Si elle est un pilier historique des revendications du mouvement ouvrier, en Belgique comme en Allemagne aujourd’hui, la revendication de réduction collective du temps de travail (RCTT) ne se pose plus vraiment dans les termes de sa baisse généralisée et interprofessionnelle, mais plutôt sous la forme d’un partage des emplois existants à l’échelle du secteur ou de l’entreprise. Depuis les décennies 1980 et 1990, cette stratégie syndicale défensive, développée dans un premier temps en Belgique par la CSC, vise, selon ses défenseurs, à lutter contre le chômage de manière « pragmatique », en avançant par étape : 1) négocier tout d’abord les mécanismes de ce partage des emplois disponibles (aussi dénommé « aménagement du temps de travail ») ; 2) converger, à plus long terme, vers une revendication offensive de réduction collective et généralisée du temps de travail. La FGTB a pour sa part toujours maintenu la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire dans les textes des congrès successifs. Par contre, dans la pratique, le syndicat socialiste a, comme nous le verrons par la suite, rejoint la CSC pour négocier des mesures d’aménagement ou de partage du temps de travail
Après 35 ans d’échec des politiques de lutte contre le chômage, cette stratégie en deux étapes mérite d’être questionnée. En effet, en favorisant la fragmentation du salariat et l’individualisation du rapport au temps salarié, les politiques de partage de l’emploi pourraient, plutôt que d’annoncer la résurrection de la RCTT, avoir définitivement scellé son cercueil. Au travers de la transformation de cette revendication du mouvement ouvrier et de la fragmentation actuelle des statuts du salariat, c’est aussi la capacité de l’acteur syndical à rester le représentant légitime du collectif de travail qui doit être interrogée.
Aux origines, le temps, c’est du salaire
Depuis la fin du 19e siècle, les forces sociales progressistes, principalement les syndicats, ont fait de la réduction du temps de travail un symbole de conquêtes ouvrières et de progrès social. Malgré quelques retours en arrière, elles sont non seulement parvenues à diminuer la durée du travail, mais aussi à se servir de cette revendication comme levier pour construire l’architecture sociale de nos États. En Belgique, en 1919, un mouvement de grève important naît dans les charbonnages et la métallurgie. Les syndicats réclament le doublement des salaires, la liberté d’association et la journée de 8 heures. Ce long conflit aboutira à la création d’une institution nouvelle, élément charnière du modèle social « à la belge » : les commissions paritaires. Le 3 avril 1919, le gouvernement belge installe, sur des bases paritaires, une Commission d’études pour la réduction de la durée du travail dans les usines sidérurgiques. Quinze jours plus tard, une Commission d’études pour la réduction de la journée du travail dans les mines voit également le jour. C’est donc à partir d’un conflit portant essentiellement sur la durée du travail que sont nées les commissions paritaires en Belgique. D’abord appliquées dans certains secteurs d’activité, la journée de 8 heures et la semaine de 48 heures seront étendues à tous par la loi du 14 juin 1921. Cette loi est l’aboutissement d’une lutte entamée 30 ans plus tôt, en 1890, sous la bannière des 3 x 8h. Cette avancée sociale est en partie contrebalancée par la généralisation des méthodes tayloriennes d’organisation du travail (augmentation des cadences) dans les entreprises belges à partir du milieu des années 1920. L’article 13 de cette loi résonne néanmoins comme une consécration pour le mouvement ouvrier : « La diminution de la durée du travail résultant de l’application de la présente loi ne peut, en aucun cas, entraîner une diminution du salaire » .
À lui seul, ce point exprime l’objectif principal qui guidera les luttes sociales sur le temps de travail jusque dans les années 1980 : un autre partage des gains de productivité entre capital et travail. En Europe de l’Ouest, la revendication de RCTT se construit sur trois dimensions principales : la réduction de la carrière par l’allongement de l’obligation scolaire et l’abaissement de l’âge de la retraite, la réduction du temps de travail annuel sous le double effet de la diminution de la durée hebdomadaire et de l’augmentation des congés payés, et enfin la maîtrise collective du temps de travail sous la forme d’un horaire constant à temps plein. Sans exagérer leur importance, on peut ainsi avancer que les réductions successives de la durée du travail sont un des éléments, avec les hausses salariales et le développement des systèmes de sécurité sociale, qui ont contribué à augmenter la part des salaires dans la distribution primaire de la richesse en Belgique entre la fin des années 1950 et le début des années 1980.
Il ne faut pas perdre de vue les dimensions politiques plus globales de cette revendication : gagner plus et travailler moins s’inscrit dans une volonté collective d’émancipation sociale où la reconnaissance des adultes comme producteurs de la richesse à qui l’on confère des droits en tant que tels permet d’alimenter la lutte démocratique. Dans ce cadre, le travailleur doit donc disposer de temps privés et collectifs pour participer à la vie sociétale dans toutes ses dimensions, et ne pas être réduit à du « capital humain ».
Pour la suite intégrale de l'article d'Anne Dufresne et Bruno Bauraind