C’est les trois notes acidulées prévenant de l’arrivée d’un SMS qui vous sortent de votre stupeur alors que vous êtes échouée sur une borne dans un parking d’hôpital. Puis une ribambelle d’autres. « On pense à vous ! » « Koman va-t-il ? » « Avec toi ! » Ils se sont souvenus de la date. Ils sont là. Vous allumez une cigarette, remontez votre col, vous levez, un peu engourdie. Le jour commence à tomber. Un dernier tour dans les couloirs livides où vos pas résonnent. Un baiser sur un front assoupi. Vous rentrez chez vous en somnambule, donnez à manger au chat qui se frotte dans vos jambes, l’air inquiet, et le téléphone sonne. Il sonnera plus d’une demi-douzaine de fois. La famille, bien sûr. Mais pas que. « On est là. Si tu veux passer… » Mais vous déclinez. Vous mettez du Satie, vous allongez sur le canapé, fixez longuement le plafond parce que c’est la seule manière que vous connaissez de prier et le chat vient se blottir, rassuré.
Plus tard, vous allumez l’ordinateur, et là aussi, vous trouvez des messages de soutien, des pensées, de l’amitié. D’ici et d'ailleurs. De proches, d’amis parfois pas vus depuis longtemps, et même de gens que vous n’avez à vrai dire jamais rencontrés pour de vrai. Toutes ces ondes vous parviennent, vous réchauffent, le sang se remet à couler dans vos veines, et déjà vous savez que vous allez continuer à vous battre, et à espérer. Vous feuilletez des souvenirs derrière vos paupières. Vous projetez quelques images sur l’écran vide de vos pensées. Puis vous finissez par vous endormir, épuisée. Mais dans le noir opaque de vos rêves, vous sentez luire une multitude de petites fenêtres allumées.
C’est J. ou A. Comme ils sont tous deux médecins de formation, ils assurent une quasi-permanence, venant fidèlement aux nouvelles après chaque rendez-vous d’examen ou de consultation. Ils traduisent le moindre terme. Se font lire les compte-rendu. Font des recherches. Se renseignent sur tout ce qui existe comme traitements. Expliquent tout patiemment : les enjeux, le mécanisme, les effets secondaires éventuels, le pourquoi d’une randomisation dans le cadre des connaissances actuelles. Vous pouvez les joindre même le week-end, en cas de panique ou s’il y a du nouveau. Pour vous, ils sont disponibles immédiatement, calmes, sûrs, attentifs, rassurants. Vous vous dites que ça n’a pas de prix. Vous leur dites merci. Ils éludent en souriant : « C’est normal ! »
C’est E. qui insiste, qui veut vous emmener déjeuner : « Allez, viens, ça te changera les idées ! » Et surprise, elle finit par y arriver : non seulement à vous emmener déjeuner mais aussi à vous faire passer un vrai bon moment et à vous faire éclater de rire franchement. C’est le printemps qui finit par montrer le bout de son nez. Un frémissement dans l’air. Puis c’est P. et N. qui vous invitent à passer quelques jours dans leur campagne : « Pas le bout du monde, quand même ! » Une maison pleine d’animaux et de rires d’enfants. Des verres qu’on entrechoque en se souhaitant le meilleur. Des sourires. Des chemins creux. Du feu de bois dans la cheminée. Un rouge-gorge qui vient becqueter les miettes du petit-déjeuner. Une sorte de répit qui a le goût du bonheur. Et une petite chambre mansardée où vous vous endormez, apaisée dans la nuit noire, comme si le sommeil et vous ne vous étiez jamais fait d’infidélités.
C’est quelque chose comme une pause. Une trêve. Peut-être juste un cessez-le-feu provisoire mais vous vous en foutez. Vous comptez juste en profiter. Au jour le jour. A l'heure l'heure. A la minute près. Au petit matin, il vous arrive de vous lever et de vous planter devant la fenêtre pour surprendre la beauté du monde avant qu’il ne se soit ébroué et fardé les yeux pour vous séduire. Le parquet brille sous la lune. La ville respire autour de vous. L’appartement assoupi prend des airs de théâtre désaffecté dans lequel aucun contour ne vous est plus familier. Vous appuyez votre front contre la vitre et vous amusez à souffler pour former un petit rond de buée. Puis vous dessinez un cœur avec votre doigt, comme quand vous étiez gamine. Votre pouls bat régulièrement, indéfectiblement, sans que vous n’ayez rien à lui demander. « Indéfectiblement », un mot que vous aimez, probablement à cause du poids de fidélité qu’il suggère. Le mois de mars est arrivé. Depuis toujours, votre mois préféré. Comme une sorte de couvercle qu’on enlèverait.
Alors vous retournez vers la chambre, en faisant bien attention de ne laisser aucune lame craquer. Les volutes du balcon se reflètent sur le plafond. L’homme et le chat ronflent doucement, emmêlés dans leurs rêves à eux. Vous les regardez longuement puis vous glissez entre les draps, à la place exacte et encore tiède que vous occupiez quelques minutes auparavant. Vous remontez haut la couette sous le menton. Le chat se love immédiatement contre vous et enfouit sa tête dans vos cheveux. La nuit reprend son ronronnement. Les lettres lumineuses du réveil indiquent qu’il est 4h44 exactement. Le petit jour pâle qui ne va plus tarder à filtrer au travers des rideaux aura une couleur d’abricot. Vous enfouissez votre visage dans l’oreiller et avez envie de dire merci. Oui, merci à vous tous d’exister. Puis vous vous rendormez.