Nous nous arrêtâmes, ensemble, sans rien dire. Le souffle coupé. Il était devant moi, en vrai, comme surgi d'une image de mes illustrés dont je ne me lassais jamais de tourner les pages. D'où venait-il ? Quelles contrées avait-il connues, quels voyages avait-il accomplis, lui qui éblouissait mes yeux plus encore que le soleil de l'été ? J'imaginai des rivages lointains, l'exotisme luxueux d'un conte ; je rêvai de palmes, au-delà des océans. Indifférent à notre présence, il posait là sa splendeur à peine vieillie, sa force assujettie, sous mon regard d'enfant que le mystère de l'ailleurs fascinait. J'oubliai d'un coup le camping et les copains de jeux que j'avais quittés, la mine boudeuse, pour suivre mes parents dans la chaleur de juillet. Je compris soudain pourquoi mon père avait tellement tenu à ce que je les accompagne en promenade, la lueur particulière dans son œil et le sourire énigmatique de Maman. Ils avaient préparés ma surprise. Parfums de foin sec et d'embruns. Au loin, vue large sur Le Havre. Cependant, alors que sa réalité me devenait plus familière, quand à mes oreilles, assourdies par l'étonnement que m'avait provoqué sa découverte, revinrent le cris des mouettes et le crissement têtu des grillons, je ne le trouvai pas si impressionnant que sur les magazines : il lui manquait le gigantisme qu'il avait toujours eu dans mes songes. « Il est comme un jouet », soufflai-je à mon père. Il rit de ma légère déception : « Attends, on va s'approcher. Tu vas voir s'il est grand ! » Avant de prendre le chemin qui descend vers l'estuaire, je contemplai une dernière fois, par delà les caravanes d'un petit cirque installé sur l'herbe, dans le poudroiement de lumière qui nimbait le port à l'horizon, la longue silhouette blanche et majestueuse du paquebot France, désarmé.
Texte écrit par Juliette Keating, le 29 mars 2015