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Billet de blog 17 septembre 2009

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Le bonheur en tête de gondole

« Ce serait un souvenir d'enfance. On l'achèterait pour presque rien, on l'achèverait dans une impasse.Ce serait le crépuscule, l'incendie de la fontaine. Ce serait dix heures du soir et la pluie jusqu'aux os, jusqu'aux fleurs blanches des os. Il ferait jour. Il ferait plus que jour... » Pierre Peuchmaurd (1948-2009)

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Illustration 1
©2009 Bettmann/Underwood & Underwood/Corbis

« Ce serait un souvenir d'enfance.

On l'achèterait pour presque rien, on l'achèverait dans une impasse.

Ce serait le crépuscule, l'incendie de la fontaine.

Ce serait dix heures du soir et la pluie jusqu'aux os,

jusqu'aux fleurs blanches des os.

Il ferait jour. Il ferait plus que jour... »

Pierre Peuchmaurd (1948-2009)

- « Alors on dirait qu'on serait grandes et qu'on aurait notre maison à nous, qu'on mangerait ce qui nous plaît et qu'on ferait ce qu'on voudrait à l'heure où on l'entend... »
- « Tu aurais un mari, toi ? Des enfants ? »
- « J'aurais plein de maris et plein d'enfants... Et plein d'amis aussi. Et toi ? »
- « Je sais pas. Oui, plein d'amis. Plein d'animaux aussi.... »
- « Tu ferais quoi comme métier ? »
- « Un mois, je travaillerais, un mois je travaillerais pas. On échangerait, toi et moi... Comme ça, il y aurait toujours une maman pour jouer avec les enfants, donner à manger aux animaux, ranger, mettre des fleurs dans la salle à manger.... »
- « D'accord.. Promis-juré ? »
- « Promis-juré-craché. Croix de bois, croix de fer...
- « Si je mens, je vais en enfer.... »

L'enfer. La marelle tracée à la craie sur le ciment de la cour avec le ciel et la terre de part et d'autre de la croix : 1, 2, 3, 4, 5, 6.... Une vieille boîte de Zan à la violette comme palet. Les grandes chaussettes en laine qui gratte remontées bien au ras des genoux couronnés. Le mercurochrome. La limonade. La Vache qui rit. La Pie qui chante. Le jour où l'on sort le mètre d'arpenteur pour mesurer la cour. Dansons la capucine. Les biscottes beurrées saupoudrées de cacao. La ciboulette du jardin dans les salades des dînettes. Les osselets. La table des multiplications. Le diabolo. 0 + 0 = la tête à Toto. La soupe au tapioca. Placid et Muzo. Les tables de multiplication. Les chefs-lieux de cantons. Les vermicelles en forme de lettres avec lesquels on écrit son nom sur le bord de l'assiette.

Et puis tout a passé très vite. Est venue l'heure des blouses bises avec les noms brodés en rouge sur la poitrine. L'heure de trimballer le Gaffiot dans son cartable accroché dans le dos. Mais le grand frère d'Une Telle qui est venu l'attendre à la sortie lundi vous a paru si beau. Les confidences. Les fous rires dans le préau. L'heure des terreurs, aussi, parce que les conjugaisons allemandes (verbe « sein », mais ich « bin » et non ich « seine ») vous paraîtront du chinois ou que la surveillante générale nous aura poursuivies lors d'une échappée belle où l'on aura fait semblant d'accompagner sa voisine à l'infirmerie. Une heure enfermées dans les toilettes, le cœur battant à rompre. A l'horizon de toutes les épouvantes : le conseil de discipline. Au firmament de toutes les envies : au moins le prix de bonne camaraderie. Le vert paradis...

A peine un peu plus tard, coup de tonnerre : l'heure déjà de se vêtir de noir et de marcher derrière un corbillard. Voir son nom écrit en toutes lettres sur le faire-part. Refus. Incompréhension. Déni. Continuer à mettre le même nombre d'assiettes le soir en mettant la table. Ne pas se faire à l'idée. Avoir l'impression qu'un meurtre a été commis. Et que personne ne répond aux questions. Si « ulcère » rime avec « cancer », il y a une raison ? Le contrat est signé : ça s'appellera « adolescence perturbée ». On ne sera pas les premières. Ni les dernières. Ni toi ni moi ne pouvions prévoir combien de plumes on allait y laisser. D'ailleurs nous n'aurons jamais le temps de les compter. Personne ne prévient jamais qu'un jour on aura dix ans de plus que son propre père. Ni encore moins qu'il était possible que de cadette, on puisse un jour passer aînée. Dans aucun programme ce genre de choses ne peut figurer.

Le sang des premières règles. Les lectures enfièvrées à la lueur de la lampe de chevet. La colère. La poésie. L'amitié. La liberté. L'impatience. L'envie d'y aller. Les jamais. Les toujours. Les héros. Les premières cigarettes. Les premiers baisers. Les rêves. Les secrets. « Tout l'avenir devant vous », ils ont dit. Justement, dehors, un vent nouveau souffle, qui parle d'espoir. Ça rit. Ça chante. Ça gronde. Ça crie. On va s'y engouffrer et se laisser porter... On va y croire. On va s'y réinventer. On va bien voir ce qu'on va voir. Les lendemains vont forcément chanter. On n'a pas peur d'y aller. Les trois coups sont frappés. Prêtes ? Partez ! Hâte de voir ce que ça va donner...

Il y avait des cernes mauves au creux de nos promesses. Il y avait les oiseaux bleus enfermés dans nos poitrines qui n'avaient pas eu le temps d'apprendre à voler et cognaient pour s'évader. Il y avait la peur de perdre. Et aussi celle de gagner. Il y avait cette marelle d'autrefois, sur laquelle il fallait avancer sans marcher sur les traits, et cette fois pour-du-vrai. Il a fallu apprendre à transiger. Il y a eu, surtout, le temps qui a passé, vertige d'heures, de minutes, de secondes, petite ritournelle implacable qui transforme le présent en passé. Rencontres. Voyages. Amitiés. Sourires. Lectures. Amours. Caresses. Larmes. Cris. Examens. Départs. Travail. Espoirs. Succès. Echecs. Rencontres. Luttes. Sourires. Deuils. Soleils. Pluies. Poèmes. Retours. Sourires. Larmes encore. Guérison, comme chaque fois, parce qu'il n'y a pas le choix...

Rien ne s'est passé comme nous l'avions décidé. Rien ne se passe jamais comme on l'a imaginé. Qui l'eut cru ? Aujourd'hui, il y a encore des guerres, des morts, des blessés. Des explosions. Des membres arrachés. Il y a même eu ce terme nouveau, « dégâts collatéraux », qu'ils ont inventé tout exprès. Il y a des gens qui meurent de froid, de faim ou de solitude, pas plus loin qu'en bas, au coin de la rue. Il y a des salariés qui perdent leur emploi, d'autres qui préfèrent se suicider que d'endurer ce que jour après jour ils ont à endurer. Il y a des tremblements de terre, des inondations, des incendies, des gens qui vont tout perdre et d'autres à qui cela va profiter. Il y a des gens qui haïssent d'autres gens uniquement parce qu'ils n'ont pas la même couleur de peau ou la même religion. Ce n'était pas le monde que nous voulions. C'est même le contraire de ce que nous voulions. Nous en sommes là. C'est là que nous en sommes. Pourtant nous avions dit « plus jamais ça ». Vous ne vous souvenez pas ?

Que s'est-il passé ? Qu'est ce qui n'a pas marché ? Qui a menti ? Qui a trahi qui ? Avons-nous tant changé ? Où et quand avons-nous démérité ? Le ciel de la marelle n'était-il qu'un conte de fées ? Les grands serments n'étaient-ils faits que pour se consumer avec les rêves au fond des cendriers ? Les promesses sont-elles restées gravées quelque part, au fond d'une malle dans un grenier ? Elles n'ont pas été tenues. Pourtant, pour la plupart, nous avons survécu. C'est dur à dire. Nous avons laissé faire ce qui s'est passé. Parfois même sans essayer de protester.

« Vinaigre », criions nous, pour faire s'accélérer la corde à sauter.
« Vinaigre ! » « Double vinaigre ! » Ça a été de plus en plus vite, de plus en plus haut, loin du ciment de la cour et des marronniers. Et puis un beau matin, on s'est réveillées. La marelle était effacée. Le sol était dur. Il fallait « faire avec », apprendre à continuer, y aller vaille que vaille. Bientôt, on ne saura plus faire le tri des priorités. On aura toujours des tonnes de lait sur le feu pour s'occuper. Et s'efforcer d'oublier. Le plus beau, c'est que ça finira par marcher. Sans s'en rendre compte, on sera passé de l'autre côté. Ça ne sert à rien d'autre, un agenda chargé.

Quoiqu'il en soit, aujourd'hui, je peux le jurer, croix de bois, croix de fer, cela n'a rien à voir avec ce qu'on nous avait vendu. L'avenir radieux prévu, auquel, bêtement, et c'est le pire, nous avions cru... Ce chaton de calendrier, papattes en rond dans sa corbeille. Ce caniche de celluloïd en tutu pailleté. Cette perruche enrubannée. Ce sucre d'orge de fête foraine. Cette carte postale ripolinée nous souhaitant de joyeuses fêtes année après année. Ce bidule qu'ils appelaient le « bonheur » et avaient placé en tête de gondole. Par quoi on s'est laissé bercer. La fable ne le dit pas, mais certaines des Belles au Bois dormant ne se sont jamais réveillées. Elles s'en étaient trop laissé conter. Un jour, l'avenir aussi appartient au passé. Mais il ne faut pas le répéter.

Il ne reste alors que de belles choses et de belles personnes pour vous réconcilier.

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