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En 2020, le milliardaire de la tech Jeff Bezos a créé une fondation dotée de 10 milliards de dollars des États-Unis dédiée aux enjeux climatiques et environnementaux. Rapidement, cette fondation est devenue un acteur majeur de soutien au développement des marchés carbone comme solution au changement climatique. Il s’agit là d’une stratégie parfaitement alignée sur les ambitions de la principale entreprise de Bezos, Amazon, qui s’emploie activement à utiliser des crédits carbone issus de vastes plantations d’arbres pour compenser ses émissions en forte augmentation, dues à ses centres de données énergivores dédiés à l’IA. À travers sa fondation et son entreprise, Bezos alimente une course à l’accaparement des forêts, des terres agricoles et des zones littorales pour des projets carbone qui déplacent déjà des communautés et provoquent des conflits à travers le monde. Alors que Bezos et d’autres oligarques de la tech interviennent de plus en plus dans les politiques climatiques et alimentaires, il est urgent de porter une attention accrue aux conflits d’intérêts et aux très nombreux objectifs qui motivent leur philanthropie.
Depuis plus de vingt ans, le milliardaire Bill Gates occupe le devant de la scène de la philanthropie d’élite. Sa fondation a injecté des milliards dans des projets de recherche et développement agricoles à travers le monde, orientant l’essentiel de ces fonds vers la promotion de semences et d’animaux génétiquement modifiés, de pesticides et d’autres technologies. Pour un résultat bien mince, il est devenu la bête noire des mouvements luttant pour la souveraineté alimentaire, qui l’accusent de préparer le terrain à la mainmise des multinationales sur les systèmes locaux de semences et d’alimentation, en particulier en Afrique[1].
Un autre milliardaire issu de la tech, Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, a jusqu’à présent échappé à un tel examen critique. Nouveau venu dans le monde de la philanthropie, il y a fait une entrée fracassante en 2020, en promettant 10 milliards de dollars des États-Unis sur 10 ans pour s’attaquer aux enjeux climatiques et environnementaux, à travers une nouvelle fondation, le Fonds Bezos pour la Terre (Bezos Earth Fund). L’alimentation et l’agriculture figurent parmi les priorités des efforts philanthropiques de Jeff Bezos. Et, pour l’essentiel, il emprunte la même voie technosolutionniste que Gates. Le Bezos Earth Fund finance massivement les banques de semences gérées par le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR) et soutient la sélection de végétaux et d’animaux « compatibles avec le climat[2] ». Comme Gates, Bezos mise aussi sur les viandes de laboratoire comme solution climatique[3].
Mais une différence de taille sépare ces deux agro-philanthropes : tandis que Gates a coupé ses liens personnels avec Microsoft, Bezos reste profondément impliqué à la fois dans les activités d’Amazon et celles de sa fondation. Et cela semble peser sur les choix de financement de cette dernière.
Jeff Bezos demeure l’actionnaire principal d’Amazon, avec 8 % des parts, valorisées aujourd’hui à plus de 230 milliards de dollars[4]. Bien qu’il ait quitté son poste de PDG en 2021, il conserve la fonction de président exécutif et reste très impliqué dans de nombreux programmes de l’entreprise. Il préside également le Fonds Bezos (dans lequel sa nouvelle épouse occupe le poste de vice-présidente). En juillet 2025, il a nommé à la tête de la fondation l’un de ses plus proches collaborateurs, un ancien cadre supérieur d’Amazon apparemment sans expérience préalable dans la philanthropie ou l’environnement[5].
L’imbrication entre les structures ne se situe pas uniquement au niveau des personnes. Les agendas d’Amazon et du fonds Bezos se recoupent en particulier dans le domaine controversé de la promotion et du développement des marchés de crédits carbone.
Le dilemme carbone d’Amazon
Amazon proclame haut et fort son ambition d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2040. En 2019, l’entreprise a lancé une initiative baptisée The Pledge, réunissant 560 entreprises autour de cet objectif[6].
Pourtant, depuis, elle est allée dans le sens opposé. Selon ses propres chiffres, entre 2018 et 2024, ses émissions de gaz à effet de serre ont bondi de 53,6 %[7]. Si Amazon souligne une réduction de « l’intensité carbone » de ses activités, cette amélioration est éclipsée par la croissance de l’entreprise et l’usage accru de l’intelligence artificielle, très gourmande en énergie. Son activité de « cloud computing » est désormais plus importante et plus lucrative que le commerce en ligne. Amazon est aujourd’hui, et de loin, le plus grand pollueur climatique parmi les géants mondiaux de la tech[8].
Pour concilier croissance et objectifs de réduction des émissions, Amazon prévoit de compenser, ou selon ses propres termes, « neutraliser » celles de sa chaîne d’approvisionnement via des crédits carbone, principalement issus de plantations d’arbres ou de la préservation de forêts[9]. L’an dernier, Amazon a rejoint Walmart, Bayer et d’autres multinationales pour acheter pour 180 millions de dollars de crédits carbone à l’État brésilien du Pará. Ces crédits proviennent d’un programme appelé LEAF (Lowering Emissions by Accelerating Forest finance), lancé en 2021 avec les gouvernements étasunien, britannique et norvégien[10]. Cependant, le ministère public fédéral brésilien conteste aujourd’hui la validité de cette vente devant la justice[11].
Mais Amazon ne se contente pas d’acheter des crédits carbone. L’entreprise est aussi en train de mettre en place les infrastructures nécessaires à leur production. En 2024, elle a créé sa propre norme de certification carbone, ABACUS, pour ses projets de plantation d’arbres, et a lancé une plateforme d’échange de crédits carbone où ses fournisseurs peuvent acheter des crédits certifiés Amazon[12]. C’est la première fois qu’une multinationale prend une telle initiative. Elle collabore aussi directement avec des développeurs de projets de compensation pour appliquer sa norme ABACUS sur le terrain, dans les régions comme l’Ucayali et le Loreto, au Pérou[13].
Jamey Mulligan, responsable de la neutralité carbone chez Amazon, affirme qu’on assiste déjà à une évolution des crédits carbone, passant de ceux fondés sur la déforestation évitée, comme ceux soutenus par la LEAF Coalition, à des projets de « restauration par la plantation d’arbres » capables de retirer le carbone de l'atmosphère. Selon lui, ces projets de plantation d’arbres permettent une meilleure « intégrité » et devraient devenir la principale source de crédits carbone pour Amazon à l’horizon 2040[14]. Ce boom des projets de restauration est particulièrement visible dans le Sud global, où affluent de nombreux financements issus des géants de la tech. Cette ruée provoque toutefois des accaparements de terres et des conflits violents[15]. Or, pour atteindre une échelle suffisante qui réduirait significativement les émissions d’Amazon, la société aurait besoin de multiplier ce type de projets, ce qui exigerait des millions d’hectares supplémentaires.
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