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Billet de blog 3 novembre 2008

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Une page à tourner

Il y a des jours avec et des jours sans. Des moments où tu te sens soulagée et pleine d’une sensation toute neuve de liberté. Et des jours où tu ne sais plus que faire de toi, où tu erres, désorientée. Il y a des moments de presque euphorie et des moments de totale apathie, au cours desquels tu n’arrives même pas te lever, te doucher, ouvrir un livre, descendre à la boîte aux lettres

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Illustration 1
hopper-edward-automat-2601234 © Edward Hopper

Il y a des jours avec et des jours sans. Des moments où tu te sens soulagée et pleine d’une sensation toute neuve de liberté. Et des jours où tu ne sais plus que faire de toi, où tu erres, désorientée. Il y a des moments de presque euphorie et des moments de totale apathie, au cours desquels tu n’arrives même pas à te lever, te doucher, ouvrir un livre, descendre à la boîte aux lettres relever le courrier. Paralysée. Tu as passé des mois sans arriver à dormir et maintenant tu ne sais plus faire que ça. Tu te dis que cela doit être ça qu’on appelle « passage à vide ». Depuis le temps que tu te demandais….

Tes proches te disent que c’est normal, qu’il faut le temps de tourner la page. Ils te disent aussi que la vie, c’est comme la queue de lézards, que ça finit toujours par repousser. Ou que c’est comme la bicyclette, qu’un jour, on remonte en selle, et hop, la vie repart comme en 40. Mais tu sais qu’avant il faut le temps de coller des rustines partout où c’est crevé. Et chaque fois que tu te réveilles encore la nuit quasi en nage à « en » rêver, tu devines que cela prendra du temps, de réparer. Avant de pouvoir ne serait-ce qu’envisager pouvoir aller te « vendre » ailleurs. Tu te dis que cela a été une machine à détruire. Et qu’il y a des séquelles.

Côté argent, tu n’as pas le couteau sur la gorge pour le moment. C’est déjà ça. Tu le sais, tout le monde n’a pas cette chance-là. Tu sais aussi que ça ne durera pas. Mais pour le moment, le problème est ailleurs. Tu te rappelles qu’en italien, on ne dit pas « être » balayeur, instituteur, journaliste, fonctionnaire ou médecin mais « faire le » balayeur, l’instituteur, le journaliste, la fonctionnaire ou le médecin. En français, on ne « fait » que le clown ou la putain. Pour le reste, on est obligé d’ « être » ce que l’on « fait ». Et quand on ne fait plus rien…

Il y a ton âge aussi. D’un coup il te revient en pleine poire. Quand tu étais en mouvement, « en activité » comme ils disent à l’ANPE, bref dans ta vie d’avant, tu ne sentais pas le temps passer. Mais plus de 30 ans se sont écoulés depuis que tu ne t’es vue ainsi errer, écrire ou bouquiner dans les arrière-salles de café, te coucher au petit matin et te lever à des 9 heures passées. Et cette personne que tu étais il y a si longtemps n’est pas facile à reconnaître, ni à retrouver. Tu es dans l’entre-deux, trop vieille pour être demandeuse d’emploi, trop jeune pour être retraitée. Démerde-toi avec ça.

Le danger, tu le sais, c’est de se retrouver du jour au lendemain devenue la femme en gris bleuté, la voisine du 5e étage, l’ex-collègue de quelqu’un, ou sa voisine de palier. Alors un sursaut d’énergie te prend, tu te jettes sur le téléphone, tu multiplies les rendez-vous, les déjeuners, tu te lances dans un ménage à fond, tu cours les expos, tu arpentes les rues, les librairies, tu réimprimes ton CV, tu fais la queue à la poste, tu t’agites… puis tu rentres te coucher, épuisée. Tu te détestes. Et tu te détestes d’autant plus que tu sais que tu n’es pas la plus à plaindre. Et que t’attendrir sur son sort n’est certainement pas ce que tu as de mieux à faire. Tu as un peu honte. Tu n’aimes pas ça.

Ce n’est rien. Le plafond. La fenêtre. Les infos. Le chat. Du Hændel ou du Satie. Le quartier. L’appart’. Le présent. Le passé. Une nouvelle matière du temps qui passe. Les livres. Les nuages. Ce mot « cocooning », que tu as toujours détesté. Les rues. Le silence. Une nouvelle identité à apprivoiser. Le soir qui ne va plus tarder à tomber. Ton mari qui va rentrer. Une non-journée à raconter. Le grain des jours. Tu te dis que demain, tu iras dans les rues photographier l’herbe qui pousse entre les pavés, les surgeons qui jaillissent du tronc des arbres coupés, la vie qui s’obstine, s’accroche, repousse, vaille que vaille, coûte que coûte… Et immédiatement après tu te dis à quoi bon ? Tu te fais couler un bain, et tu restes dedans, longtemps.
Ça va passer et tu le sais.

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