Antananarivo (Madagascar) — Depuis le 17 octobre, le pays bruisse d’un espoir rare : celui d’un changement profond, porté par une jeunesse mobilisée et un peuple exaspéré par des décennies de promesses trahies. Pourtant, derrière l’élan populaire, un autre mouvement s’organise : celui de la récupération. Au-delà des politiciens de tous bords qui veulent leur part du gâteau dans ce nouveau régime, certaines figures de la société civile et une frange privilégiée de la jeunesse urbaine tentent d’imposer leur récit et leur contrôle sur la mobilisation. Au risque de vider cette révolte de sa substance révolutionnaire.
Un soulèvement inédit, une colère ancienne
La mobilisation qui a conduit à la chute de Rajoelina s’inscrit dans une colère sourde, accumulée depuis des décennies. Dans tout Madagascar, les délestages, la vie chère et l’injustice sociale nourrissaient un ressentiment amer : les pneus qui brûlent sont récurrents depuis des années, mais cette colère restait ponctuelle et en ce qui concerne Antananarivo, elle était limitée aux quartiers les plus périphériques et populaires (Itaosy, Tanjombato, Anosizato, Vontovorona,…) qui font rarement la une des journaux.
Tout commence le 17 septembre, lorsque trois conseillers municipaux, Clémence Raharinirina, Faniry Alban Rakotoarisoa et Lily Rafaralahy, descendent seuls dans la rue, lampes solaires au cou et bidons jaunes à la main. Deux jours après, alors que ces conseillers déposaient une demande d’autorisation pour manifester le jeudi 25 septembre, des forces de l’ordre les arrêtent. Les réseaux sociaux s’enflamment, et en quelques jours, la rue s’emplit. Plus d’une centaine de manifestations éclatent à travers le pays. La répression, brutale, fera entre 23 et 27 morts, selon les estimations.
Ce moment charnière pourrait ouvrir un débat collectif sur le futur du pays. Mais très vite, d’autres acteurs s’invitent à la table.
La société civile, ou l’ombre des bailleurs
ONG, associations, plateformes de coordination : à Madagascar, la « société civile » occupe depuis des années une position ambivalente. Officiellement, elle œuvre pour la justice sociale et l’inclusion. Dans les faits, elle dépend étroitement des financements de la coopération internationale — Union européenne, Nations Unies, USAID.
Cette dépendance financière se traduit souvent par un discours calibré : « bonne gouvernance », « redevabilité », « résilience ». Autant de mots d’ordre des bailleurs, vidés de leur sens par leur usage mécanique.
Surtout, cette société civile se revendique apolitique. « Neutre », dit-elle. Mais dans un pays rongé par les inégalités et la corruption, la neutralité revient souvent à choisir le camp du statu quo.
Certaines de ses figures les plus médiatisées, comme Marie-Christina Kolo, Mbolatiana Raveloaromisa ou Ketakandriana Rafitoson, incarnent ce paradoxe : « militantes » de la cause sociale, mais alliées déclarées des structures qui maintiennent la dépendance économique du pays. Toutes trois entretiennent des liens étroits avec les programmes occidentaux d’aide au développement. Caresser dans le sens du poil l’USAID, outil du soft-power étatsunien, peut surprendre de la part de personnes se revendiquant militantes ou activistes. Il est d’autant plus ironique, étant donné leur ancienneté aux postes de meilleures activistes du pays, qu’elles critiquent les dinosaures de la politique malgache, les inamovibles ou les rapaces en quête de seza[1].
Résultat : au lieu de porter la colère populaire, ces « activistes » servent souvent de courroie de transmission entre les aspirations de la jeunesse et les exigences rassurantes des bailleurs. Aujourd’hui, ce sont elles qui font le lien entre la Gen Z et le colonel Randrianirina, président de la Refondation de la République de Madagascar.
Une configuration qui risque d’orienter le mouvement populaire, révolutionnaire, vers une transition douce, libérale, acceptable pour les puissances étrangères — mais sans rupture réelle avec le passé. Alors que la rue demandait un fiovana rafitra[2], les personnes tuées l’auront-elles été en vain, pour un vulgaire réaménagement des consignes marketing ?
Ce trio de vedettes est régulièrement encensé. Les critiques à leur encontre sont rares, alors qu’il suffit de tendre un peu l’oreille pour constater qu’elles semblent avoir au moins autant de casseroles que les politiciens qu’elles prétendent vigoureusement combattre. Le peuple malgache n’est pas dupe quant aux velléités de sa classe politique. Il est temps d’ouvrir les yeux et de libérer la parole concernant les ambitions de ces activistes de salon.
Une jeunesse confisquée par les nepobabies et la diaspora
Main dans la main avec la société civile, celles et ceux que l’on désigne par jeunesse dorée regroupent les enfants de la classe élitaire du pays, ayant fréquenté ses meilleures écoles, diplômé-e-s des universités occidentales, et qui sont ensuite rentré-e-s au pays, ou pas. Alors que la majorité des nepobabies[3] malgaches sont extrêmement silencieux depuis le début des manifestations le 25 septembre, un petit groupe s’active fort et l’accaparement du collectif Gen Z par cette minorité est de plus en plus criant au fil des semaines.
Maîtriser la langue française est un atout indéniable pour passer sur TV5Monde, France 24 ou RFI, mais la Gen Z ne peut être décemment représentée par celles et ceux qui s’expriment dans un français sans faute, quasiment sans accent, et qu’on n’entend par ailleurs très rarement, voire jamais, parler malgache. Cela relève du bon sens.
Pendant ce temps, des figures populaires comme Mikolo, dont la verve et la force de mobilisation ont marqué les premiers jours du soulèvement, sont très peu entendues. Dans quel monde est-ce qu’un Elliot serait plus à même de représenter cette Gen Z que Mikolo ?
Cette appropriation symbolique ne doit rien au hasard. Elle s’appuie sur une longue tradition malgache : celle d’une élite urbaine s’arrogeant le droit de parler au nom du peuple, tout en veillant à ce que le changement reste sous contrôle. Ainsi, la petite-fille d’un magistrat (Océane Ranjeva), la fille d’un ministre (Irina Randriamandranto) ou les enfants d’un conseiller auprès du secrétariat d’État en charge des nouvelles villes (Audrey et Elliot Randriamandrato) monopolisent l’espace et s’imposent progressivement comme les visages du mouvement, porte-paroles d’une génération dont ils ne partagent ni la précarité ni les luttes quotidiennes.
Cette jeunesse aussi à l’aise à Tana qu’à Paris ne peut être le visage du collectif Gen Z Madagascar, et a fortiori celui de la jeunesse malgache qu’elle prétend défendre. La diaspora, quant à elle, a toute sa place dans ce combat pour un meilleur Madagascar : le pays a besoin de sa diaspora, celle qui est consciente de ses privilèges, qui sait se situer et qui peut apporter son expérience pour contribuer, entre autres, à la politisation de la société civile malgache. Mais Madagascar peut complètement se passer de la diaspora dépolitisée qui se limite à des élans culturels sans portée politique et qui s’invite dans la lutte comme si elle participait à un exercice d’image.
Une révolution à surveiller
La Gen Z a réussi à faire trembler un régime en moins d’un mois. Elle mérite mieux qu’une récupération. Elle a besoin de solidarité, de conscience politique, et surtout de vigilance face à celles et ceux qui, se présentant comme des allié-e-s, voient leur moment de gloire arriver.
La révolution malgache de 2025 n’a pas encore livré son visage définitif. Mais si elle devait être confisquée par les mêmes forces — ONG sous perfusion étrangère, « activistes » médiatiques, élite urbaine — elle pourrait bien finir en simple opération de rebranding politique.
Au nom de tous les jeunes non-connectés, de toutes les personnes qui ont cru et croient encore à l’importance de cette lutte : que chaque personne impliquée réfléchisse bien à sa place. D’où parlez-vous, et pour qui vous battez-vous ? A toutes les personnes citées dans ce texte : par pitié, ne nous volez pas notre révolution. Madagascar mérite bien mieux qu’un rafistolage superficiel. Madagascar a besoin de tous les Malgaches, oui, mais en ce qui vous concerne, merci de bien rester à votre place, arrêtez de vouloir sortir de votre zone de confort et de jouer aux Che Guevara en carton.
[1] Seza : littéralement « chaise », désigne tout poste dans la haute-fonction publique, que l’on cherche à obtenir puis à conserver.
[2] Fiovana rafitra : changement de système.
[3] Nepobabies : « fille ou fils de », une personne qui bénéficie des réseaux de ses parents pour sa carrière professionnelle.