C’était un mercredi, ce jour n’a pas d’importance si ce n’est qu’il est le premier jour de la semaine où la librairie José Corti est ouverte.
Il était parti de la rue Jules César où l’on trouve un des rares commerces dédié à la photographie encore en activité. Il avait évité de passer devant le siège de l’église de scientologie auprès duquel César n’a pas mené bataille et pour échapper aux vendeurs ambulants d’électromètres à batteries aux ions de tranquilium.
L’autobus 87 l’avait déposé juste devant la librairie « la Compagnie », rue des Écoles. Il lui était impossible de résister à cette chaste compagnie, toujours attiré par l’odeur de l’encre et du papier. Les libraires ont délaissé les rayonnages ou plutôt les ont consacrés aux oubliés des « retours ». C’est sur les tables qu’on trouve les parutions choisies.
Comment résister à la couverture mauve d’un livre au format arlésien orné d’un cartouche beige au centre duquel le titre « Encre » l’appelle? Fernando Trias de Bes est un écrivain catalan. La quatre de couv’, comme l’oiselle et ses œufs, protège l’œuvre reliée d’un cartonnage rigide.
« La réponse résidait dans la peau de l’amant. Ses pores contenaient de minuscules et invisibles traces de ce liquide noir qui génère tant de passions. Ce mélange dense et obscur au pouvoir illimité. De l’encre. »
Promesse de lecture dans le train qui le dimanche suivant le mènerait auprès de son amie de cœur. C’est aussi pour elle qu’il enfile la rue Racine, contourne l’Odéon pour atteindre la rue de Médicis, siège de la librairie José Corti. Il y déniche les derniers exemplaires des enregistrements de Ghérasim Luca lisant ses poèmes et notamment son « passionnément ». Pour son amie, son choix se porte sur un des premiers livres de Luca, écrit en roumain et traduit par lui en français, « Un loup à travers une loupe ».
Il ne peut offrir à celle qu’il aime et qui connaît le destin de Ghérasim Luca le livre publié chez Corti, « L’inventeur de l’amour, suivi de - La mort morte ».
Ce livre qui commence ainsi :
D’une tempe à l’autre
le sang de mon suicide virtuel
s’écoule
noir, vitriolant et silencieux
comme si je m’étais réellement suicidé
Il se demande comment il pourra encore traverser le Pont Mirabeau, où coule la Seine et qui vit partir les deux amis Paul Celan et Ghérasim Luca.
Le dimanche, vers midi, c’est à la gare de Bercy qu’un express rebaptisé TER l’emporte sans qu’une escale à Laroche Migène n’entame son plaisir de retrouver son amie en gare de Dijon. Bel après midi d’une visite guidée d’une des plus belle ville de l’hexagone. Le soleil et la douceur ambiante permettent aux jeunes enfants de patauger sur la grand-place, devant la Mairie, jouant à mettre un pied sur les jeux d’eau qui simulent une mu- sique silencieuse.
Il ne saura probablement jamais pourquoi un restaurant sur la place du marché se nomme Mucha et propose sous l’appellation « croquant d’agneau et tagine de légume » ce qui ressemble à une pastilla, très bonne au demeurant.
Il avait réservé une chambre dans un petit hôtel au calme, près d’un parc. Son amie lui révéla qu’avant d’être un hôtel le bâtiment hébergeait une maternité. C’est là qu’elle était née. Pourquoi parler de hasard objectif quand il est si subjectif ?
« Ce fut un hasard absolu qui conduisit le mathématicien jusqu’à L’encre, la librairie de Johann Walbach. ». Ce professeur de calcul infinitésimal recherchait la raison. La source de son infortune. Le libraire, trompé par sa femme avec l’homme dont les pores de la peau étaient imprégnés d’encre, cherchait également la raison. C’est le début d’une fable qui se déroule à Maïnz ( Mayence) entre 1900 et 1910. La ville de Gutemberg et sa tradition d’imprimeurs qui le jour de l’été fêtent la Saint Jean en plongeant dans une grande cuve remplie de l’eau du Rhin.
Le lundi matin, accompagnée de son amie ils prirent les routes de campagne et quel nouveau hasard les mena vers la « source de Jouvence » puis vers la source de la Seine ? Tout au moins là où le baron Haussmann convainquit le Conseil de Paris et Napoléon le petit d’acheter le terrain et la grotte qui prit la place que les géographes ont attribué à l’Yonne.
L’auberge campagnarde de Saint-Seine l’Abbaye était le lieu idéal pour un repas légèrement décalé dans le temps de celui des travailleurs du bâtiment qui ne délaissaient pas leur Ile flottante pour un employeur attentif aux coûts du travail… La serveuse avait le physique robuste d’une paysanne bourguignonne, l’énergie et l’accent qui ne peut que faire penser à Colette. L’auberge campagnarde sise au 15 de la rue Carnot ne précise pas s’il s’agit du Lazare Carnot, ingénieur et mathématicien, membre du Comité de salut public sous la révolution, sans doute aussi honorable que le thermodynamicien ou le président de la République assassiné… La journée passa très vite. Le train du retour vers Paris était prévu à 19h25 et le temps qu’ils prirent à boire un verre au bord du Canal de Bourgogne, chez Thierry laissait place à la rêverie de la prochaine rencontre. Un beau chien loup hors d’âge s’étalait mollement sur des coussins rehaussés d’un moelleux couchage. Une jeune pie au sexe encore incertain, tombée du nid avait été sauvée et protégée d’une belle cage. Elle sautillait de perchoir en perchoir, picorant quelque graine ou germe séché laissant le temps au temps d’une éventuelle échappée belle. Tout à coup une voiture se garait devant l’établissement. Celui qui en sortait, surpris du hasard de circonstance, se révéla être le voisin « d’en face » du village de son amie de cœur. L’avenir confirma la délicatesse de ce dernier venu faire sa partie de billard chez le Thierry, hôte des derniers moments de la journée de retrouvailles. La promesse de se revoir bientôt n’empêcha pas la gorge serrée qu’un face à face avec le visage d’une belle jeune femme rousse en vis à vis de TGV ne pouvait effacer. De tout le voyage la belle rousse ne quitta pas son Macbook. Il reprit son livre, cette Encre, laissée en attente. Il se demandait pourquoi les rousses savent si bien choisir la couleur de leurs vêtements.
Ce n’est que le lendemain qu’il terminait la lecture d’Encre. La fin de l’histoire réunissait les couples désunis, lassant l’éditeur de baigner les pores de sa peau dans la solution d’une encre à l’eau, douce aux ébats comme aux récits qu’elle distille. Le dénouement de l’histoire se déroule le 19 juin 1910, deux jours avant la fête des imprimeurs. Comment interpréter le fait qu’il terminait la lecture d’Encre le 19 juin 2012 ?
La ponctuation des bleuets et des coquelicots d’un champ d’avoine qu’il avait attrapé dans le filet des trente six mégas pixels de son nouveau faucheur d’images était la conclusion d’une journée qu’un quai de gare de Dijon ne pouvait conclure sans l’émotion qu’il ressentait plus vivement à chacune de leurs rencontres.
Une brindille abandonnée au filet de la source aurait elle assez d’humour pour narguer le Pont Mirabeau et accompagner à la mer l’âme des poètes disparus?
Gilles Walusinski - 25 juin 2012
Mea culpa : la statue de la source de la Seine est l'œuvre du sculpteur François Jouffroy, la grotte est due à Baltard et Davioud.