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Billet de blog 10 août 2009

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Des planètes différentes

Edmond, c’est un poème. L’archétype du vieux garçon. C’est notre voisin en Normandie. Comme on s’est rendu service mutuellement lors de petits incidents de la vie (serrure coincée, batterie à plat, inondation en pleine nuit), on est devenus « amis ». Depuis, chaque année, on s’invite à boire un verre et parler de choses et d’autres.

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Illustration 1
planetes

Edmond, c’est un poème. L’archétype du vieux garçon. C’est notre voisin en Normandie. Comme on s’est rendu service mutuellement lors de petits incidents de la vie (serrure coincée, batterie à plat, inondation en pleine nuit), on est devenus « amis ». Depuis, chaque année, on s’invite à boire un verre et parler de choses et d’autres. Jamais politique : pour lui, la gauche, la droite, à vrai dire, il y a du bon et du mauvais des deux côtés et il ne se sent guère concerné. En fait, c’est Edmond qui parle. Impossible de commencer une phrase avec lui.

Même moi, ce qui ne lasse pas de réjouir mon mari. Et je ne parle pas de la finir ! Tout se passe un peu comme si tout le reste de l’année, il n’avait personne à qui parler et était contraint au silence. Pourtant, il évoque souvent ses amis qui ceci, son amie qui cela, ou tels ou tels autres amis avec qui... Edmond a beaucoup de « vieilles amies ». Il ne s’est jamais marié. Il dit qu’il s’est toujours senti mieux ainsi. Il dit que jamais il ne s’ennuie. Quand il doit venir boire l’apéritif vers sept heures, sept heures et demie, il est là à sept et quart et on sait qu’on en a jusqu’à onze heures-minuit. Quand c’est nous qui sommes invités, on essuie bien nos pieds avant de rentrer. Lui-même époussette ses sandales avec une balayette une fois passée l’épreuve du paillasson. Et il se déchausse avant d’ouvrir la porte de la salle à manger.

Edmond est très gentil. Bien élevé. Courtois. Cultivé. Il aime rendre service. Il aime apporter de petits présents dont on ne sait pas bien quoi faire : une petite barre en bois qu’il a bricolée de ses mains pour maintenir la fenêtre ouverte et dont on n’a jamais compris comment ça marchait. Un sachet de varech japonais, si délicieux dans les salades. Un petit tapis qui ne va avec rien chez lui. Chez nous non plus, mais on a dit un grand merci. Et on le ressort de sous le lit chaque fois qu’il doit passer. On sait tout de lui : un père militaire mort très jeune, un métier d’ingénieur dans lequel il n’a pas réussi comme il aurait dû, l’amertume, la pré-retraite à 57 ans parce que la boîte déménageait dans le Midi, une mère impotente dont il s’est beaucoup occupé, disparue depuis quelques années. On sait tout de ses souffrances, de ses esquarres, de l’évolution de sa maladie et de la haine sans bornes qu’ Edmond voue aux médecins depuis.

Edmond a tout son temps libre. Il va et vient entre Meudon, où il habite, et son petit appartement de Normandie. Une fois tous les deux ans, il s’offre un voyage organisé aussi : le Tchéquie, la Hongrie, la Grèce, Pompéi… Il fait des vidéos qu’il montre ensuite à « ses amis ». Il rapporte aussi des livres sur chaque pays visité et les feuillette ensuite, quand il est ici. Car Edmond ne va jamais à la plage. La mer, il l’aperçoit un peu de son balcon riquiqui et ça lui suffit. Il bricole. Il fait son ménage. Il écoute de l’opéra le soir sur Radio Courtoisie. Et il l’enregistre sur des K7 pour se les réécouter ensuite « avec des amis ». Il visite des appartements-témoins pour rêver à d’autres vies. Il parcourt les petites routes de l’arrière-pays pour admirer les points de vue. Il conduit sec, Edmond. Il ne craint ni les à-coups ni les dépassements de vitesse. C’est la troisième voiture qu’on lui connaît depuis qu’on l’a rencontré. Et s’il y a une profession qu’il déteste au moins autant que celle des médecins, ce sont les garagistes, ces voleurs.

Cette année, Edmond a insisté. Cette fois, c’est à dîner qu’il voulait nous inviter. Je ne sais plus de quoi il voulait nous remercier, peut-être simplement d’exister. On a eu beau décliner — ne vous donnez pas tout ce mal, un verre suffira —, on n’a pas pu y échapper. On a acheté une bonne bouteille de vin, une tarte aux pommes qu’ici on nomme un « bourdin », on s’est bien récurés, époussetés, on a pris notre souffle et on a traversé le palier. Et c’était parti pour la soirée. Les verres de cristal longuement essuyés une fois sortis du buffet. Vérifiés à la lumière. Puis ré-essuyés. Apéritifs variés, cacahuètes, olives et crackitos à profusion. Du Bizet et du Verdi pré-enregistré sur Radio Courtoisie. Les parasols sur le balcon à orienter et ré-orienter au fur et à mesure de la soirée pour ne pas avoir le soleil dans l’œil ni surtout que les meubles risquent d’être décolorés. L’heure de passer à table ? Pourquoi pas… On change de verres ? Non, ce n’est pas la peine. Mais si. A nouveau, le buffet, le torchon à carreaux brodé. Ah, j’ai oublié les porte-couteaux… Edmond et nous, c’est le jour et la nuit.

Cinq heures plus tard, on retraversait le palier et on mettait notre clé dans la serrure. Parler à voix basse. Souffler sans faire de bruit. Rire bouche fermée. Récapituler : tranche de surimi roulée fourrée de macédoine de légumes avec un demi-cornichon pour orner, râclette (en Normandie ? Mais oui ! Depuis le temps que l’appareil n’a pas servi) avec Bonbel, pommes de terre en robe des champs, œufs durs et jambon de Paris, camembert pasteurisé, notre tarte bourdin, Ricoré. Mon mari a trop mangé : sa façon à lui de lutter contre l’ennui. J’ai été trois ou quatre fois sur le balcon allumer une cigarette en refermant bien la baie vitrée pour ne pas enfumer. Et surtout, surtout, après le dîner, le clou de la soirée : une vidéo de 120 minutes : la Tchéquie 2005 et Pompéi 2007. Non stop. L’année prochaine, on aura droit à la Grèce et la Hongrie. Promis. Edmond est ravi. Il a passé une bonne soirée. Et finalement, même si on a vécu de longs moments dans un sentiment de totale irréalité, à se demander ce que diable on pouvait bien faire ici et combien de temps ça allait durer, finalement, nous aussi.

Edmond est notre ami. C’est chaque fois un peu plus qu’il nous attendrit.

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