
Parfois, à une terrasse de café, on se remémore d'autres terrasses. Comme si, à l’instar de certains lieux comme les plages, les forêts d’automne ou certaines ruelles mal éclairées, les terrasses contenaient parfois toutes les autres terrasses qu’on a connues. En poupées russes, emboîtées les unes dans les autres, imbriquées à l’infini… J’étais à une terrasse récemment, très en avance lors d’un rendez-vous avec une amie. Avec comme toujours près de moi, un café, mon paquet de cigarettes, un briquet, un stylo, un carnet à spirale. Et comme toujours j’observais.
Deux jeunes types un peu barbus sans l’être vraiment comme c’est la mode en ce moment. Boucle d’oreille pour l’un, tatouage et crâne rasé pour l’autre. Apparemment, ils ne se connaissaient pas vraiment et se parlaient en se vouvoyant. L’objet du « deal » : une jeune chienne malinoise, craquante et joueuse, qui allait apparemment passer de mains en mains. Sur la table, entre eux deux, une boîte grand format de croquettes « spéciales chiots ». Conseils. Recommandations. Promesses de se tenir au courant. Echange de papiers, d’argent, de carnet de santé. Affaire bouclée.
Plus loin, deux habitués légèrement bedonnants qui parlaient tiercé et devaient en être à leur 3e ou 4e tournée de blancs. Une femme seule, entre deux âges, plongée dans un sudoku en sirotant un demi. Enfin, deux amoureux, très jeunes, qui s’embrassaient et s’embrassaient. A bouche que veux-tu, comme si leur vie en dépendait. Puis soudain, ils s’éloignaient l’un de l’autre et chacun se plongeait dans son smartphone, totalement absorbé. A peine s’ils se sont parlé pendant tout le temps que ça a duré. Ça m’a frappée. D’autant que je ne sais pas si vous avez remarqué, mais on voit de moins en moins d’amoureux se bécoter sur les bancs publics ou les terrasses des cafés. Seuls des teen-agers, cachés dans les arrière-salles des cafés à côté de leur lycée. Pour le reste, la mode a dû passer…
C’est alors que je me suis souvenu. C’était il y a une bonne douzaine d’années, près d’une gare, où j’étais venue accueillir des amis. En avance comme d’habitude. Il y a toujours une ambiance rare, dans les quartiers de gares. Et dans les bistrots alentour, un sentiment bizarre, comme de temps suspendu. Ils étaient là. Entièrement tournés l’un vers l’autre comme si rien d’autre n’existait. Des fils argentés dans les deux chevelures. Disons la cinquantaine passée. Peut-être même bien passée, lui surtout. Elle plutôt petite et un peu rousse, avec un profil fin et presque aigu d’oiseau inquiet. Lui très brun, très mince, air tendu, yeux transis. Deux vieux amoureux, à une terrasse de café, qui se regardaient et se regardaient. C'était devant une gare, quelque part et une petite valise à roulettes bleue était posée à côté d'eux.... Parfois l'un plaçait sa main sur la main de l'autre. Parfois c'était l'autre. Elle était en vert jade et lui en noir, et je vous prie de me croire, ces deux-là avaient l'air de s'aimer, ce qui s'appelle s'aimer.
Ils sont restés un temps très long à cette terrasse et le vent se levait. A un moment, la note que le garçon avait placée sous la soucoupe s'est envolée. D'une main preste, elle a essayé de l'attraper. J’ai vu qu’elle portait une alliance. Mais le ticket s'était envolé plus loin, vers la terrasse d'à côté. Il a souri et placé sa tête sur son épaule à elle, qui avait l'air plus désolée que ça ne le méritait. Le temps s'étirait. En face d'eux, il y avait la grande horloge de la gare. Et tous deux faisaient semblant de ne jamais la regarder. C'était l'éternité.
Mes amis sont arrivés. Embrassades, salutations, fête de se retrouver. Eux sont restés encore un peu assis là, à se dévorer des yeux. Puis ils se sont levés, se sont enlacés très serré, ont rapidement et presque violemment échangé un baiser. Et très vite, se sont séparés et chacun est parti de son côté. Elle vers la gare. Lui vers une probable place de parking. Mais tous deux d’une démarche à la fois ferme et chavirée. Je ne les ai jamais oubliés. Je me souviens de leur amour comme d’une promesse. Un message d’espoir. La passion n’a pas d’âge. Ni de papiers d’identité. Juste parfois les yeux gonflés.
Illustration: © Norvegiantrip / Aker Brygge and Castle