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Billet de blog 5 juin 2009

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Elles marchaient devant moi en se tenant par le bras. Au bas mot 160 printemps à elles deux. Toutes deux portaient ces sortes d’imperméables légers qu’elles nomment « gabardines » et utilisent souvent comme manteaux l’été : l’une en bleu marine, l’autre en mastic. Cheveux blancs pour l’une, relevés en chignon et retenus sur les côtés par deux petits peignes façon écaille

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Illustration 1
traffic © EMLO

Elles marchaient devant moi en se tenant par le bras. Au bas mot 160 printemps à elles deux. Toutes deux portaient ces sortes d’imperméables légers qu’elles nomment « gabardines » et utilisent souvent comme manteaux l’été : l’une en bleu marine, l’autre en mastic. Cheveux blancs pour l’une, relevés en chignon et retenus sur les côtés par deux petits peignes façon écaille. L’autre, ondulations fraîchement mises en plis de ce beige tirant sur le rosé souvent utilisé pour évoquer une blondeur passée. Toutes les deux, ces chaussures lacées en textile tricoté qu’on trouve sûrement au rayon « pieds sensibles » et dans lesquelles elles semblent à l’aise pour marcher.

Elles venaient apparemment de faire des emplettes et portaient chacune un sac plastique marqué « Damart » en plus de leur sac à main soigneusement serré sous le bras. Elles devisaient gaiement, s’arrêtant tous les deux ou trois mètres pour mieux s’écouter l’une l’autre, et semblaient s’amuser franchement. Deux gamines.


Autour, la plus banale des cohues de fin d’après-midi : employés pressés, enfants sortant de classe, mères à poussettes, cadres de banques quittant leurs bureaux, groupes de copines léchant les vitrines, adolescents en rollers, piétons de tous âges et des deux sexes, solitaires ou en groupes, avec au-delà de la frontière du trottoir, la circulation automobile, les couloirs de bus encombrés de Vélib’, les feux rouges, les klaxons, les taxis, une vague sirène de police dans le lointain, bref, le charivari quotidien de n’importe quel quartier parisien.


Nos deux amies semblaient loin de tout ça, tout absorbées qu’elles étaient par leur conversation animée. Dans leur bulle. Au moment où je m’approchais d’elles, juste avant que j’arrive à leur hauteur, la bleue a lâché le bras de sa copine en beige et s’est arrêtée net, tournée vers elle, l’écoutant de toutes ses oreilles. L’autre s’est immobilisée elle aussi tout en continuant à parler. Petit moment suspendu hors du temps. Puis la bleue a donné un petit coup taquin sur le bras de sa copine. Une bourrade. Trois fois rien. Et au moment exact où je les dépassais, je l’ai distinctement entendue lui lâcher sur un ton faussement offusqué un « Menteuse, va ! » plein de tendresse amusée.

Alors toutes deux ont éclaté de rire. Et elles riaient, et elles riaient, pouffant et pouffant encore, se retenant l’une à l’autre pour ne pas tomber. Désormais plusieurs mètre devant elles, je n’ai pu m’empêcher de me retourner. Elles s’étaient reprises et avaient recommencé leur pérégrination de fourmis en silence, un irrépressible sourire flottant encore sur le visage. C’était du bonheur, du vrai. Et je n’ai jamais rien vu qui ressemblait autant à de l’amitié et de la complicité partagée. Ce jour-là, je m’étais dit : « bon, finalement, si c’est ça, vieillir, ça va aller ». Depuis, j’essaie de ne pas oublier. Méthode Coué...

© Hans Baldung (1484-1545). Les Sept âges de la vie

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