Au printemps 2020, la colère grondait en nous. Pour ne pas qu'elle nous dévore, nous avons choisi de l'écrire. Nous avons choisi de nous écrire. De femme à femme. Nous nous sommes retrouvées quand cela a été possible. Et c'était la fête des mères. Et pour nous il est important de poser notre propre définition de ce mot "mère". Alors on a écrit depuis là. Et puis on a rassemblé nos textes. ça faisait 48 pages et c'est beaucoup. La brochure s'appelle "ce que je voulais vous dire..." ! On les a imprimées comme on a pu, avec nos ressources de mères sous le seuil de pauvreté ou pas loin. "Mère au foyer", "Mère de famille nombreuse", "mère isolée", "maman solo", derrière ces étiquettes, NOUS SOMMES.
Dans le sillage de l'appel à témoignages lancé par Mediapart, nous publions ici certains de ces textes.
Un an plus tard.
INTERDITS
Je vois des masques, des peurs, des regards courroucés ou fuyants.
Je vois des groupes d'ados collés serrés.
Et moi j'en pense quoi ? J'ai peur ou pas ? Peur de quoi ? D'être malade ou de désobéir ?
Je n'en sais rien.
Je ne crois pas qu'on protège la vie comme ça. Je ne vois pas la vie dans les rues ou chacun est masqué loin de l'autre avec ces sens de circulations et ces obligations partout. Ce qu'on protège c'est à peine la survie, la non-mort.
Je ne crois pas que la vie résiste à la désinfection, à l’extrême propreté.
La vie, elle est sale, pleine de fluides, sangs, salives, sécrétions, sueurs, larmes... Le début de la vie ce sont des cellules qui se mélangent. Des cellules de deux personnes différentes qui se mèlent.
Un enfant qui court, qui tombe qui s'écorche les genoux, qui pleure, qui se mouche, on essuie tout ça et roule. Qui lèche les poteaux dans la rue. Oui, aussi. Qui donne un bonbon déjà mâché à son copain... Oui, oui.
Vivre aussi c'est prendre le risque de mourir. Comment peut on conditionner chaque geste à l'idée de se protéger de la mort ?
Je me suis dit, alors je choisis la vie. Même si je ne sais pas je choisis la vie, parce que je ne peux pas envisager ça, je ne sais pas quand ça aura une fin, mais chaque jour de non vie est de trop.
Je ne sais pas si je peux.
Surtout je ne sais pas ou je peux.
Je ne peux pas aller pique niquer,
Je ne peux pas aller me soûler de sel, de soleil, de sable et de rire à la plage,
Interdits aux enfants vous auriez pu marquer.
J'ai mis mes pieds dans le sable, c'était si bon, mais ça ne pouvait pas durer. Ca n'avait pas le droit de durer.
Mon bambin a mis ses pieds dans l'eau. J'aurai pu rester des heures à contempler.
Vous m'en avez privée, 55 jours. Vous dites que magnanimement vous me le rendez. Mais ce n'est pas vrai. Vous le rendez aux rapides, aux valides, aux organisés. Pas à moi et mes enfants.
Vos lieux publics, sans toilettes, avec file d'attente, ou il ne faut pas toucher, me sont en fait toujours interdits. Ils excluent l'enfance, Ils excluent l'insouciance, la distraction, la légèreté.
Ne pas toucher.
Mes enfants ne peuvent toujours pas aller choisir des livres, courir au marché.
Vous rouvrez les coiffeurs, je n'y vais jamais.
Je peux aller acheter des vêtements, je n'y vais jamais.
Vous ne rouvrez pas les bibliothèques, pour de vrai. Avec des gants des masques et sans enfants.
Vous ne rouvrez pas les marchés pour de vrai. Masques recommandé, sens de circulation.
Vous ne rouvrez pas les plages pour de vrai. Interdit de s'asseoir, de pique niquer
Vous ne rouvrez pas les cafés, ni les activités sportives.
Vous ne me rendez rien de mes moments d'insouciance, de légèreté.
Vous ne rouvrez rien de ce qui est joyeux et gratuit.
Vous ne rouvrez rien de ce qui permet l'échange la convivialité.
Vous faites un monde interdit aux fragiles, aux fêlés, aux pas encore éduqués.
Vous faites un monde encore plus injuste et inégal.
Qu'est ce qui a changé ?
Je peux prendre ma voiture pour aller travailler... Je dois prendre ma voiture pour aller travailler.
Marie Carpentier