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Billet de blog 26 octobre 2011

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Ce mot-là

Je me souviens du jour où je l’ai entendu pour la première fois, ce mot-là. C’était au lycée, et une de mes camarades de classe nous a murmuré presque en secret que son père l’avait. Elle s’appelait Isabelle V. et faisait plutôt partie de notre bande de « dissipées ». Pourtant, depuis quelques temps, elle était plutôt calme et silencieuse. Parfois, elle avait même les yeux rouges et gonflés. Cela nous intimidait. Puis elle est restée absente plusieurs semaines. La prof principale nous a dit pourquoi. Et nous a demandé d’être tout spécialement gentilles avec elle quand elle rentrerait.

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Je me souviens du jour où je l’ai entendu pour la première fois, ce mot-là. C’était au lycée, et une de mes camarades de classe nous a murmuré presque en secret que son père l’avait. Elle s’appelait Isabelle V. et faisait plutôt partie de notre bande de « dissipées ». Pourtant, depuis quelques temps, elle était plutôt calme et silencieuse. Parfois, elle avait même les yeux rouges et gonflés. Cela nous intimidait. Puis elle est restée absente plusieurs semaines. La prof principale nous a dit pourquoi. Et nous a demandé d’être tout spécialement gentilles avec elle quand elle rentrerait.

Quelques mois plus tard, Papa, qui ne digérait plus rien depuis quelques semaines et se plaignait de douleurs abdominales, est rentré plus tôt que d’habitude, et chose encore plus rare, en même temps que Maman. Elle l’avait emmené passer des examens médicaux et tous deux, posément, ont tenu à nous expliquer. Papa souffrait d’ulcères à l’estomac. Et moi, comme une imbécile — on ne fait pas toujours dans la subtilité quand on a 11 ans — je me suis exclamée en frissonnant : « Oh, quel horrible mot ! Ulcère, ça ressemble à cancer… Je déteste ça ! »

En décembre de l’année suivante, Papa mourait. C’était bien un cancer qu’il avait. Mais ce mot-là, on ne le prononçait presque jamais, à l’époque. A peine si on le chuchotait. Aujourd’hui encore, il est courant de voir écrit « est mort des suites d’une longue maladie ». Périphrase qui ne trompe personne mais révèle quelque chose qui s’approche bien plus de la peur que de la simple pudeur. Comme si un halo de terreur ne pouvait manquer de l’envelopper. Comme s’il était l’autre nom de la Mort. Ou que celle-ci, si elle l’entendait distinctement articuler, risquait de fondre sur nous et d’emporter ceux et celles à qui on tenait.

Onze ans plus tard, j’étais à Florence où je m’étais offert quelques mois de Renaissance rien qu’à moi — mon petit Quattrocento personnel, en quelque sorte — quand c’est par un télégramme que j’ai appris que Maman devait être opérée d’urgence. Le sein. Je suis rentrée dare-dare, glacée. Et étais à son chevet dès le lendemain. Ce fut une dure épreuve mais elle en a réchappé. Rayons. Prothèse. Mais seulement une fausse alerte de récidive de l’autre côté douze ans après. Seul, le mot « tumeur » avait été prononcé.

Ensuite, ça n’a plus arrêté. Mon grand-père, mort à 87 ans certes, mais lui aussi de cette saloperie. Mathilde, ma meilleure amie, morte en 88. Poumons puis métastases au cerveau. La première de ma génération à être touchée. Des collègues. Des copains. Des amies. Certains s’en sont sortis, d’autres pas. Et puis, entre temps, un autre fléau était apparu, le sida, qui lui aussi a fait quelques morts de plus autour de moi. Ça n’arrêtait pas. En 2006, ce fut mon tour d’être opérée d’une « tumeur » mais trois semaines plus tard, on avait le résultat de la biopsie : le mot ne figurait pas dans le compte-rendu, si ce n’est précédé des trois lettres pré suivies d’un tiret. J’ai passé le relais à un amie quelques mois après. Elle, il n’y avait aucun doute, le mot était inscrit. Mais par chance, elle aussi s’en est sortie.

Enfin vint le tour de ma sœur. Elle est entrée à l’hôpital un 6 septembre et y est morte le 30 octobre. Oui, le jour de Halloween, elle qui aimait tant les bonbons et les contes de fées. Sein, poumons, os, cordes vocales tout était atteint. Et elle qui avait dit et répété qu’elle serait donneuse d’organes n’a rien pu donner. Saloperie de saloperie. Elle est morte quasi dans mes bras et on a eu le temps de tout se dire, mais jamais, je crois, je ne m’en remettrai.

Ça va, je m’étais dit. Ça suffit. J’ai déjà amplement donné. J’ai trop été traîner mes guêtres dans des services d’oncologie. Trop eu à marcher derrière des corbillards. Assisté à trop d’incinérations. Rendu visite à trop de gens très chers dans trop d’hôpitaux. Même si parfois, j’ai heureusement, eu l’occasion de sabrer le champagne quand ils s’en étaient sortis. J’ai fait ma part. J’ai payé ma dîme. Un lourd tribut, même, je trouve ! Alors bêtement, je m’étais dit que cette fois-ci c’était fini-n-i-ni. Que ce mot maudit ne reviendrait plus planer autour de moi. Qu’il ne s’en prendrait plus à un de mes proches. Basta.Terminé. Exonérée désormais. Je voulais. Je pensais. Je rêvais.

C’est il y a quelques semaines qu’on l’a appris. Une fois encore , l’horrible mot a frappé. Et il ne pouvait pas frapper plus près. Kyrielle d’examens. Circonscrit ? Pas circonscrit ? A commencé d’essaimer ? Pas commencé ? Et puis d’abord quel type c’est ? Dangereux ? Invasif ? Ou relativement bénin ? Suffira d’enlever ? Faudra-t-il de la chimio après ? Des rayons ? Tant de questions.

Et puis soudain l’horreur : se retrouver à chercher de vagues informations sur Internet et tomber sur des statistiques sombres… même si, à y regarder de plus près, effectuées sur une population de seulement trois ou quatre malades et qui plus est en 2003. « Ne jamais regarder des trucs comme ça », disent les copains qui s’y connaissent un peu. « Balancées comme ça. Juste pour que le chercheur puisse dire qu’il a publié ! » « Et les gens qui reçoivent ça en pleine poire sans personne à côté pour les accompagner ou même leur expliquer… » « Et puis, ça se trouve, ce n’est pas ça, et même si, entre temps, la médecine a forcément fait des progrès ! »

Bon. On a écouté les copains. On a décidé d’oublier ce qu’on a lu sur Internet l’autre matin. On va se battre. On va tenir. On va faire face. On l’aura. Même si c’est long, même si on a peur, parfois, même si c’est une horrible bataille à mener, on la mènera. Et on gagnera. On est armés pour ça. Vous nous avez bien regardés ? Ce n’est quand même pas une saloperie de mot qui va nous abattre !

Vade retro, ce mot-là !

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