En juin 2025, Sébastien Lecornu était encore ministre de la Défense. Il avait alors évoqué un partenariat inédit visant à associer Renault et une entreprise de défense pour produire des drones en Ukraine. Cette annonce avait suscité l’étonnement et même une certaine incrédulité, notamment parmi les salariés du constructeur automobile. Fin septembre, la direction de Renault a finalement confirmé avoir été approchée par le ministère des Armées pour participer à des projets de défense, notamment pour la production de drones.
Dans une communication interne adressée à ses salariés, la direction de Renault précise que le conseil d’administration a répondu favorablement à la sollicitation du gouvernement. Renault met en avant « un complément d’activité pour ses sites français », « l’ouverture vers des applications civiles » ou « une opportunité économique rentable » et quelques « points de vigilance », notamment la sécurité des sites face à d’éventuelles menaces et la prudence face à de possibles fausses informations. Serait-ce là tout l’aspect de la question ?
La direction de Renault promet en outre une communication transparente auprès de ses salariés pour expliquer les enjeux et les précautions envisagées. Interrogé par un salarié lors d’une grande réunion interne, Philippe Brunet, le nouveau directeur de l’Ingénierie, a pourtant déclaré ne pas pouvoir en dire plus : il venait de signer un accord de confidentialité (NDA, Non-Disclosure Agreement) avec la Direction Générale de l’Armement.
La fabrication d’armement par Renault inquiète et interroge. En interne, certains salariés la désapprouvent pour des raisons éthiques ou au contraire la sollicitent face à la hausse des tensions internationales.
Hausse des budgets militaires
Cette annonce intervient en effet dans un contexte international de plus en plus guerrier, marqué en Europe par la guerre en Ukraine. Le chef d’état-major de l’armée de terre française évoque désormais « une guerre possible face à la Russie ». La Commission européenne veut quant à elle préparer les Etats à un éventuel conflit dit « de haute intensité » « à l’horizon 2030 ». Tous les grands médias français, qu’ils soient publics ou privés, ne cessent d’alerter sur la montée de la menace russe et la nécessité de s’armer face au risque de désengagement américain. La peur a toujours permis de façonner l’opinion publique.
L’Union européenne a pris dès 2022 le parti de l’Ukraine face à l’invasion russe, en lui fournissant notamment des armes. Mais depuis sa prise de fonction, en janvier 2025, le président-homme d’affaires américain exige des états européens qu’ils augmentent leur budget militaire et prennent davantage en charge l’armement de l’Ukraine… en se fournissant auprès des firmes américaines.
Et ça marche. La France a approuvé les nouveaux objectifs de l’Otan de porter ses dépenses militaires à 3,5% du PIB d'ici à 2035 (5% si on inclut des dépenses de sécurité au sens large). La Loi de Programmation Militaire 2024-2030 a été adoptée par le Parlement français en juillet 2023. Celle-ci prévoit une enveloppe de 413,3 milliards d’euros pour les armées. Les équipements fournis à l’Ukraine n’entrent pas dans le budget en tant que tel, qui prévoit néanmoins une dépense de 16 milliards d’euros pour renouveler les stocks de munitions.
A l’Assemblée nationale, la Loi de Programmation Militaire a recueilli 408 voix pour, 87 contre et 53 abstentions. Comme au Sénat, les Communistes et la France Insoumise ont voté contre, critiquant une « stratégie militaire au service de l’Otan et des États-Unis » mais pas la nécessité de se réarmer. Les socialistes et les écologistes se sont abstenus, regrettant que l’effort budgétaire principal soit prévu après 2027 et des avancées « bien trop timides » concernant la défense européenne. Les groupes du bloc central (Modem, Renaissance, Horizons...), LR et le RN ont voté pour, tout en regrettant aussi que la montée en puissance militaire de la France ne soit pas plus importante. Cette loi programmerait des dépenses minimum et pas un seuil maximum, leur a assuré le ministre des Armées.
En effet. En juillet 2025, Emmanuel Macron a annoncé vouloir pour 2026 une rallonge budgétaire de 3,5 milliards d’euros, en plus des 3,2 milliards supplémentaires déjà prévus par la Loi de Programmation Militaire. Cet effort porterait le budget des Armées à 57,2 milliards d’euros contre 50,5 milliards en 2025 (+13%). Et rebelote en 2027. L’ambition d’Emmanuel Macron est de doubler le budget de la Défense sous ses deux mandats, passant en dix ans de 32,2 milliards d’euros en 2017 à 63,4 milliards en 2027. Avec en ligne de mire les objectifs de l’Otan, soit 120 milliards d'euros (équivalent à 3,5% du PIB actuel), voire 172 milliards (5% du PIB) en 2035. Ces milliards de dépenses militaires supplémentaires sont inclues dans le budget 2026 actuellement en discussion au Parlement. Mais elles ne suscitent aucun débat ni remise en cause parmi les députés et les sénateurs. La hausse du budget militaire est pourtant plus élevée que le coût de la suspension de la réforme des retraites qui serait soi-disant insupportable au vu du poids grandissant de la dette publique.
Où le gouvernement va-t-il trouver ces milliards ? Pas dans la poche des « ultra-riches » ou des gros actionnaires détenteurs des fameux « patrimoines professionnels » dont la taxation mettrait en péril l’économie française. Mais bien dans la poche des plus pauvres et des classes moyennes, et au détriment des services publics. Ainsi les budgets de l’Etat et de la Sécurité sociale de 2026 prévoient le gel des prestations sociales, une baisse des remboursements de santé, la réduction du nombre de fonctionnaires et de professeurs, des économies sur l’Hôpital ou l’Éducation, etc.
Un puissant complexe militaro-industriel
L’accroissement des dépenses militaires va bénéficier à une industrie d’armement française en pleine forme, contrairement à d’autres secteurs en déclin (automobile) ou qui ont pratiquement disparu (sidérurgie, mine, textile…). Le complexe militaro-industriel français se compose de sociétés comme Nexter et Arquus pour le terrestre, Airbus, SAFRAN ou Dassault pour l’aéronautique, Thales et Sagem pour l’électronique, Naval Group pour le naval, MBDA pour les missiles ou encore Eurenco pour les matériaux explosifs... Leurs activités sont sous la maîtrise d’œuvre de la Direction Générale de l’Armement (DGA) qui assure le suivi des programmes nationaux et la cohérence stratégique des travaux de recherche et de développement.
Ce secteur tourne à plein régime et recrute. La France est devenue la deuxième exportatrice d’armement dans le monde grâce à une hausse de 47% de ses exportations entre 2019 et 2023, due notamment à la vente des avions de combat Rafale. Chaque Rafale se vend environ 80 millions d’euros, au grand profit de Dassault Aviation qui recrute à tour de bras pour honorer la hausse des commandes. A l’usine Dassault de Martignas, en Gironde, un bâtiment de 3 000 m² est ainsi sorti de terre il y a deux mois afin de doubler la cadence de production de 20 à 40 avions par an.
Dans ce palmarès, la France a bénéficié de la rétrogradation de la Russie en 3ème position. Celle-ci a en effet dû concentrer ses capacités de production militaires pour la guerre en Ukraine, d’où une chute de ses exportations de 53% en 4 ans. La France pourrait aussi facilement augmenter ses capacités militaires si elle concentrait sa production pour ses propres besoins au lieu de privilégier des exportations, très rentables, à des régimes pourtant peu fréquentables.
Même si Renault a déjà produit des chars lors de la première guerre mondiale ou des obus pour l’Allemagne lors de la seconde, il n’y a aucune nécessité industrielle pour que le groupe automobile se mette à produire des drones ou n’importe quel type d’armement. Le complexe militaro-industriel français est déjà suffisamment capacitaire pour cela.
Dans le passé, Renault a aussi produit des autobus, des tracteurs ou des machines-outils. Si le constructeur automobile voulait vraiment se diversifier, il pourrait se tourner vers d’autres biens plus utiles, comme cela a été le cas lors du Covid en fabriquant des respirateurs artificiels et des masques. Il suffit d’y mettre les moyens.
De la guerre défensive à la guerre tout court
Cette hausse des budgets miliaires est présentée comme une nécessité pour éviter la guerre, ou son extension, et garantir la paix, selon la formule répétée à l'envi « si tu veux la paix, prépare la guerre ». Mais cet adage a-t-il déjà fonctionné ?
La hausse des budgets miliaires n’a en fait jamais débouché sur la paix. Au contraire, les deux guerres mondiales du XXe siècle ont été précédées par un réarmement massif. La théorie de la dissuasion par l’arme nucléaire n’a pas empêché non plus, depuis le bombardement d’Hiroshima, la permanence dans le monde de guerres dites « traditionnelles » tout aussi meurtrières.
Aujourd’hui, la paix en Europe serait menacée par l’expansionnisme russe. La France et l’Union européenne seraient donc dans une position défensive. Un point de vue très subjectif. Le sujet de la guerre défensive a déjà fait débat dans le passé. Jean Jaurès, par exemple, le célèbre député socialiste du début du XXe siècle, approuvait la nécessité des « guerres défensives » et leur nécessité quand tous les efforts en faveur de la paix avaient été épuisés [1].
Mais « Qu’est-ce en fait qu’une guerre défensive ? Qui va décider qu’elle appartient à l’une ou à l’autre catégorie ? » lui répondait Rosa Luxembourg, une des dirigeantes du parti Social-Démocrate allemand de l'époque [2]. Celle-ci prenait pour exemple la guerre de 1870. En pleine tension entre les deux principales puissances européennes, la France de Napoléon III avait déclaré la guerre à la Prusse de Bismarck (devenue depuis l’Allemagne) suite à la tentative de celle-ci de nommer un Prussien sur le trône d’Espagne. Et Rosa Luxembourg de poursuivre : « Du fait que Bismarck a poussé délibérément la France dans la guerre, la guerre de Napoléon III devrait, selon la formule de Jaurès, faire ligure de guerre « juste ». Mais, d’un point de vue socialiste, aucune des deux parties n’avait dans cette guerre le droit de son côté. Cette guerre était le produit aussi bien de la politique criminelle de Napoléon que des calculs et des plans de l’Allemagne menée par le sang et le fer. »
Comme Napoléon III voyait la France encerclée par une Espagne aux mains de la Prusse, Vladimir Poutine a justifié l’invasion de l’Ukraine par l’encerclement de la Russie par les pays de l’Otan. Chaque camp s’estime ainsi être dans une position défensive. Quant à la frontière entre défense et attaque, l’Union européenne est passée très vite de l’envoi d’armes dites « défensives » à des armes de plus en plus « offensives » qui servent notamment à bombarder le territoire russe, et plus seulement à défendre le territoire ukrainien.
Il faut stopper cette guerre fratricide. Notre solidarité va bien-sûr au peuple ukrainien en butte à l’invasion russe qui a commencée en mars 2014 par celle de la Crimée et d’une partie du Donbass. Mais elle va aussi aux centaines de milliers de russes enrôlés sous l’uniforme, dont une grande partie sont des anciens conscrits ou des « volontaires » attirés par la promesse de meilleurs salaires, et utilisés comme chair à canon pour servir les intérêts de la bourgeoisie russe. « Les travailleurs n’ont pas de patrie » proclamaient Karl Marx et Friedrich Engels en 1848. Cette solidarité de classe ne doit pas se résumer à une posture.
Si tu veux la paix, prépare la révolution
Cette hausse de la conflictualité se déroule dans le cadre d'une nouvelle crise du capitalisme. Dans les pays occidentaux où il est né et s’est d’abord développé, la baisse des taux de profit des années 1970, cette tendance congénitale au système capitaliste décrite par Karl Marx, a pu un moment être combattue par la mondialisation. Mais les délocalisations dans les pays à faible coût de main d’œuvre se sont retournées contre leurs instigateurs et ont donné naissance à de sérieux concurrents, à l’instar de la Chine. Les tenants du libre-échange se sont soudain convertis au protectionnisme. Une guerre tarifaire, si chère à Donald Trump, qui pourrait déboucher sur une guerre tout court.
L’agressivité des capitalistes et des États à leur service s’accroit avec la crise. L’Ukraine et le peuple ukrainien sont ainsi les victimes de la rivalité entre la Russie de Poutine et les pays de l’Otan, France et États-Unis compris. Depuis la chute de l’URSS en 1991, chaque camp a cherché à accroitre sa zone d’influence parmi les anciens pays du bloc de l’Est libérés de la tutelle soviétique. Chacun cherche à convaincre que c’est l’autre l’agresseur. L’information est partout sous contrôle et au service de ce leitmotiv. Mais les agresseurs sont dans les deux camps.
Dans bon nombre de conflits, il est illusoire de chercher à savoir « qui a commencé ». La concurrence, la guerre commerciale, économique et politique commencent toujours bien avant que les armes parlent. En cas de conflit entre les États-Unis et la Chine par exemple, pourra-t-on désigner qui a commencé à marcher sur les plates-bandes de l'autre ? Même en période paix, chaque bourgeoisie nationale cherche à étendre sa zone d’influence, quitte à utiliser les moyens les plus déloyaux et illégaux. « La guerre n'est que le prolongement de la politique par d'autres moyens » a écrit le général prussien Carl Von Clausewitz au sortir des guerres napoléoniennes qui firent des millions de morts en Europe.
Certes, nous n’en sommes aujourd’hui qu’aux prémices d’une possible marche à la guerre. Cela dit, on voit se mettre en place une logique de plus en plus irrésistible, des blocs se constituer, les tensions augmenter, des gouvernements de plus en plus autoritaires et bellicistes se constituer.
Donald Trump a renommé le ministère de la défense des États-Unis « ministère de la guerre ». Il déploie toute une armada militaire aux larges des côtes du Venezuela et veut relancer les essais nucléaires. De son côté, la Russie vient de tester un nouveau drone sous-marin à propulsion et capacité nucléaire, baptisé Poséidon. En septembre 2025, pour commémorer la capitulation du Japon en 1945, la Chine s’est livrée à une démonstration de force lors de la plus grande parade militaire de son histoire sur la si mal nommée « avenue de la paix éternelle » à Pékin, en présence de Xi Jinping, de Vladimir Poutine et du nord-coréen Kim Jong Un. Chacun montre ses muscles.
La décision de Renault de produire de l’armement s’inscrit dans ce contexte de réarmement général [3]. « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage » disait Jean Jaurès. Si nous voulons la paix, ce n’est pas de fabriquer des armes nous avons besoin actuellement. Mais de changer de système.
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[1] « Toute guerre est criminelle si elle n’est pas manifestement défensive ; et elle n’est manifestement et certainement défensive que si le gouvernement du pays propose au gouvernement étranger avec lequel il est en conflit de régler le conflit par un arbitrage. » Jean Jaurès dans l’Armée nouvelle (1911).
[2] Voir « L’Armée nouvelle de Jean Jaurès » par Rosa Luxembourg sur le site marxists.org.
[3] Voir l’article « En 2024, le monde se réarme » sur le site revueconflits.com