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Billet de blog 9 mars 2016

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Hommage aux migrants indiens qui fuirent la Birmanie dans les années 50

A la galerie Chemould de Bombay, une exposition du peintre Desmond Lazaro évoque, à partir d'une épopée familiale, les déplacements de populations imposés en Asie par le colon britannique.

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En ces temps de migrations dramatiques entre le Proche-Orient et l’Europe, il peut être instructif de jeter un regard vers d’autres continents, l’Asie par exemple, et vers le passé, disons près de 70 ans en arrière. Qui se souvient, en France, de ces milliers d’Indiens originaires du Bengale et du Tamil Nadu qui ont été chassés de Birmanie, lorsque ce pays a obtenu son indépendance ? Qui peut imaginer dans quelles conditions ces gens ont dû embarquer sur des navires à destination de l’Angleterre, faute de pouvoir retourner sur la terre de leurs ancêtres ? Qui sait que ces ancêtres, trois générations plus tôt, avaient eux-mêmes été déplacés de force par un occupant britannique en manque de main d’oeuvre pour imposer sa loi, depuis l’actuel Bangladesh jusqu’à la Thaïlande ? Entre 1881 et 1931, la population tamoule recensée en Birmanie, pour ne parler que d’elle, est passée de 35.000 à 184.000 personnes. Puis en quelques années seulement, elle est redescendue sous la barre des 90.000.

Illustration 1
Crossing the Med © Desmond Lazaro / Chemould Prescott Road

Parmi cette foule indienne apatride ballottée au gré de l’Histoire, il y avait la mère de Desmond Lazaro, 47 ans, peintre de Pondichéry qui dévoile, jeudi 10 mars, une exposition consacrée à l’histoire de sa famille, à la galerie Chemould de Bombay. L’artiste est né et a grandi en Angleterre mais voilà une bonne dizaine d’années, il s’est installé au Tamil Nadu et a décidé de partir à la recherche de ses racines. Il a retrouvé le certificat de baptême de son arrière-grand-père dans une paroisse de Madras ainsi que la liste des passagers du S.S. Salween, les “In-Coming Passengers” comme on les appelait à l’époque, où apparaissent le nom et le numéro de cabine de sa mère, qui avait 16 ans quand elle a pris la mer.

Illustration 2
Father and son © Desmond Lazaro / Chemould Prescott Road

Entre ces deux précieux documents, des existences improbables surgissent de cette Birmanie qui faisait administrativement partie de l’Inde et que Desmond Lazaro évoque avec une sensibilité infinie et un sens, avoue-t-il, “obsessionnel” du détail dans l’emploi de la feuille d’or et de pigments exclusivement naturels. A la galerie Chemould, les tableaux du peintre de sang indien et de passeport britannique abordent non seulement le thème de la migration elle-même mais également, et surtout, ce qu’a pu être la vie “d’après” de cette famille exilée, qui commença par se rendre à Londres pour rendre hommage à la couronne et qui passait ses vacances d’été en caravane à Mablethorpe, sur la côte ouest de l'Angleterre. Le résultat est aussi poétique que réaliste. Le visiteur sera tenté de voir dans l’interview filmée de la mère de l’artiste, qui aura attendu les années 2010 pour livrer sa mémoire de cette épopée, le clou de cette exposition exceptionnelle. Le meilleur sujet de méditation se trouve peut-être en réalité dans ce canapé en skaï bleu peint par Lazaro. C’est sur ce siège élimé que les gens en attente de permis de séjour patientent au Bureau d’enregistrement des étrangers. A Bombay. En 2016.

“The In-Coming Passengers”, Chemould Gallery, Queens Mansion, Fort, Bombay. Jusqu’au 16 avril 2016. L’exposition sera ensuite présentée à la galerie Beck & Eggeling de Düsseldorf, puis à la Martin Brown Contemporary de Sydney.

Des coolies aux hommes les plus opulents. La main d’oeuvre tamoule de Birmanie ne faisait pas l’objet d’un grand contrôle. Elle fournissait notamment les travailleurs agricoles sur les champs de riz qui faisaient du pays l’un des plus grands exportateurs dans l’Asie coloniale. Une autre partie des migrants, dont l’arrivée fut plus ancienne, contribua à la prospérité urbaine, à Rangoon en particulier, occupant des emplois divers, que ce soit dans le port, les usines, le petit commerce, les chemins de fer, les cyclo-pousses, l’administration ou les professions libérales. Un petit nombre de Tamouls fournit aussi à la Birmanie les premières fondations de son système bancaire, où ils jouèrent un rôle sans rapport avec leur poids numérique. Parmi les Indiens de Birmanie, il y avait, en somme, aussi bien des coolies qui n’avaient que leurs bras à vendre que certains des hommes les plus opulents du pays. Après le traumatisme de la période d’occupation japonaise, dont on retrouve aujourd’hui les relents dans le mode de pensée de l’armée birmane qui tente encore d’empêcher Aung San Suu Kyi d’arriver à la présidence du pays, l’immigration indienne se poursuivit. Mais l’indépendance birmane amena de nouvelles législations peu favorables à la présence de cette population. Cette dernière avait dans sa majorité refusé la naturalisation, elle était restée apatride et déclina alors rapidement. (d’après “Le cycle migratoire tamoul, 1830-1950" de Christophe Guilmoto, Yves Chabrot et Madhavan Palat, Revue européenne des migrations internationales, 1991)

Illustration 3
FRRO chair © Desmond Lazaro / Chemould Prescott Road
Illustration 4
Caravan © Desmond Lazaro / Chemould Prescott Road
Illustration 5
Victoria Memorial © Desmond Lazaro / Chemould Prescott Road