
Elle a écarté le rideau de plastique semi-souple et est entrée. Là, un moment d’arrêt, le temps de balayer la terrasse du regard et de choisir la place à laquelle elle allait s’installer. Elle a alors marché à grandes enjambées un peu gauches, un sourire secret sur le visage. Elle s’est assise, a regardé longuement le ciel, a soupiré d’aise et sorti de son sac de cuir fauve un paquet de cigarettes Pall Mall et un briquet. Au serveur qui s’approchait elle a commandé un café…
— Qu’est ce que tu regardes comme ça ?
— Cette femme, là-bas, je suis sûre que je la connais…
— D’habitude, tu es physionomiste !
— Mais là, je ne sais pas. Pourtant son visage me dit quelque chose….
Veste de tweed dans les brun rouille, pantalon marron, chaussures impeccablement cirées et même cette écharpe de mousseline imprimée de tons ocres qu’elle joue à tripoter en tendant son visage vers le soleil renaissant de ce début de printemps.
Le serveur lui apporte son café. Elle échange quelques mots avec lui, sûrement le remercie ou parle du temps qu’il fait. Elle déballe le sucre qu’elle pose délicatement dans la cuiller avant de le tourner posément dans la tasse, allume une cigarette, aspire longuement la première bouffée… Et soudain ça y est.
Elle semblait habiter un banc du boulevard à hauteur de Corvisart. Ses affaires étaient entassées dans un caddie de supermarché à côté et elle y était souvent ratatinée sous une couverture de survie. La quarantaine, peut-être plus, peut-être moins. Manteau d’homme informe l’hiver, coupe-vent bleu roi au logo d’une marque de sport l’été, des vieilles baskets ouvertes aux pieds toute l’année. Un teint caramel pâle, probablement dû à des origines métissées, mais marqué de taches bleutées. Surtout, ce qui frappait, c’était son visage : lèvres fendues, gercées, et yeux gonflés, rougis, comme tuméfiés. Et par là-dessus la paille de fer de ses cheveux gris, crêpelés, en crinière indomptée. De grandes mains crasseuses, abîmées, mais fortes, qui s’agrippaient à ma manche : « Fumer ». Et je lui donnais deux ou trois cigarettes. « Manger ». Et je lui donnais 1 ou 2 euros. Jamais les deux à la fois, comme si la compassion elle-même devait toujours se fixer des limites implicites. Mais la règle était devenue tacite entre nous. Elle l’acceptait. « Fumer » ou « Manger », c’était devenu notre règle du jeu, matin et soir, lors de nos rencontres bi-quotidiennes du boulevard.
Du plus loin qu’elle me voyait arriver, elle se levait de son banc et piquait droit sur moi de sa démarche bizarre d’oiseau blessé. Impossible de lui échapper. Avec une régularité de métronome, elle fondait sur sa proie, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il fasse froid. Combien étions-nous ainsi dont elle connaissait les horaires et guettait les heures de passage ? Elle remerciait toujours d’un bref hochement de tête, sans un mot et repartait directement vers son banc. Puis reprenait sa vigie tandis que je m’engouffrais dans le métro. Cela a dû durer deux ans et quelques, jusqu’à ce que je perde ce boulot. Et quand je n’ai plus eu ce trajet à effectuer, ce rite a été, je le reconnais, un des premiers que j’ai oubliés. Et son existence même m’est sortie de la tête, quasi du jour au lendemain.
Elle boit son café à très petites gorgées. Elle trempe aussi ses lèvres dans le verre d’eau que le serveur lui a apporté en même temps que le café. Fourrage dans son sac. En sort un portable qu’elle pose sur la table. Le reprend. Le manipule. Le fait briller du revers de sa manche. Le repose. Allume une seconde cigarette. Les yeux mi-clos, elle tourne son visage vers le ciel pâle. Savoure l’instant. Puis presque brusquement, elle rassemble cigarettes, portable, briquet qu’elle range dans son sac, sort un porte-monnaie, dépose quelques pièces dans la coupelle et se lève. A grandes enjambées gauches toujours, elle se dirige vers la portière de plastique de la terrasse. Puis marque un temps d’arrêt.
Et là, soudain, elle se tourne droit vers moi et me sourit. Un long sourire complice et comme joyeux qui m’inonde. Elle se détourne. Soulève le pan translucide de la portière et disparaît à grands pas.
« Tu as vu ? Elle m’a souri ! Elle m’a reconnue et m’a souri ! » « Oui, j'ai vu....»
Quelque chose de léger comme une bulle. Le printemps peut-être… Le printemps, quand même, parfois !
© La femme blessée /Hebe B. ALioto / Hafedh Bouchiba (en haut)
© Michel Haas / La Femme en bleu (en bas)