Entre 1990 et 2017, 76 % des insectes ont disparu en Allemagne. Une baisse constante s’observe aussi partout dans le monde, notamment chez les pollinisateurs les plus emblématiques, les abeilles. Ainsi, en France elles « accusent des pertes de 25 à 30 % chaque hiver ». Et ce alors qu’elles contribuent pour 75 % à la production alimentaire mondiale à travers leur rôle dans la pollinisation. Or « les scientifiques s’accordent à attribuer un rôle non négligeable au déversement des milliers de tonnes de pesticides dans la nature » dans la disparition de nombreux insectes, dont les abeilles.
Parmi ces pesticides, les néonicotinoïdes sont des insecticides neurotoxiques qui s’attaquent au système nerveux des insectes et les désorientent, ce qui empêche par exemple les abeilles de retrouver leur ruche. Ces produits détériorent aussi le sperme des mâles d’où un effondrement des colonies. Plus largement, ils ont un impact néfaste sur d’autres pollinisateurs (bourdons, papillons…) et sur des espèces telles que les poissons. Ces substances sont en effet solubles dans l’eau et peuvent se retrouver dans des endroits inattendus, sans compter qu’ils ont une présence persistante. Autrement dit, on ne maîtrise pas leur impact.
Au vu des études sur le sujet, le gouvernement avait décidé d’interdire les néonicotinoïdes en 2018, mais les a réintroduit moins de deux ans plus tard pour les producteurs de betteraves. En contrepartie, il devait présenter un « plan pollinisateurs » avant la fin 2020. Son report à une date inconnue (il n’a pas encore été dévoilé fin avril 2021) montre le désintérêt du gouvernement pour cet enjeu pourtant crucial. Pendant ce temps, l’utilisation des pesticides et des insecticides continue de réduire la quantité de pollinisateurs, avec des conséquences désastreuses sur le court, moyen et long terme.
Une tribune publiée dans Le Monde le 15 avril 2021 intitulée « Cultures mellifères et pollinisateurs : "Écoutons la sagesse du terrain" » écrite par Christiane Lambert et Éric Lelong souhaite donner des conseils au gouvernement pour son « plan pollinisateurs » en proposant d’écouter « la sagesse du terrain » au lieu des études scientifiques. Christiane Lambert est « Présidente de la FNSEA ». Éric Lelong est présenté comme étant « Président de l'interprofession apicole Interapi », ce qui donne l’impression qu’il s’agit d’un représentant d’une tout autre structure. Pourtant M. Lelong est lui aussi membre de la FNSEA. Il est président de sa commission apicole, qui a par ailleurs construit un partenariat avec l’industriel agro-chimique Bayer. Les deux auteurs ne défendaient donc pas les abeilles et ce qu’elles apportent à l’agriculture mais des intérêts lucratifs privés. Leurs propos ont d’ailleurs été remis en cause dans une récente tribune publiés par de nombreux syndicats apicoles, membres d’Interapi.
Malgré ce biais fort, qui n’est pas entièrement explicité, la tribune reconnaît l’importance de transformer certaines pratiques agricoles pour protéger les pollinisateurs. Premièrement, elle évoque l’intérêt des haies et des jachères, alors que la FNSEA promouvait auparavant plutôt des modèles de monoculture. Deuxièmement, elle souligne aussi que « les périodes de disette des abeilles sont fréquentes entre les floraisons de grandes cultures (colza, tournesol…) ». Elle omet malheureusement de mentionner que ces disettes sont le résultat des monocultures en question, qui empêchent la présence et donc la floraison d’autres espèces. La tribune rappelle enfin que « En France, c’est 70 % des six mille espèces de plantes recensées, sauvages et cultivées, qui sont pollinisées par les insectes. […] Protéger et développer cette diversité d’espèces constitue donc un enjeu fort pour tous. ».
Alors même que les auteurs semblent vouloir « protéger » les pollinisateurs ils prônent en même temps l’utilisation de « traitements », sans spécifier lesquels. Mais les insecticides sont bien sûr concernés, et parmi eux les néonicotinoïdes. Ils écrivent : «Des solutions constructives et partagées naissent ainsi, par exemple en privilégiant des traitements de protection des plantes adaptés aux spécificités mellifères, en adaptant les calendriers de traitement et les dates de semis, [… ] ». La tribune fait donc mine de croire qu’on peut utiliser les traitements sans danger pourvu qu’on organise bien son calendrier. Or ces substances toxiques ne disparaissent pas par magie une fois les semis passés, un des problèmes principaux étant justement leur persistance dans l’environnement.
Pour mieux dénier toute validité aux travaux scientifiques, les auteurs proposent de s’en remettre seulement à « la sagesse du terrain ». Comme si la connaissance pouvait se construire sur la seule base de perceptions individuelles quotidiennes. Elles ont leur importance et sont sources de savoirs empiriques précieux mais ne peuvent constituer l’horizon indépassable de la connaissance. Encore moins quand n’est retenu de la « sagesse du terrain » que ce qui convient aux auteurs. La démarche de cette tribune est celle des « marchands de doute » qui s’assoient sur les travaux scientifiques et entreprennent de porter médiatiquement un discours stratégique, visant à brouiller nos connaissances pour mieux influencer la décision publique en faveur d’intérêts privés.
Au-delà des abeilles, le modèle défendu par cette tribune est en fait celui qui a été promu par la PAC, cette politique agricole commune qui a incité fortement les agriculteurs à suivre un modèle d’agriculture intensive, qui non seulement abîme gravement la nature mais qui en plus fragilise les agriculteurs eux-mêmes et qui menace la santé humaine par l’usage massif de pesticides. Un modèle qui accroît la dépendance des agriculteurs aux firmes productrices de semences et aux firmes d’agrochimie productrices de ces « traitements » vantés par la tribune. Un modèle qui favorise les productions de masse au bénéfice de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution. Un modèle enfin qui pousse à l’endettement à travers une logique d’agrandissement permanent des exploitations. Ce modèle, c’est un choix politique. Celui fait dans les années 1950 en Europe, dans un contexte de foi aveugle en la technique comme en la chimie et de non prise en compte de leurs impacts sur la santé et l’environnement.
Aujourd’hui, nous pouvons faire collectivement un autre choix politique et tourner la page d’un modèle nocif pour la santé, pour l’environnement et dans lequel la profession d’agriculteur est traversée d’un profond mal-être. Des alternatives existent, nombreuses, mais non soutenues par les pouvoirs publics. La réimplantation des haies supprimées à cause de la PAC, l’agro-foresterie, la permaculture, le remplacement des monocultures par l’association de plusieurs espèces afin de créer des synergies et d’éloigner certains insectes, la revivification de sols détruits par les pratiques intensives... les initiatives sont nombreuses et fonctionnent. Mais ces alternatives sont pour beaucoup gratuites ou quasi-gratuites et donc remettent en cause les intérêts de certains grands groupes (comme Bayer) qui produisent les néonicotinoïdes. Plus largement, le changement de modèle vers l’agro-écologie remet en cause les intérêts financiers de quelques-uns, déjà riches et qui ont plus accès aux médias que d’autres, en l’occurrence l’industrie agro-chimique et les représentants d’une agriculture industrielle.
Ce changement doit se faire collectivement et de même que la PAC a poussé l’agriculture vers le modèle dominant actuel, il faut que les pouvoirs publics accompagnent les agriculteurs pour sortir des difficultés dans lesquelles cette PAC les a mis. Nous devons changer les règles pour enfin prendre en compte les enjeux sanitaires pour les agriculteurs comme pour les consommateurs, les enjeux de préservation des sols et de l’eau, ceux de la biodiversité. Nous devons préserver les sols agricoles pour assurer notre sécurité alimentaire future plutôt que laisser l'artificialisation galoper. Nous devons faciliter la transmission des exploitations agricoles et enrayer la chute du nombre de paysans et paysannes. Nous devons aider les jeunes agriculteurs à s’installer. Nous devons prévoir des accompagnements dignes de ce nom pour permettre la transition vers d’autres modèles car le temps de transition en lui-même amène des situations compliquées pendant quelques années.
Ce qui se joue ici, c’est l’opposition entre d’une part les intérêts de l’agro-industrie et de l’agro-chimie, et d’autre part ceux de la société et du vivant. Les intérêts financiers des quelques-uns qui dominent le système et captent les profits ne peuvent servir de boussole à l’action publique, quel que soit le domaine et dans l’agriculture en particulier.
Il faut donc protéger les insectes pollinisateurs dont les abeilles, de façon plus efficace, contre les néonicotinoïdes mais pas seulement. Plus largement, nous avons besoin d’une vraie politique écologique et de justice sociale qui protège les insectes, les agriculteurs et les consommateurs et qui permette une transition vers un autre modèle d’agriculture, respectueux de l’humain et des écosystèmes. Il est temps d’agir.