Bonjour je n’arrive pas à correctement différencier l’oisiveté et le désœuvrement.
Mouradi M. (France)
L’Académie répond :
Monsieur,
Les deux termes sont proches, mais le désœuvrement est un état subi ; le préfixe dé- indique une privation. L’oisiveté peut être vécue sans peine et même choisie.
Ce mot est d’ailleurs issu de la même famille que le latin otium qui désignait le loisir, le repos loin de l’agitation du monde.
J’ai causé devant mon écran, j’avais de l’énergie puisque Victor Hugo en avait tant, et je demandais à mes élèves de le croire quand il prétendait converser avec Shakespeare, Molière et Napoléon dans ses séances de spiritisme. Depuis un mois, je vois toujours les mêmes élèves. Enfin, je vois leurs prénoms sur la plateforme, ils préfèrent rester invisibles, mais ils peuvent intervenir sur un chat après avoir levé une main virtuelle. D’autres qui ne peuvent se connecter répondent à mes mails. Mais j’ai perdu entre la moitié et un tiers de mes élèves selon les classes. C’est terminé, momentanément. C’était ma dernière journée de cours avant les vacances. L’Institution propose des formations en ligne demain : l’outil edtech pour favoriser les interactions à distance et Classcraft pour la ludification de l’enseignement au travers de quêtes (sic). Sans moi : pause dans cette impossible continuité pédagogique. Désœuvrons-nous.
Pendant ce temps, la continuité policière continue : Tracking, traçage. Backtracking, comment dira-t-on en français ? Le langage algorithmique a déjà le traçage arrière et le traçage retour. Est-ce que la commission de terminologie et de néologie, qui trouve des équivalents français aux mots pourris de l’air du temps, se réunit encore ? — C’est elle qui a trouvé le mot-dièse, expression entendue parfois sur France inter, et qui a osé l’ordinateur individuel pour le PC, l’ordiphone pour le smartphone, l’arrosage pour le spamming, l’expert en mégadonnées pour le data scientist.
J’ai compris que je n’échapperai pas au traçage. Nous sommes tous déjà tracés. Orange a livré à l’Insee des données très précises sur les mouvements de population dans les départements français autour de la date de mise en place du confinement. « Toute la transparence a été faite », pourrait dire un membre du gouvernement répondant le mercredi à des députés postillonneurs. C’est tellement transparent en effet que j’ai pu télécharger un fichier Excel avec des données chiffrées : 94 départements, 94 lignes, des colonnes de chiffres. Je vois ainsi – 528 000 pour Paris et beaucoup de + pour plein de charmants départements où il doit faire bon confiner. En consultant les propriétés du fichier, je constate qu’il a été créé le 4 avril 2020 à 10h25 par Christian Rieg. Une rapide requête sur Google m’apprend que Christian Rieg travaille à l’Insee où il est attaché statisticien principal. Avant de rendre ce fichier accessible à n’importe qui, je me dis qu’il aurait été judicieux d’éviter de laisser des informations personnelles, mais non : saine transparence. Toute la finesse de la présentation des données tient dans l’unité retenue pour évaluer les mouvements de population sur le territoire : on ne dénombre pas des personnes mais des nuitées. Le confinement est une affaire de nuitées, façon de ne pas afficher la réalité des faits, c’est-à-dire les smartphones des usagers qui ont été bornés, c’est-à-dire le flicage, la continuité policière. Borner, bornage : j’ai découvert cette pratique à mon grand désespoir, mais je reconnais que j’étais bien naïf. Le bornage est une pratique courante : l’opérateur téléphonique identifie la borne (l’antenne) à laquelle se connecte votre smartphone quand vous passez un appel, envoyez un SMS… Nul besoin d’utiliser une application qui vous géolocalise pour être géolocalisé. Nous sommes géolocalisables dès lors que nous communiquons avec nos appareils mobiles : le dernier Iphone comme le plus vieux Nokia.
On peut continuer de jouer avec les mots, enfin non, on peut continuer de nous mentir sciemment : un jour les masques ne sont utiles et nécessaires que pour les « soignants » ; le lendemain on vous recommande d’en porter dans la rue en vous expliquant que le masque en tissu ne protège pas, mais que vous pouvez quand même vous protéger et protéger les autres en l’utilisant… Distinguo entendu à la télévision, parole d’un médecin de l’Académie de médecine. S’agissant de nos smartphones, qui sont des mouchards en puissance, et quelles que soient les promesses d’un Mounir Mahjoubi ou d’un Cédric O, qui prétendent aujourd’hui que nous ne serons jamais traqués individuellement, nous sommes de fait traqués, pardon, tracés. La localisation du bornage des téléphones permet déjà de trouver des coupables dans les affaires judiciaires… Elle sera d’une grande utilité pour le « monde d’après » qu’on nous prépare, ce « monde mondialisé » sans limites, mais borné. Croyez-vous que le pays qui va passionnément géolocaliser ses travailleurs va relocaliser sa production industrielle ? Il relocalisera sa production de concombres et de masques, mais défigurera-t-il ses paysages de carte postale pour extraire les terres rares nécessaires à la fabrication de ses mouchards ? — Chez les Romains, Terminus était le dieu des bornes qui marquaient les limites de la cité. Il n’avait ni bras ni jambes, juste un buste fiché sur une borne. On ne pouvait pas l’attraper par le bras, il ne risquait pas de bouger. Celui-là était dans l’incapacité de présenter une attestation de déplacement dérogatoire, fût-elle téléchargée sur le smartphone avec le code QR (code matriciel) qui va bien. À l’heure des mobiles et de la mobilité, nos villes n’ont plus de bornes, elles se prolongent dans des agglomérations indéterminées, et les bornes sont dédiées aux communications, aux transactions, aux flux. Le contrôle continu est désirable. Nous chérissons notre police, étant notre propre police.
Le « mensonge en parole », chez Platon, a une utilité publique : mentir sciemment au peuple pour ne pas le jeter dans l’affliction ou la colère. Mais à l’heure où tout le monde convient que la parole politique est un exercice consistant à combiner des éléments de langage et qu’il n’est plus que ça, avec un gouvernement dont la porte-parole a fait profession de mensonge et qui ne tolère pas la contradiction, des médias qui continuent de servir la soupe à l’exécutif et taisent le mouvement de colère des « soignants » qui se manifeste de plus en plus, et après le traitement politique et médiatique honteux du mouvement des gilets jaunes, on devrait rester dociles ? Les exemples du « mensonge en parole » sont trop nombreux aujourd’hui. Franck Lepage ironise au sujet de telle plage déserte survolée par un hélicoptère. Il pense que ce que nous vivons est une expérience grandeur nature pour tester l'obéissance aveugle des forces de l’ordre : est-ce que vraiment un gendarme va accepter de survoler une plage déserte ? Est-ce que c’est sur une plage qu’il faut craindre des contaminations ? Franck Lepage dit qu’il y a une absurdité hallucinante à insister aussi lourdement sur l’interdiction des sorties, des promenades, de la joie de vivre. Ne peuvent sortir que ceux qui doivent travailler à l’extérieur : ceux-là se retrouvent le matin très tôt comme d’habitude sur les quais du métro et du RER. Ils se filent le virus, et par conséquent le département de la Seine-Saint-Denis est le plus touché par l’épidémie. Mais il faut faire comprendre aux Français qui n’ont pas la possibilité de se rendre sur leur lieu de travail et à ceux qui exercent leur droit de retrait que « c’est pas des vacances », et le rabâcher. Restez chez vous, demandez-vous donc quelle est la différence entre le désœuvrement et l’oisiveté.
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Aux États-Unis le hashtag #guillotine2020 vise les stars confinées qui livrent à leurs followers des photos et vidéos d’encouragements, d’appels aux dons, etc. Mais un vaste salon, une moulure chic provoquent l’ire des followers qui se muent en Sans-culottes. Ah ça ira ça ira ça ira. Ici, en France, sur ma petite fenêtre Facebook, je vois depuis quelques jours une sorte de slogan : « on n’oubliera pas », parfois « on n’oublie pas ». Je l’ai lu sur une feuille A4 entre les mains d’une infirmière, sur un post-it collé sur le visage de Corinne Masiero, précédé d’un dièse sur des articles présentant le démantèlement du droit du travail. On n’oubliera pas : on vous le fera payer. — Non, nous paierons tout ça. Nous paierons notre servitude volontaire. Nous serons de plus en plus serviles de fait. Nous aurons beau caresser notre libre arbitre et les ressources de nos imaginaires, nous recommencerons à fonctionner dans quelques semaines, quelques mois, nous reprendrons nos places, ce sera dur. La libération n’est que le nom d’une avenue au bas de mon attestation de déplacement dérogatoire. Nous nous laisserons borner, nous nous bornerons. Nous accepterons tout, nous participerons à la continuité policière. Nous aurons quelques soupapes bien sûr, nous râlerons sur les réseaux sociaux, il y aura des pétitions. — Du vent. Nous disons qu’ils le paieront mais nous le paierons. D’ailleurs Christine Lagarde l’a dit, mais ce n’était pas une métaphore : ça se paiera, pas sur un an, deux ans, cinq ans, mais ad vitam. Ça se paiera au sens propre et au sens figuré. Ce sera une maladie chronique pour l’humanité. On n’en guérira pas. Mais on était déjà bien malades avant. — Comptons nos nuits, comptons nos nuitées, ou considérons que nous traversons une longue nuit, ou soyons cette nuit, comme une unité dans un tableur Excel. « Nox » :
Que fait hors des maisons ce peuple ? Qu'il s'en aille.
Soldats, mitraillez-moi toute cette canaille !
Feu ! feu ! Tu voteras ensuite, ô peuple roi !
Sabrez le droit, sabrez l'honneur, sabrez la loi !