Grain de Sel (avatar)

Grain de Sel

http://www.decitre.fr/livres/quand-les-pylones-auront-des-feuilles-9791093554150.html

Abonné·e de Mediapart

64 Billets

11 Éditions

Billet de blog 2 avril 2010

Grain de Sel (avatar)

Grain de Sel

http://www.decitre.fr/livres/quand-les-pylones-auront-des-feuilles-9791093554150.html

Abonné·e de Mediapart

Jusqu'à la prochaine fois

C’est allongée sur le sol, toujours. Le dos à même le sable d’une dune ou l’herbe d’une clairière. Comme s’il n’y avait qu’au contact le plus étroit possible — talons, mollets, fesses, omoplates, tête et paumes des mains —, avec la surface de la terre que cela pouvait arriver. Offrir ton visage à la lumière

Grain de Sel (avatar)

Grain de Sel

http://www.decitre.fr/livres/quand-les-pylones-auront-des-feuilles-9791093554150.html

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
fond-ecran-ciel-nuageux

C’est allongée sur le sol, toujours. Le dos à même le sable d’une dune ou l’herbe d’une clairière. Comme s’il n’y avait qu’au contact le plus étroit possible — talons, mollets, fesses, omoplates, tête et paumes des mains —, avec la surface de la terre que cela pouvait arriver. Offrir ton visage à la lumière Dévisager le ciel longuement. Suivre passionnément la course des nuages. Laisser le soleil kaléidoscoper l’intérieur de tes paupières mi-closes : rouge, orangé, jaune, vert, violet... Sentir ton corps peser à peine sur le sol et, le temps d’un instant, presque toucher du doigt une sorte d’éternité. Ou, du moins, un vrai moment de réconciliation. Tout paraît clair. Limpide, même. On fait partie de ce monde. On est une parcelle de ce Tout. Et on découvre aussi qu’on le savait depuis toujours mais qu’on l’avait oublié. Brusquement, tous les « moi » qu’on a été retrouvent un dénominateur commun, une cohérence. Un peu comme ces ribambelles de silhouettes se donnant la main qu’on découpait jadis dans du papier avec des ciseaux à bouts ronds pour ne pas se blesser. Il n’y a pas forcément de progression logique, mais au moins, il y a une indéniable identité. Ça te soulage. Et là, soudain, étendue sur le sol de tout ton long et de tout ton abandon, quelque chose qui ressemblerait presque à une guérison.

Les périodes défilent : d’autres plages, d’autres dunes, d’autres clairières, d’autres forêts. D’autres voix aussi, d’autres présences, d’autres images, d’autres sons. Un pont en pierre sur la Loire. Une cour de récré. Un jardin croulant sous le chèvrefeuille. Un cimetière. Un café de la gare, quelque part dans le Midi. L’entrée du métro Abbesses. Une main sur ton épaule. Un banc au soleil dans le jardin des Boboli. Des éclats de voix. Une robe que tu as beaucoup portée et usée jusqu’à la corde que tu avais complètement oubliée depuis. Des escaliers. Un concert dans un square. Des petits mots tendres et un peu bêtes. Une embauche qui te ravit. Une route sous la pluie avec les essuie-glace qui grincent. Une silhouette vue de dos. La moleskine usée de la banquette d’une brasserie. Des larmes. Les boulevards des Maréchaux à hauteur de la Porte des Lilas. Un sourire. Un départ. Un éclat de rire. Le grain d’une peau. Tu laisses l’album tourner une à une ses pages sans avoir à intervenir. Tout s’enchaîne, se suit, se tresse, sans heurts, sans cris , sans chaos, comme un petit concerto qui n’aurait été écrit que pour toi seule et ne se jouerait que dans le silence de ta tête : la petite cantate de ta vie. Tu es réunie. Tu t’endors au soleil, apaisée comme jamais. Le soleil te caresse une joue. Tu es en vie.

Ce sera demain, dans une semaine, trois mois, un an, quelques jours ou quelques minutes. A nouveau quelque part la terre tremblera. Il y a aura des milliers de morts, de blessés, des corps déchiquetés qu’on n’arrivera pas à extraire des gravats. Ailleurs, des soldats tireront sur la foule. Une bombe explosera sur un marché à l’heure d’affluence. Ou bien ce sera la faim. Des enfants au regard trop fixe fouillant dans des décharges. Des torrents de boue. Des vents de sable. Des bras, des jambes, arrachés par des mines anti-personnel. Des innocents conduits au cachot pour le simple crime d’être opposants. Des femmes seront violées ou mutilées. On droguera des enfants avant de leur confier des sabres ou des mitraillettes et de leur dire d’y aller. On érigera des murs coiffés de barbelés électrifiés. Des parachutes dorés aux chiffres astronomiques continueront de s’envoler, des retraites-chapeau de s’empiler obscènement sur des têtes tandis que là-bas, le long du périphérique, des familles s’agglutineront dans des villages de carton. On continuera de vendre des armes de plus en plus sophistiquées pendant que des exclus mourront de froid au pied de buidings aux portes triplement renforcées. On torturera, humiliera, suppliciera. On lancera des missiles. On annoncera le nombre de civils tués et on parlera de victimes collatérales. On présentera ses excuses. On nommera une commission. On se réunira. On fera repentance. Ou pas. Et on recommencera.

Et soudain, à nouveau, tu auras envie de n’être pas là. Tu te diras que tu ne veux pas faire partie de ce monde là, qu’il n’a rien à voir avec toi. Tu te demanderas ce que tu peux bien faire là, ce qu’il peut y avoir de commun entre cette planète et toi. Tu auras le vertige, envie de vomir, envie de fuir, envie de mourir. Ce ne sera pas la première fois. A nouveau tu auras envie de sauter en marche. De couper le son. D’arracher du mur toutes les connexions. De ne plus rien avoir affaire avec tout ça. Mais une fois de plus, tu ne le feras pas. Tu continueras cahin-caha. Tu te lèveras, t’habilleras, te coifferas. Tu appelleras l’ascenseur. Tu diras bonjour à la dame. Tu ne lui demanderas pas s’il elle a une idée de ce qu’il y a dans le regard d’un cheval qu’on emmène à l’équarissage et qui le sait. Ni pourquoi les enfants affamés ont le ventre gonflé. Tu ne lui demanderas pas si elle sait ce que le mot « ténèbres » veut dire. Tu lui parlera seulement du temps qu’il fait. Tu ouvriras la boîte aux lettres. Ris haut et bouge la tête. Ce ne sera pas la première fois. Il fera doux pour la saison. Tu essaieras de faire claquer les talons pour convaincre que c’est un matin comme les autres. Tu écriras « la vie est belle » au rouge à lèvres sur leurs joues. Ris haut et bouge la tête. « Très bien, et toi ? » Tu ne seras pas en retard, tu vois, le bus est là.

Jusqu’à la prochaine fois.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.