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Billet de blog 2 mars 2016

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La crise d’EDF : déchéance de la rationalité productiviste

La question posée par Martine Orange dans un article publié le 26 février mérite d’être débattue. EDF n’est plus depuis longtemps un service public. On peut même se demander si ce « bastion ouvrier » l’a été un jour. La crise qui ébranle aujourd'hui cet ancien établissement public n'est jamais que la conséquence d'une longue suite de choix aux dépends du public, des usagers et de l'environnement.

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A l’aube du XXIe siècle, ce qui pouvait être une espérance en 1945 mérite d’être soumis à un examen critique. L’électrification complète du territoire nationale telle qu’elle a été mise en œuvre donne à voir aujourd’hui l’impasse d’un modèle centralisé qui a nourrit une surconsommation au péril des agents, des consommateurs et de l’environnement.

S’est constitué au fil du temps une machine de guerre qui a imposé non seulement un mode de production mais ce qu’il faut bien appeler des rapports de production, ou plutôt un régime de consommation déterminé par des rapports de pouvoir.

Derrière le discours social sur le droit à l’énergie et le service public, c’est l’imitation du modèle de développement nord-américain qui a animé pendant un demi-siècle la stratégie de l’Etat et de son opérateur industriel. Sans être réellement discuté, le projet est devenu croyance. L’augmentation de la quantité d’électricité disponible allait garantir le progrès social et le développement économique…

La France s’est couverte de lignes et de fils en tous sens. Il fallait que tout soit connecté, branché, lumineux, etc. Et chacun saluait alors les mérites de la « fée électricité » apportant le confort et le bien-être au plus grand nombre. C’était les grandes heures d’une société de consommation qui refusait de voir d’où venait les services providentielles d’une modernité illusoire.

Fallait-il encore satisfaire ces besoins dits sociaux croissants. D’abord on prit le charbon et l’eau puis on découvrit les vertus du pétrole. Mais comme tout cela ne suffisait pas, on chercha autre chose. C’est à ce moment précis que les besoins d’EDF rencontrèrent les choix stratégiques de l’Etat. L’électricité devint le paravent commode de la bombe.

L’opérateur industriel en privilégiant l’atome, non seulement alimentait l’addiction de la société à l’énergie, mais répondait aux besoins stratégiques de l’Etat. Ce fut là un véritable coup de maitre. Faire payer par les français la fabrication du Plutonium de l’armée est en effet une riche idée.

Mais bien évidemment cela ne pouvait être formulé explicitement. Un discours fut inventé pour faire passer la chose. On parla donc « d’indépendance énergétique », de « progrès technique », sans oublier de saluer le « génie français »…

Sous l’égide résolu de la fameuse commission PEON, s’imposa l’idée que le nucléaire était la manière la plus « économe » de produire de l’électricité[1]. Ce rapprochement entre des intérêts privés, l’opérateur industriel de l’Etat et l’armée n’eut aucune peine à convaincre un univers politique peu soucieux des questions techniques. Il fallait certes répondre à l’appétit de consommation de la multitude mais surtout industrialiser la France comme l’explique Gabriel Hecht[2].

L’avenir radieux de la France apparut aussi comme une formidable « pompe à fric[3] ». Chacun pouvait y trouver son compte puisqu’en dernier recours c’est l’usager qui paiera la facture. Les industriels voyaient là l’opportunité d’un marché juteux d’autant plus que l’essentiel des coûts amont et aval étaient pris en charge par l’Etat.

Le trésor public concevait que l’effort financier consenti un temps apportera à terme une rente conséquente. Et EDF n’eut pas de mal à comprendre que le développement du nucléaire lui apporterait une assise très utile en particulier pour acheter la paix sociale dans ses rangs. Il n’y eut guère que les consommateurs qui ne comprirent pas le piège…

Toujours est-il que depuis le début des travaux d’EDF-1 à Chinon en 1957 jusqu’à l’exploitation de Chooz B2 en septembre 2000. EDF a été l’opérateur zélé de la nucléarisation du mixe énergétique français. Beau service rendu au public et aux agents…

Mais bon, le nucléaire est passé tant que bien que mal à gros coups de subventions. Les territoires ont finalement accepté la construction des installations même si elles ont rapidement déchanté[4]. Les espérances des usagers se sont elles aussi rapidement évanouies. Si le prix du kWh pendant deux décennies resta modéré, les factures ont grossi tendanciellement[5] au fil de campagnes de publicité incessantes. La France est devenue la capitale mondiale du chauffage électrique[6] et des autoroutes éclairées[7].

Persuadé que le parc nucléaire lui apportait une puissance infinie, l’énergéticien national résolut alors à se comporter comme un vulgaire prédateur capitaliste. Mu par une sorte de « conatus nucléaire[8] », EDF s’engage, dès les années 1990, dans une politique aventureuse d’acquisitions à l’étranger[9]. En dépit d’avertissements répétés des syndicats et des groupes de pression internes[10], un trou abyssal commença à se former[11].

Un trou tel qu’il apparut rapidement comme nécessaire de recapitaliser ce qui de plus en plus était conçu comme un « groupe industriel » et non comme un « service public ». C’est ainsi que face aux vicissitudes de la croissance externe alors qu’il convenait d’assumer le financement des retraites des agent[12]s, la privatisation est apparue comme une solution de facilité. Une solution qui serte s’inscrivait certes dans le cadre libéral de l’Union européenne mais qui répondait à des enjeux internes…

La maintenance du parc nucléaire est sévèrement impacté par l’évolution du « service public ». Au moment même où les couts d’exploitation se révélèrent être une charge colossale[13], EDF franchit un pas de plus dans la gestion comptable du risque. Le recours à la sous-traitance et un désinvestissement systématique s’imposèrent. Les conséquences furent immédiates. Les accidents du travail se multiplièrent et la fiabilité du parc s’effondra. La France découvrait l’intermittence de la production de vieilles casseroles dont l’usure était plus évidente chaque jour.

Non seulement la « rente atomique » fond comme neige au soleil mais le parc en service ne sera pas éternel. L’Etat et son opérateur industriel se trouvent face à l’obligation de choisir une stratégie sur le long terme. Bien évidemment, il est décidé de persévérer dans l’atome. Pour autant les avis divergent. EDF veut obtenir la prolongation de la durée de vie de ses installations alors que l’Etat est favorable à un renouvellement du parc au tour du programme EPR.

On est là très loin d’une réflexion sur le « service public » et le droit à l’énergie. Ce sont des considérations industrielles et fiscale qui emportent la décision. C’est l’usager qui paiera le redressement atomique de la France !

Dès 2004, cette orientation n’est plus tenable. En dépit des sacrifices des forçats de l’atome, qui au péril de leurs vies tiennent à bout bras des centrales déliquescentes, la disponibilité du parc nucléaire s’effondre. EDF peine à concilier ses objectifs comptables et l’exploitation des réacteurs. Bien évidemment ce sont les autres moyens de production qui trinquent. Alors que l’Allemagne avance sur la voie de la sortie du nucléaire, en France on observe le démantèlement des moyens de production thermiques pourtant indispensables pour faire face aux pointes de consommations et équilibrer le réseau. Et je ne parle même pas des énergies renouvelables… déjà accusées d’être le levier de la « casse sur service public » !

Quoi qu’il en soit, la crise devient trop évidente pour être esquivée. A l’issue d’un premier débat national sur les énergies[14], l’Etat initie un timide changement de cap au regard de ce qui se passe outre-rhin. La loi POPE, même si elle lance la construction d’un réacteur EPR sur le site de Flamanville, ouvre la voie à la transition[15]. L’après-nucléaire n’est plus un sujet tabou. L’année suivant, la loi TSN soumet l’exploitant nucléaire au contrôle d’une Autorité administrative indépendante et surtout à une réglementation précise qui depuis ne cesse de se renforcer sans parler bien évidemment du de la reconnaissance du droit à l’information.

Le consensus atomique vole en éclat. Des techniciens jusque-là partisans de l’énergie atomique commencent à émettre des doutes sur la fiabilité et la durabilité d’installations défaillantes. La très sérieuse Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) met en cause la faible disponibilité des réacteurs[16]. L’IRSN s’inquiète des conditions de travail des précaires. Et l’ASN adresse à l’exploitant des courriers de plus en plus sévères. L’industrie atomique entre dès lors dans une période de turbulence dont la principale conséquence est la hausse tendancielle du cout de l’électricité…

Pourtant, les politiques énergétiques n’ont guère évolué en 10 ans… en tout cas moins vite que ne le recommande l’urgente nécessité de garantir l’Europe des conséquences fatales d’un accident nucléaire. EDF se comporte comme un vulgaire opérateur commercial et poursuit invariablement sa fuite en avant atomique[17].

Serait-ce pour préserver un « service public » de l’énergie ? Rien n’est moins sûr. Des choix strictement comptables semblent déterminer l’acharnement de l’Etat à imposer l’irréversibilité du nucléaire. En effet, l’actionnaire majoritaire de l’énergéticien est aujourd’hui plus soucieux de toucher les dividendes de l’exploitation d’installations amorties que d’accompagner une stratégie industrielle audacieuse. La facture EDF est devenue une sorte d’impôts énergétique un peu comme la Gabelle sous la Monarchie absolue. Chaque kWh payé par l’usager finit dans les poches de Bercy alors que cet argent devrait être investi au service du public. Plus que jamais le nucléaire est devenu une machine à cash…

Le fait nouveau est qu’aujourd’hui ce sont les comptables qui sont devenus les plus chauds partisans de l’atome et de sa prolongation[18]. Tout devient possible puisqu’en dernier recours c’est l’usager qui paye. Et peu importe si ça pette[19], l’important est de préserver la rente d’un Etat qui a renoncé à son rôle de stratège…

On est là très loin de l’espérance du Conseil national de la Résistance. Le choix du nucléaire s’est fait non seulement aux dépends des usagers mais des agents eux-mêmes. EDF s’est écarté de sa mission originelle pour devenir un simple opérateur industriel au service de quelques entreprises et des grands argentiers de l’Etat.

La situation d’EDF donne à voir la faillite du productivisme. Faillite sociale, environnemental et économique. Un demi-siècle de choix industriels hasardeux nous a envoyé dans le mur faisant de la France le pays d’Europe où la précarité énergétique est la plus grave…

Il est urgent de changer de base pour imaginer une politique énergétique à la hauteur des défis environnementaux et sociaux du XXIe siècle. Mais cela ne pourra se faire que si les syndicats et les partisans de la transition énergétique acceptent comme en Allemagne de dialoguer et d’agir d’ensemble… pour enfin créer ce service public de l’énergie qui doit garantir à tous le droit à une énergie solidaire, démocratique et écolo.


[1] http://www.global-chance.org/IMG/pdf/GC25p71-72.pdf

[2] http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=894

[3] Petit clin d’œil à Nicolas Lambert qui au fil de ses créations donne à voir le cynisme de l’Etat productiviste en suivant en particulier la figure de Pierre Guillaumat

[4] Paluel… et après ? INA http://www.ina.fr/video/RXC01010350

[5]http://www.global-chance.org/L-energie-en-Allemagne-et-en-France-une-comparaison-instructive

[6] Association négaWatt, La pointe d’électricité en France… zéro pointé !

http://www.negawatt.org/telechargement/PointeElec/nW%20Pointe%20elec%20Dossier%20de%20presse%20011209.pdf

[7]http://www.actu-environnement.com/ae/news/etde_solutions_eclairage_public_poullution_lumineuse_energie_8182.php4

[8] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.

https://regulation.revues.org/9110

[9]http://www.liberation.fr/futurs/2004/09/08/francois-roussely-six-ans-de-regne-sans-partage-a-edf_491656

[10]http://reg.reseau-ipam.org/actualites/voixmaitre/voixmaitre6.htm

[11]http://www.ladepeche.fr/article/2002/08/22/281211-edf-frole-le-rouge-au-mauvais-moment.html

[12]http://www.transition-energetique.org/article-une-gigantesque-escroquerie-d-edf-a-lieu-aux-depens-des-retraites-du-prive-depuis-7-ans-111722661.html

[13] Rapport Charpin-Dessus-Pellat

http://www.global-chance.org/Faire-l-economie-du-nucleaire-Un-rapport-recent-relance-le-debat

[14] http://www.vie-publique.fr/documents-vp/brochure_debat.pdf

[15]http://www.cler.org/LOI-POPE-du-13-juillet-2005

[16] La Programmation pluriannuelle des investissements de production d’électricité signée par PF Chevet ne dit pas autre chose

http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/ppi_elec_2009.pdf

[17] http://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/021708016316-edf-en-passe-de-fermer-la-moitie-de-son-parc-thermique-1201295.php

[18] http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/02/29/la-couteuse-prolongation-du-parc-nucleaire-francais_4873567_3244.html

[19] http://www.ddmagazine.com/201602293029/l-etat-pret-a-faire-peser-le-poids-d-un-accident-nucleaire-sur-le-dos-du-contribuable.html

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