La confusion qui règne actuellement dans l'extrême sud du Bangladesh et l'ouest de la Birmanie est telle, que les commentateurs versent facilement dans la caricature pour tenter d'y voir clair. Les centaines de milliers de Rohingya qui fuient la région de l'Arakan pour se réfugier dans la province de Chittagong seraient, lit-on un peu partout, persécutés par les bouddhistes en raison de leur religion, l'islam. La réalité n'est pas aussi simple et aucun débat dogmatique, du reste, n'a eu lieu jusqu'ici. La communauté rohingya est très majoritairement musulmane mais certains de ses membres sont hindous. Les Arakanais "de souche", expression employée par les autorités locales, sont quant à eux très majoritairement bouddhistes, mais certains aussi sont musulmans. Ce qui les distingue des Rohingya, c'est, outre la religion, la langue : ils parlent arakanais et birman. Et ce qui les pousse à chasser les Rohingya, c'est la possession de la terre.

Pour comprendre ce qui est en jeu, un retour treize siècles en arrière s'impose. Comme l'a raconté dans le détail le magazine népalais Himal Southasian en juillet 2016, c'est au VIIIe siècle que les musulmans chittagongais ont commencé à s'installer en Arakan. Jusqu’en 1785, l’Arakan a été un royaume indépendant qui englobait le sud de l’actuel Bangladesh, jusqu’à la ville de Chittagong, au nord de Cox's Bazar. Au XVIe siècle, ses souverains faisaient venir les Chittagongais musulmans pour les faire travailler comme ouvriers agricoles dans les rizières et les plantations de teck. Les Anglais ont fait de même, lorsqu’ils ont colonisé la Birmanie à partir du milieu du XIXe siècle. Ils avaient besoin de main d’oeuvre dans les campagnes et les Arakanais du sud ont alors été submergés par une vague migratoire sans précédent, qui allait peu à peu constituer la communauté apatride des Rohingya.
Par la suite, les Chittagongais faisant beaucoup d'enfants, ils sont devenus majoritaires dans les trois cantons du district de Maungdaw, la capitale du nord de l'actuel Arakan. En 1913, un recensement avait permis d'estimer leur part dans la population locale à 30%. En 2016, avant les départs massifs vers le Bangladesh, ils étaient 90% autour de Maungdaw (et 30% sur l'ensemble de l'Arakan). Les Arakanais "de souche" se sont donc peu à peu sentis dépossédés de leur territoire. Durant la deuxième guerre mondiale pour ne rien arranger, le climat s'est tendu, car les Rohingya se sont rangés du côté des Alliés, tandis que les Arakanais soutenaient le Japon. Et la situation s'est compliquée davantage encore, quand l'empire des Indes a gagné son indépendance. En août 1947 pour le Bangladesh (le Pakistan oriental à l'époque), en janvier 1948 pour la Birmanie.
Sans que l'avis des Rohingya ne soit sollicité, les nouvelles frontières ont été dessinées et ont coupé l'Arakan en deux. Certains Rohingya ont alors migré de leur propre initiative vers ce qui allait devenir le Bangladesh, dès 1947, puis en 1952 et en 1965. Toutefois, les persécutions à leur endroit se multipliant en Birmanie, environ 200 000 d'entre eux fuirent vers Cox's Bazar et Chittagong en 1978. D'autres vagues ont déferlé depuis, en 1991 et 1992, puis en 2012, en 2016, et à nouveau depuis le 25 août 2017 dans des proportions inédites, puisqu'en deux mois et demi, 620 000 personnes ont franchi la frontière.
Le découpage territorial mené sur les ruines du Raj britannique n'a pas tenu compte des religions. Il n'a pas plus pris en considération les langues. Si tel avait été le cas, le nord de l'actuel Arakan aurait été rattaché au Bangladesh, puisque les Rohingya parlent le dialecte de Cox's Bazar, lui même dérivé de la langue chittagongaise. De même, si la langue bangalaise avait été le critère de constitution du Bangladesh, Calcutta ne serait pas en Inde aujourd'hui. La population rohingya totale est actuellement estimée à 2,5 millions de personnes, dont environ 950 000 au Bangladesh, 500 000 en Arabie Saoudite, 350 000 au Pakistan, 150 000 en Malaisie et 40 000 en Inde. Au dernier pointage, les Rohingya ne seraient plus que 400 000 en Birmanie.