Brice Hortefeux estime, dans un entretien au Figaro Magazine daté du 18 septembre, que «les tribunaux correctionnels pourraient fort bien être composés de jurys populaires tirés au sort ou par un système d'échevinage qui associe les jurés populaires à des magistrats professionnels». Il ajoute qu'il est favorable «à l'élection des juges de l'application des peines, voire à celle des présidents de tribunal correctionnel»...
Cette dernière foucade de notre ministre de l'intérieur brillant de mille feux est symptomatique de l'époque où le populisme est devenu un fond de commerce quand on ne sait plus gérer la situation politique et économique.
Mais cette polémique relève d'une pensée construite, d'une idéologie que Nicolas Sarkozy a su habilement incruster dans l'ombre des devises de la République: elle consiste à supprimer tous les corps intermédiaires, tous les contre pouvoirs, tous les freins professionnels à la démagogie libérale/réactionnaire: seul compte le pouvoir direct du peuple, qui n'est plus appelé à se prononcer sur les affaires de la cité mais sur le cas individuel de son voisin de palier... Par contre, lorsque le peuple vote non au traité constitutionnel européen comme en 2005, il n'en est pas tenu compte et l'exécutif se dépêche de ratifier un traité similaire sans passer par la case référendum. N'oublions pas d'ailleurs qu'une révision de la Constitution fut nécessaire pour ratifier ce traité (et éviter le référendum), formalité effectuée par la voie du Congrès le 4 février 2008, ouvrant le processus de la ratification du traité lui-même par la voie parlementaire le 8 février.
Ce nouveau projet institutionnel et sociétal qui se dégage ainsi pourrait se nommer démocratie restreinte.
Cette expression avait déjà fait florès au moment du 11 septembre, quand l'administration Bush avait fait voter le Patriot act... Il fallait lutter efficacement contre les terroristes et pour cela corseter les libertés publiques. L'on a vu plus tard le mensonge guerrier des armes de destruction massive en Irak... malgré la chute des néo conservateurs américains, notre Président continue leur programme commun pour toutes les démocraties parlementaires.
Les caractéristiques de ce projet de démocratie restreinte sont les suivantes:
- instaurer dans le pays un climat de crainte et de peur pour imposer cette nouvelle idéologie comme doxa d'Etat
- détruire toute manifestation de séparation des pouvoirs, instaurer une confusion des pouvoirs
- professionnaliser tous les secteurs, notamment social et éducatif, conçus comme des freins à l'imposition de la nouvelle norme conservatrice et managériale
- désaffilier les solidarités existantes, rendre l'inégalité naturelle, comme une conséquence des traits attachés à la personne, voire au gène.
1) Instaurer dans le pays un climat de crainte et de peur pour imposer cette nouvelle idéologie comme doxa d'Etat.
Brice Hortefeux, toujours lui, nous indiquait jeudi 16 septembre que la menace terroriste s'était accrue au cours des derniers jours et des dernières heures en France. Il ne donnait évidemment aucun détails ni aucune source à ces propos alors que le dispositif Vigipirate existe au moins depuis 1991 et qu'il a été déployé de manière ininterrompue depuis le 3/12/1996... Certaines régions de France ayant eu droit à un état d'urgence du 8/11/2005 au 4/01/2006....
Il n'est plus étonnant de voir une patrouille militaire vous attendre à la descente du train, dans ce contexte et par ce prétexte, de voir se déployer une politique d'implantation de caméras de videosurveillance sur tout le territoire en affectant pour cela 60 % du budget de la prévention de la délinquance... (chiffres 2009).
Ces manifestations de l'Etat conduisent à un sentiment de peur diffuse entretenue par la politique de tolérance zéro à l'égard de petits faits de délinquance et contraventions qui habituent les citoyens à une attitude méfiante vis à vis des force de l'ordre, une crainte d'être arrêté par la police... en témoigne la hausse vertigineuse des gardes à vue.
Cette idéologie sécuritaire est alimentée dans les milieux sarkozystes, voire, elle est intrinsèque à la pensée qui préside à l'action de Chef de Etat.
Dès 1997, de nombreux cercles ont été mis à contribution pour imposer cette pensée. L'on citera, évidemment, Alain Bauer et Xavier Raufer, devenus les éminents experts en sécurité du royaume, ou bien les publications du syndicat des commissaires de police, mais l'on ne prête qu'aux riches. Il faut par exemple s'attarder sur les publications, suite aux entretiens de Saintes, des éditions Larcier. Créées en 1994, les «Entretiens de Saintes» étaient un colloque annuel réunissant professionnels du droit (magistrats, avocats, bâtonniers), ministres et élus de tous horizons autour de thèmes liés à l'actualité judiciaire. Ce rendez vous a rapidement fonctionné sur des thèmes proches des projets gouvernementaux (suppression du juge d'instruction ou comme dévoilement de propos vantant la pensée sécuritaire...
Par ailleurs, l'on reprendra (avec délices) l'analyse fouillée d'Eric Besson, quand il dénonçait le sécuritaire dangereux et inefficace dans «Les inquiétantes ruptures de Nicolas Sarkozy»). C'était en 2007:
Mais il faut tout de suite noter que si cette évolution sociétale s'est accélérée avec Sarkozy, elle résulte d'une transformation de fond de la société française, dont l'arrivée massive de technologies de l'information et de contrôle (neuro-marketing) a fait baisser le degré de vigilance citoyenne sur le terrain dévasté de l'éducation populaire désertée par la gauche. Est né le storytelling sécuritaire, par petites étapes, toute la réalité sociale passe par le filtre de la répression ou de la délinquance: c'est selon le moment. Un seul message, le monde est dangereux, nous nous occupons de votre sécurité, regarder nos bons succès au vingt heures ou dans le démantèlement de réseaux terroristes comme la mouvance anarcho autonome...
2) Détruire toute manifestation de séparation des pouvoirs, instaurer une fusion des pouvoirs
Le régime de la Ve République n'a jamais été précurseur de la séparation des pouvoirs: au contraire, la justice n'est qu'une autorité dont le Chef de l'Etat est garant de l'indépendance... autant le dire tout de suite, les velléités d'indépendance sont donc laissées au bon vouloir des magistrats, eux-mêmes soutenus par des syndicats et attisées par des journalistes eux-mêmes indépendants. Après une période de dix ans de scandales politico-financiers, la classe politique dans son ensemble a souhaité mettre un terme à ces «dérives italiennes»...
La situation se verrouillait progressivement lorsque Nicolas Sarkozy est arrivé; son cheval de bataille a tout de suite été de reprendre en main les parquets afin de leur confier tous les pouvoirs judiciaires y compris de juger ou d'instruire (cas de l'affaire Woerth). Au niveau policier, l'on va assister au regroupement de la DST avec la RG qui a donné naissance à la DCRI, à la fusion police gendarmerie, ce qui laisse d'ailleurs peu de place pour la liberté de choix du service enquêteur par un juge indépendant...
Toutes ces fusions aboutissent en un lieu: l'Elysée. Cette fusion des pouvoirs en un seul, hiérarchique, ne touche pas que la justice ou la police, mais tout aussi bien l'Education nationale (avec la suppression du statut de recteur), l'hôpital avec la création de préfets de la santé dans les départements.
Même le plan institutionnel est nouvellement façonné: on fusionnera la Région avec le Département, en y ajoutant une pincée de scrutin uninominal à un tour..., le Conseil Supérieur de la Magistrature devient un organe du fait majoritaire, les chambres régionales des comptes sont en cours de suppression, les autorités indépendantes dont la CNIL ou la CNDS en cours de fusion, ce qui a déjà été le cas avec l'ASSEDIC et l'ANPE, le statut des fonctionnaires en cours de privatisation. L'Etat est sommé de devenir une structure hiérarchique soumis à l'exécutif, si ce n'est à la présidence de la République : la nomination direct des pdg des chaînes et radios publiques donne l'exemple et cadenasse la liberté de la presse, et légitime la démarche globale de fusion/soumission.
Le but : supprimer tous les contre pouvoirs qui résidaient en France dans les corps intermédiaires.
3) Déprofessionnaliser tous les secteurs, notamment social et éducatif, conçus comme des freins à l'imposition de la nouvelle norme conservatrice et managériale
Sous la férule de la doctrine du new public management se met en place une déprofessionalisation de secteurs entiers. Les premiers touchés, car cible idéologique, furent les éducateurs et assistants sociaux. Dès la mis en place du secret professionnel partagé (2002 et loi prévention de la délinquance, égalité des chances), l'on pouvait dire que c'était la fin de la spécificité professionnelle du travail social. Ceux ci sont dorénavant considérés comme des agents sociaux de l'Etat au service non pas d'une politique sociale universelle mais ciblée vers une clientèle politique et ses boucs émissaires (jeunes, beurs, roms...). Cette déprofessionalisation a touché progressivement tous les secteurs: justice (avec les juges de proximité, les délégués du procureur...), l'éducation nationale (avec la suppression des IUFM , des Rased); le CNRS avec sa nouvelle partition aux fins de privatisation, la police avec le soutien au développement des officines privées, les méthodes de déprofessionalisation sont multiples: atteintes directe au statut, ou au valeurs professionnelles, à la formation, ou au mode de recrutement (sur dossier au lieu du concours républicain).
Cette démarche s'inscrit bien sûr dans un objectif de réduction de l'Etat ( RGPP), mais aussi de la polyvalence supposée des compétences qui permet un gestion fluidifiée des fonctionnaires d'Etat.
4) Désaffilier les solidarités existantes, rendre l'inégalité naturelle, comme une conséquence des traits attachés à la personne voire au gène.
Le développement du fichage comportemental va de pair avec la réforme des retraites: il s'agit de mettre au diapason la liberté individuelle avec les contraintes du marché, et quel marché: celui des actionnaires et de la rente ultra capitaliste. Dès lors, tous les instruments sont mis à contribution, aussi bien l'idéologie culpabilisante qui consiste à ne voir dans les chômeurs que des individus inadaptés ou alors irrécupérables... D'ailleurs, ces «irrécupérables», il faudra bien les contrôler même si on ne leur offre plus de participer à la société. Le projet collectif s'est réduit à une adaptation économique. L'on vérifiera informatiquement (base élève, sconet et autres) l'absentéisme pour disqualifier la famille et l'autorité parentale et faire croire que l'Etat central pourra y apporter de meilleures solutions de substitution.
A l'autre bout, les techno-comportementalistes rêvent de créer un homme nouveau et l'on assiste à toute une série d'études (rapport de l'Inserm, rapport Bénisti) qui démontrent qu'il faut dès l'âge de trois ans faire le tri entre les agités et potentiellement anti sociaux et les bons citoyens.
D'ailleurs, ces bons citoyens, «ceux qui n'ont rien à cacher», approuvent la politique de la vidéo surveillance mise en place par le gouvernement, qu'ils soient d'ailleurs dans des municipalités de droite comme de gauche (à quelques exceptions près : Martine Aubry à Lille?) alors que les pays qui l'ont adoptée depuis longtemps commencent à revenir à un discours plus détaché vis à vis de l'instrument technologique (Grande-Bretagne).
Evidemment, l'on applique le bras pénal contre toute sorte d'opposants, les associatifs, les «droits de l'Hommistes», les syndicalistes. La pénalisation de l'action syndicale est devenue courante alors que dans le même temps on détricote les droits sociaux et le droit social.
La récente politique contre le Roms n'est que la suite de celle adoptée contre les étrangers, stigmatisation mais aussi menaces: l'Etat central ne s'embarassera plus des règles de l'Etat de droit (convention européenne des droits de l'hommes, règle européenne de libre circulation), d'ailleurs il n'y a plus de sécurité juridique: l'on envisage de remettre en cause les règles non seulement d'acquisition de la nationalité française mais encore ses règles d'exercice: il pourrait y avoir des français non citoyens à qui on retire la nationalité...
Cette politique qui dé-structure toute solidarité est sur le point de triompher.
Quelles réponses de la gauche dans tout cela ?
Emmiétée jusqu'à l'excès par cette offensive contre-révolutionnaire et contre l'esprit des Lumières, elle laisse le mouvement social assez orphelin de tout débouché politique. Il est vrai que les enjeux complexes (faillite écologique et productiviste, accumulation d'un capital transnational apparemment déconnecté de toute contrainte étatique..) empêchent un rapprochement des divers courants:
les marxistes productivistes non préparés à une vision finie du monde,
les marxistes guevaristes qui attendent le grand soir
les républicains kéynésiens bien tentés par un Etat fort ,
les techno écologistes qui ne voient les solutions que par des choix techniques imposés d'en haut
les socio-démocrates qui envisagent de surfer dans l'environnement capitaliste et productiviste en attendant.....
les socio démocrates mâtinés de mollétisme
les décroissants qui fondent une nouvelle démarche politique mais qui ne résolvent pas pour le moment la massification des problèmes et leurs caractères inévitablement transnationaux
les mouvements anarchistes et libertaires constitués en chapelles
les mouvements citoyens allergiques à l'action de tout parti politique
L'on pourrait encore trouver d'autres chapelles dans cette gauche, peut être a-t-elle oublié les fondamentaux qui fondent une démarche humaniste et progressiste. Petit à petit et devant l'offensive contre-réformiste et contre-révolutionnaire, elle s'est fait voler ses mots, ses concepts: Nous nous attarderons à celui de liberté.
Volée par les partisans d' un marché libre et non faussé, la liberté s'est dissoute dans l'individualisme, perdant en cela toutes les valeurs de l'émancipation de l'individu. Or c'est cette démarche que l'on doit retrouver de manière urgente, affirmer l'existence de citoyens libres et conscients des enjeux. Structurer des réponses collectives librement consenties par le jeu de la raison la plus raisonnante possible.
Les manifestations du 4 septembre puis du 7 septembre portent à l'optimisme, mais sont aussi la marque d'un clivage de la question sociale avec questions des libertés...
La tentative politique des dernières élections régionales, aussi bien dans le Limousin que dans le Languedoc Roussillon, d'un Front de Gauche élargi était certes militante mais aussi conceptuelle: c'était de permettre une discussion voire une synthèse entre les marxistes, les décroissants, les écologistes, les sociaux humanistes (au premier comme dans un second deuxième tour). Cette confrontation/synthèse, inauguration d'une recherche/action en matière politique, doit être réitérée, tant au niveau du débat que de l'action politique... Elle doit se présenter comme, à terme, une voie démocratique garante de l'émancipation citoyenne et sortir du carcan de cette démocratie restreinte qui nous prépare à des renoncements programmés sur la plan des libertés publiques et individuelles. Mais il faudra, pour cela , déprogrammer les réflexes de structures et de chapelles. Il est urgent d'y parvenir.
En prend t-on le chemin?
Gilles Sainati
militant syndical et politique
un peu exaspéré