C’est la sortie du confinement : le déconfinement comme on dit, sujet unique des médias ces jours-ci. Le confinement est un terme spécialisé. Dans un sens vieilli, il est réservé au domaine carcéral : c’est la peine de l’isolement pour les prisonniers. Dans un sens plus général et plus usité, c’est l’action d’enfermer ou le fait d’être enfermé : situation vécue par plus de la moitié de l’humanité au plus fort de la pandémie. Dans les sciences naturelles, c’est le maintien d’un être vivant (animal ou plante) dans un milieu de volume restreint et clos : c’est aussi ce qui nous est arrivé, à nous autres animaux politiques et policés. — Le déconfinement est un néologisme. Il trouvera prochainement une place dans les dictionnaires.
Pendant le confinement, nous nous sommes parfois crus aux confins du capitalisme et de ses maux : anthropocène, capitalocène, néolibéralisme, consumérisme, manipulations de masse et servitudes volontaires de toutes sortes. Les confins, ce sont les parties les plus extrêmes d’un territoire. Aux confins du capitalisme, il y aurait eu un nouveau continent. On l’aurait volontiers appelé Humanité. Mais c’est bien entre quatre murs que la plupart d’entre nous sommes restés confinés. Nous avions mille fenêtres sur la France et sur le monde grâce aux outils numériques. Mais les outils ne sont que ce qu’ils sont : des outils. Ils arment les esprits ou les maintiennent dans leur passivité. Ils nous aguerrissent, confortent nos convictions, confirment nos intuitions, ou au contraire nous égarent, nous déboussolent, nous divertissent de l’essentiel. Une pétition en ligne, un cours en ligne, un tutoriel de yoga en ligne, un lanceur d’alertes en ligne, un coup de gueule en ligne, un commentaire en ligne, un partage en ligne, un like en ligne n’auront guère aboli l’horreur de la situation.
Les statistiques du web mondial nous apprendront sans doute que nous n’avons jamais autant écrit ni partagé de « contenus » que pendant le confinement : articles, montages vidéo, photos, caricatures, infographies, courbes exponentielles ou aplaties… Nous pensions au « monde d’après », à un « demain » qui serait différent du « jour d’avant ». Nous avons pu être impatients et guetter les signes d’un changement dans l’effondrement des secteurs d’activité les plus délétères, de l’industrie pétrolière aux poussins enterrés vivants et piaillants dans des fosses. Nous avons pu nous réjouir de l’utilité croissante des circuits courts dans l’alimentation. Nous nous sommes insurgés contre des tranches de melon sous cellophane dans les étals de la grande distribution et contre une immense file d’attente au drive d’un MacDonald’s, contre les premiers déconfinés en Chine qui ont pris d’assaut les boutiques et dépensé comme ils respiraient à nouveau. Nous avons parfois cru que l’impéritie politique et administrative était tellement patente que tout ce personnel coupable dégagerait au moment où nos portes pourraient s’ouvrir enfin sans formulaires d’autorisation.
Notre président avait donné le nom de révolution à son programme de campagne. Je me rappelle souvent cette imposture qui était le signe avant-coureur d’un dérèglement de tous les sens du politique par la mainmise sur notre langage commun. Le travail de sape était déjà bien entamé ; il suffisait de l’achever. Il n’y a plus guère que la résistance dans la langue, par les outils de la langue, qui m’aide à garder ma distanciation morale. Dans Minimum respect, Muray écrivait : « Le monde est détruit, il s’agit maintenant de le versifier. » Je ne goûte pas les poèmes de Muray, goûtant trop sa prose sardonique et son génie qu’il m’arrive de détester et d’admirer par la même occasion. Mais le monde est détruit, et, vraiment, il s’agit maintenant de le versifier. La poésie est confinée depuis longtemps dans les recoins les plus moches et les moins visibles des librairies. On lui a fichu un putain de masque, à la poésie. La poésie, c’est comme la révolution. Elle ne se fera pas car on lui a changé son code génétique : on la croiserait parfois hors les mots, elle serait même surtout là, dans l’air, dans le vent, dans la nue ! Moi, je suis certain qu’elle n’est toujours que dans l’agencement des mots, qu’elle n’est que syntaxe, mélange de détermination et de laisser-aller, d’invisible et d’inaudible et d’impensable. Je préfère rester au ras des mots, au ras des pissenlits, au ras de mon carrelage. Cultiver l’idiotie qui est une façon de résister à la colonisation de nos cerveaux par les éléments de langage : regarder par-dessous plutôt que d’étreindre l’époque, ce monstre obèse. Car l’idiotie comme méthode est le contraire de la bêtise systémique comme principe de gouvernement.
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Ce matin, je suis allé en voiture à Lille. J’ai pensé à ce dessin salutairement idiot de Samuel Buckman en glissant mon masque en tissu dans la poche intérieure de ma veste. Je rejoignais un collectif d’artistes qui organisait une performance sur la Grand’Place de Lille. Nom : Révolution – performance collective. Le protocole est simple : vous restez debout et immobile pendant une demi-heure. Quand le carillon sonne, quelqu’un se place en face de vous : c’est le signe que votre demi-heure est terminé. Vous cédez la place. 48 hommes et femmes se succèdent ainsi pendant 24 heures, marquant publiquement la fin de leur confinement. C’est à la fois symbolique et concret. Cette révolution du 11 mai, c’est le contre-pied de l’obligation de circuler dans l’espace public qui nous a été faite pendant nos deux mois d’assignation à résidence. Quand j’ai pris position face à Elena, nous nous sommes regardés d’un regard dont je n’essaie même pas de qualifier la plénitude, tant les regards m’ont manqué depuis deux mois. Je suis resté immobile à mon tour. Je sentais que je gênais un caméraman qui faisait un tournage sur ma gauche. J’entendais les conversations des passants ; je regardais un point fixe mais j’avais dans mon champ l’animation au bord de la fontaine. Un homme s’est arrêté sur ma droite. Je sentais son regard, mais comme il n’était pas exactement en face de moi, j’ai dû tourner la tête pour rencontrer ses yeux. Je me suis demandé s’il était mon prochain ou un passant intrigué par mon immobilité. Allait-il me poser une question, me demander de l’argent, une cigarette ? Je lui ai demandé s’il était le suivant sur la liste, rompant le protocole de la performance. C’était bien lui. J’entends cette révolution de manière très modeste. C’est une chaîne humaine qui fait une révolution au sens classique : le mouvement orbital du soleil qui revient au même point toutes les 24 heures. Considérer, comme les Anciens, que le soleil tourne autour de la terre, ne me paraît pas plus idiot que de se convaincre des vertus de notre démocratie qui ne sont que le masque d’une ploutocratie mortifère.
— Je m’en vais lire le recueil d’un ami poète, Fabrizio Bajec, La Collaboration*. Première partie : « Le monde comme entreprise et sublimation ».
* Librairie Éditions Tituli, 2018.