille de Badoit sur la tablette.

C’est à Niort que le train trouve ses voyageurs de classe. Pour éviter toute lutte je précise au grand blond col ouvert que j’ai échangé sa place pour la mienne. Complaisant il choisit mon côté gauche pendant que son collègue plus grand et très noir s’assied aux côtés de la jeune fille blonde. Sans un mot les deux collègues – répétition à dessein ! – posent sur les tablettes rabattues leurs deux ordinateurs portant les écrans 17 pouces dont j’aperçois un titre en gros caractères : « Performance, développement, staff ». Le grand noir a un portable noir, le grand blond a l’argent.  Sur la rabattue les duettistes s’allègent chacun  d’un BlackBerry et d‘un iPhone. Le black pour les communications pro, l’iPhone pour la zizique. Le grand noir a choisi la San Pellegrino. Les deux cadres ordinent la première heure de voyage, sans échanger un mot. On reconnaît les complicités silencieuses que les compagnies d’assurances niortaises ont recrutées dès leur sortie du gratin dauphinois.

Le grand noir se pince le nez, se frotte le menton. Il ne tape rien sur son clavier pendant que son collègue s’active frénétiquement avant de replier sa machine et se brancher l’iPhone aux oreilles. La jeune fille repose son « Cosmopolitan » pour fouiller son sac débordant des indispensables que sa maman lui a laissé avant de partir. Elle en exhume son MP3 et consulte un mobile désespérément vide de message. Ses petites lunettes ont légèrement glissé, les plaquettes frôlant ses narines. Le fil blanc qui lie ses oreilles à sa musique s’entremêle à un coquillage d’argent discrètement relié à une chainette du même métal.

La décontraction gagne les deux cadres sup, pliés les portables, iPhone calés sur musique. La San Pellegrino est presque vide. La Badoit en place duo fait de la figuration.

Passe le contrôleur. La larme à l’œil depuis mon départ a perlé au point qu’il me demande si tout va bien pendant qu’il met une croix sur le billet tendu. J’apprécie sa sollicitude. Je replonge dans ma lecture. « Je m’en vais », Jean Échenoz. S’il avoue avoir toujours rêvé de la plus belle couverture de l’édition, celle de Minuit, il ne peut s’empêcher la coquetterie de nous rappeler ses initiales J E. Signe d’un égo affirmé dans l’entretien dont le poche « M double » nous gratifie, nous privant par la même de la si belle couverture. Pourquoi écrire des romans, pour qui ?  Avoir la réponse c’est sans doute l’amorce du renoncement à l’écriture.

Le soleil décline doucement. La solitaire duo a remonté ses lunettes sur ses mèches décolorées.

Je rêve des verts tendres et des pastels de Charente Maritime. Je me demande comment les fonds d’écran bleu de mes voisins peuvent évoquer une couleur quand ils n’ont que la mission de se faire oublier.

Survient alors l’imprévu. Une personne d’âge indéterminé mais certain, probablement une femme, le crane rasé. Elle tient à la main une bouteille d’un litre et demi d’une eau échappée comme elle de la surveillance d’un groupe de handicapés. Elle se laisse choir face à la blonde en duo contrastant. Je ressens sa jouissance juvénile du confort passager que le siège de première occupé clandestinement lui procure. Les « Prems » ne profitent pas aux déclassés. Laissant sa Badoit, la mèche décolorée en jean bobo se lève et s’en va chercher le contrôleur. Celui-ci revient et pendant que la blonde retrouve son havre portable, l’employé délicat prend la personne handicapée par la main et avec une douceur à saluer la raccompagne vers sa classe d’origine…

Il est 21h48 quand le TGV accoste à quai à Montparnasse. Les deux cadres plient leurs affaires. Ils n’échangent pas un mot. Je demande pardon au grand blond qui me dit oui, faîtes, ce que je oui fis. La jeune fille blonde s’empresse en vracant sac et valises pour disparaître dans la grande ville des périls et des espoirs. La blonde est partie si vite qu’elle s’est dissoute dans la foule, la Badoit c’est fou !

De retour à la maison, le chat me fait une fête de retrouvailles. Il a senti mes larmes affleurantes et jalouse mon coup de fil à celle qui est restée à La Rochelle. Les chats ont de la classe !

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