Des syndicats relégitimés, le fascisme en embuscade
Le 19 janvier 2023, un mouvement social sans précédent est né de l’opposition d’une écrasante majorité de travailleurs et travailleuses à la réforme des retraites voulue par le président de la République, Emmanuel Macron, et son gouvernement, trois ans après la lutte acharnée contre le projet d’un système de retraite à point, que des mois de grève et l’épidémie de Covid-19 étaient parvenus à enterrer. Pas de système à point, ce coup-ci, mais une suppression des régimes spéciaux et un recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans.
Depuis bientôt cinq mois, une intersyndicale nationale solidement unie autour du rejet de la réforme – qui rassemble la CGT, la CFDT, FO, Solidaires, la FSU, la CFE-CGC, la CFTC et l’UNSA (ce qui n’avait pas été le cas en 2019) – organise la bataille avec une détermination qu’on ne saurait lui nier. Cette unité au sommet, traduite à la base dans les territoires, a permis de mobiliser des millions de personnes dans les rues chaque semaine, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps. Le réseau syndical interprofessionnel (unions locales et départementales de syndicats) a été particulièrement mobilisé et volontariste, donnant à cette lutte sociale un ancrage local fort, qui explique notamment l’absence d’une « montée nationale » à Paris, que certains espéraient.
Si l’abandon de la réforme n’est toujours pas à l’ordre du jour au gouvernement, le mouvement syndical a au moins remporté une bataille, celle de l’opinion et des idées, ce qui s’est traduit par une explosion du nombre d’adhésions de salariés à des organisations syndicales (plus de 30 000 à la CGT depuis le mois de janvier). Les syndicats ont donc (re)gagné une légitimité forte dans la société – à défaut d’avoir gagné la satisfaction de leur revendication principale – et leurs appels à manifester sont toujours massivement suivis, cinq mois après le début du conflit. À tel point que le gouvernement, qui n’est pas parvenu à fissurer l’unité syndicale, ni à créer de vraie division entre les différentes composantes des cortèges – où les affrontements « fratricides » ont été très limités –, en est réduit à envoyer ses flics terroriser les manifestants dans la rue et matraquer les grévistes sur les blocages pour tenter de casser la mobilisation. Cette police-milice, dont la violence brute et lâche n’étonne plus personne, est la dernière carte de ce gouvernement aux abois. Cette répression politique s’exerce à l’encontre de toutes les luttes, qu’elles soient sociales ou écologiques, comme l’a montré l’effroyable déchaînement de violences policières à Sainte-Soline, lors de la manifestation contre les mégabassines, en mars 2023. C’est la preuve que le gouvernement, qui craint que les fronts se multiplient et que la contestation se généralise, ne tient plus que par la barbarie étatique.
L’autre point positif, c’est la marginalisation de l’extrême droite dans le mouvement social. Le Rassemblement national a été tenu à l’écart de la mobilisation, dans laquelle il a été incapable d’imprimer sa marque. Ceci ne signifie pas qu’il ne saura pas tirer son épingle du jeu de cette séquence politique, tant Macron et sa première ministre, Élisabeth Borne, s’échinent à le présenter comme un adversaire fréquentable et raisonnable – et, de fait, chacun sait que l’extrême droite n’a rien de social et qu’elle s’est toujours posée en rempart contre le mouvement ouvrier quand celui-ci menace les intérêts des capitalistes. Toujours est-il que les fascistes n’ont pas pu défiler à nos côtés ; et chaque fois qu’ils se sont approchés de nos cortèges ou de nos rassemblements, c’était pour les attaquer, comme à Lyon, le 27 avril 2023, place des Jacobins. Car s’ils sont marginalisés au sein de nos manifestations, ils redoublent d’initiatives à l’extérieur, comme l’attestent, dernièrement, le défilé néonazi du 6 mai 2023 (organisé avec la bénédiction de la Préfecture de police) et le colloque de l’Action française, le 13 mai, à Paris. De ce point de vue, les organisations syndicales doivent profiter de l’élan qui les porte ces derniers mois pour redynamiser leur action contre l’extrême droite, dans la rue comme dans les entreprises, et pour proposer à la colère sociale d’autres débouchés que la haine, à travers la mise en avant d’un projet de société anticapitaliste et autogestionnaire. L’enjeu est primordial, la bête est de moins en moins tapie dans l’ombre, et elle sort toujours du bois à la faveur des crises, quand la colère n’a ni horizon ni boussole…
La gauche institutionnelle, elle, a été quasi inexistante, trop occupée à se débattre dans le marigot tourmenté de ses divisions. En cela, ce mouvement social a montré, s’il en était encore besoin, que le front unique de classe se construit dans les confédérations et unions syndicales, et non dans les partis politiques, qui, même lorsqu’ils se présentent comme plus rouges que rouges, sont habités par l’étatisme et la culture bourgeoise de l’encadrement. Quant aux manœuvres de certains groupes d’extrême gauche pour tenter de mettre le mouvement social sous leur coupe, en fantasmant le débordement des syndicats par la constitution de « réseaux » de grévistes – en réalité le cache-sexe d’un groupe politique… –, elles n’ont pas fait illusion et ont toutes échoué. De ce point de vue, l’autonomie ouvrière, c’est-à-dire la capacité de notre classe à se prendre en mains pour conduire elle-même la lutte pour son émancipation, sans rien sous-traiter à la bourgeoisie de gauche, se trouve renforcée par cette bataille contre la réforme des retraites.
Vers une nouvelle défaite pour notre classe
Certes, la réforme des retraites pourrait encore être légèrement « malmenée » par les députés, à l’occasion de la niche parlementaire du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT, centre droit), le 8 juin, à l’Assemblée nationale, mais le mouvement social, lui, marque le pas. Or, c’est lui qui nous intéresse, car c’est lui, et non les députés – surtout de la trempe d’un Charles de Courson, homme de droite et homophobe notoire –, qui est susceptible de porter des ambitions de transformation sociale qui vont bien au-delà du simple retrait de la réforme des retraites et qui se sont manifestées tout au long de ces semaines de mobilisation.
Le 1er-Mai a été une démonstration de force massive dans les rues, mais il n’a pas lancé une nouvelle dynamique dans le mouvement social, qui en avait pourtant bien besoin, au risque de se perdre dans la routine des manifestations hebdomadaires. Les grèves n’ont pas connu de nouveau souffle dans les professions et une date plutôt lointaine, le 6 juin, a été choisie par l’intersyndicale pour mobiliser à nouveau dans la rue. Un coup de pression sur les députés deux jours avant l’examen du projet de loi du groupe LIOT visant à abroger la mesure d’âge (mais pas la suppression des régimes spéciaux…) n’est pas idiot, et nous avons du temps, d’ici au 6 juin, pour aller à la rencontre des salariés et militer pour la grève. Mais il est tout de même peu probable, hélas, que cela suffise pour lancer une vraie dynamique sur ce front-là. De toute façon, il était difficile d’imaginer autre chose qu’une nouvelle journée de mobilisation, et sa date importe peu, car le rapport de force ne se construit plus dans la rue.
Il faut se faire à l’idée que, concernant la réforme des retraites, faute de nouvel élan dans le mouvement social, notre défaite est proche. Oui, le gouvernement n’en a pas fini avec la colère sociale, et les déplacements de ses membres vont être compliqués jusqu’à la fin de la mandature : ils seront systématiquement l’objet de rassemblements et de manifestations, de casserolades et de coupures d’électricité. L’option « guérilla sociale » s’impose : les ministres et les députés de la majorité doivent être harcelés, il faut qu’ils ne puissent se sentir à l’aise nulle part, même chez eux. Ils nous ont volé deux années de notre vie, ils méritent au moins ça. Mais ne nous berçons pas d’illusions pour autant : ces escarmouches ne feront pas plier le gouvernement. Elles l’agaceront, le feront entrer dans une logique sécuritaire humiliante (les arrêtés anti-casseroles en sont un des exemples les plus criants…), entraveront sa capacité à gouverner, mais elles ne le pousseront pas à abroger sa loi.
Alors, oui, nous échouerons probablement à obtenir le retrait de cette réforme. Et, désormais, nous devons tirer les leçons de ce nouvel échec, car si la lutte contre la réforme des retraites semble dans une impasse, le mouvement social, lui, n’est pas mort : il sort même revigoré de cette période, malgré la promulgation de la loi. Pour maintenir la flamme et l’attiser, nous devons faire le bilan de nos limites et repenser nos façons de faire, de lutter, de nous organiser, pour retrouver le chemin des victoires.

Agrandissement : Illustration 1

La disparition de la tradition et du savoir-faire grévistes
L’intersyndicale est restée unie jusqu’au bout, mais autour d’un mot d’ordre minimaliste, à savoir le retrait de la réforme. Elle a donc adopté une posture essentiellement défensive – ce qui génère toujours moins d’enthousiasme ! –, et on peut regretter, notamment, l’absence de la revendication d’un retour à la retraite à 60 ans, que portent la CGT, FO, Solidaires et la FSU. Mais c’était, semble-t-il, la condition pour avoir une intersyndicale large, ouverte aux organisations syndicales d’accompagnement, au premier rang desquelles la CFDT. Toutes avaient ainsi fait le pari que l’unité dans l’action était à privilégier pour maximiser les probabilités de voir le gouvernement renoncer à sa réforme – et même si celui-ci n’y a pas renoncé, force est de constater que cette unité large a été un puissant vecteur de mobilisation.
Dans ce mouvement social, la grève a existé, bien sûr, mais de manière très souvent individuelle, sans vraiment d’outils pour la coordonner et l’inscrire dans la durée. Les caisses de grève ont rencontré un fort succès, mais, comme le disait un camarade de l’Isère lors du 53e congrès de la CGT : « Nous avons plein d’argent, mais nous n’avons pas de grévistes… » Plus de donneurs que de grévistes, c’est la triste réalité de ces derniers mois. En cela, ces caisses – en particulier la plus médiatisée, celle gérée par Info’com-CGT – participent, certes malgré elles, à la disparition de la tradition gréviste dans les entreprises. Combien de collègues entend-on dire : « Je ne ferai pas grève demain, mais je donnerai à la caisse de grève. » Cette solidarité apparente est devenue, pour certains, un moyen de ne pas arrêter le travail, de ne pas entrer dans l’action… une façon de se donner bonne conscience en continuant à travailler quand d’autres s’exposent dans la grève. Car, oui, faire grève, ce n’est pas seulement perdre des revenus, c’est aussi prendre le risque de s’exposer à la répression patronale.
Aucune grève générale ne s’est dessinée, et ce n’est pas la faute de l’intersyndicale, qui a toujours parlé de grève et a même appelé à une grève générale le 7 mars 2023, sous le slogan « Mettons la France à l’arrêt ». Mais, ce jour-là, chacun de nous s’en est rendu compte : le pays n’a pas du tout été paralysé. Contrairement à ce que racontent à longueur de tweets les avant-gardes d’extrême gauche – plus à l’aise pour donner des leçons que pour construire la grève –, il n’y a pas eu des « bases syndicales qui poussent », d’un côté, et des « directions syndicales qui freinent », de l’autre : au contraire, la détermination affichée par l’intersyndicale ne s’est globalement pas traduite par une mobilisation à sa hauteur dans les entreprises et les professions. Contrairement à 2019, les assemblées générales de salariés ont été rares ou désertées, et la stratégie de la grève par procuration s’est, une nouvelle fois, imposée dans beaucoup d’esprits. Sauf que, contrairement au précédent mouvement social, les cheminots, les ouvriers des raffineries, les agents de la RATP, les dockers ne sont pas entrés de manière massive dans de longs mouvements de grève illimités. Seuls les éboueurs parisiens ont mené un mouvement dur et exemplaire, mais ils étaient seuls. De fait, nous le savons depuis longtemps, la grève par procuration n’est pas un chemin qui mène à la victoire.
Là où la grève ne s’est pas construite, c’est bien souvent en raison de l’absence d’une force syndicale dans l’entreprise et de la faiblesse des syndicats locaux professionnels, seuls à même d’étendre localement la mobilisation à l’échelle des branches et de répondre à la problématique des déserts syndicaux. Il faut en tirer les leçons, une bonne fois pour toutes : reconstruire les syndicats locaux professionnels doit être une priorité ! Ce sont les meilleurs outils pour implanter le syndicalisme là où il ne l’est pas encore, pour accueillir les travailleurs précaires (intérimaires, en CDD, autoentrepreneurs…), pour mettre en œuvre des solidarités professionnelles concrètes et transmettre les savoir-faire militants. Il n’y a pas grand-chose à attendre des syndicats d’entreprise, qui vivent bien souvent en vase clos dans le calendrier institutionnel fixé par l’employeur et cultivent une culture corporatiste de boîte.
La faiblesse de la grève est aussi due aux illusions qu’a continué de brasser la démocratie parlementaire. Tout au long du mouvement, il a ainsi fallu composer avec la tentation de déléguer l’issue de notre bataille aux parlementaires, qui ont tout fait pour mettre le focus sur les motions de censure et les référendums d’initiative partagée (RIP), à défaut de pouvoir influencer le mouvement social. Comme si notre avenir aurait pu dignement se jouer dans cet Hémicycle, à la faveur d’une alliance de circonstance entre la gauche, une partie de la droite et l’extrême droite ! Concernant les RIP, arnaque institutionnelle s’il en est, nous pouvons finalement nous réjouir que le Conseil constitutionnel les ait retoqués, nous épargnant ainsi les inutiles et épuisants recueils des 5 millions de signatures nécessaires pour les faire aboutir. Le RIP est une action vouée à l’échec, qui aurait démobilisé nombre de camarades sur le terrain de classe pour… rien du tout. Si le RIP avait été validé par le Conseil constitutionnel, ça aurait été la fin de la stratégie syndicaliste dans cette bataille, nous aurions été dépossédés de notre lutte et de nos capacités politiques en tant que classe sociale.
La grève, oui, mais la fête aussi !
La focalisation sur la manifestation et l’« émeute », deux rituels-spectacles de gauche, a, une fois de plus, neutralisé le mouvement social : comme les chrétiens vont à la messe chaque dimanche matin, nous sommes allés manifester ou casser des vitrines une fois par semaine, puis nous sommes retournés chez nous, dans l’entre-soi familial ou affinitaire, raconter nos faits d’arme, sans vraiment penser au coup d’après : pas à la prochaine manifestation, mais au lendemain. Quelles suites donne-t-on d’ici à la prochaine date nationale ? Comment fait-on vivre la grève ? Certains ont râlé contre l’intersyndicale, critiquant le choix des dates, sans chercher à construire la mobilisation eux-mêmes, sur leur lieu de vie et de travail, comme si tout devait venir d’en haut, servi sur un plateau. À cet égard, on a retrouvé vis-à-vis de la lutte sociale des comportements semblables à ceux dictés par la société de consommation.
Qu’aurions-nous donc dû faire entre deux dates de mobilisation ? La fête ! Oui, il a manqué à ce mouvement social la fête, la convivialité, des espaces de vie sociale et de contre-culture, une microsociété bouillonnante qui puisse faire vivre, ici et maintenant, la révolution, et qui permette au mouvement social de s’incarner et de vivre entre deux manifestations, et aux salariés en lutte de se retrouver, plutôt que de retourner dans l’isolement et la bureaucratie d’une famille repliée sur elle-même. La stratégie de l’intersyndicale consistant à organiser une journée forte par semaine – en moyenne – nous laissait pourtant le temps et l’espace pour construire de nombreux moments de convivialité, pour organiser les bases arrière de la grève (coopératives alimentaires, cantines autogérées, crèches collectives…) et, ainsi, ne pas nous enfermer dans un marathon de manifestations aussi épuisant qu’improductif.
La convivialité, la fête sont souvent négligées, mais elles ont pourtant une dimension très importante : loin d’être ringardes, elles répondent à une crise de la sociabilité généralisée, à ce besoin, maintes fois exprimé, de rompre l’isolement et la solitude dans lesquels nous a enfermés la société libérale. Mais il faut des fêtes ambitieuses, ancrées dans la coutume ouvrière et les luttes pour l’émancipation. En cela, la « Fête de soutien aux grévistes » – organisée, à Montreuil, par Solidaires, le 10 mars – et la « Bamboche pour nos retraites » – organisée, à Paris, par la CGT, le 17 mai – sont des initiatives à saluer et à reproduire, partout. Mais pour que la fête ne soit pas une fuite en avant égoïste et stérile, mais, au contraire, un creuset de la conscience de classe et de la mobilisation, nous devons combattre la culture de l’intoxication qui a depuis trop longtemps envahi les milieux militants et contre-culturels, où se droguer, fumer et boire de l’alcool fort ont fait de la fête un refuge mortifère, pétri d’individualisme, qui anéantit nos capacités politiques et nous isole toujours un peu plus. Plutôt qu’une échappatoire individuelle et fictive, la fête doit, au contraire, nous permettre de garder les deux pieds sur terre, solidement ancrés dans un collectif solidaire qui ne cherche pas à fuir l’existant, mais à le transformer radicalement.
Pour créer ces sociabilités nouvelles, les Bourses du travail et les unions locales de syndicats ont un rôle essentiel, central, à jouer, car ce sont les espaces privilégiés pour la construction d’une contre-société syndicaliste, en rupture avec le capitalisme, ses valeurs et son fonctionnement. Nous devons faire de nos locaux syndicaux des lieux chaleureux et accueillants, où la parole et les idées puissent circuler, où l’on peut trouver du soutien, s’éduquer et construire la mobilisation au quotidien, ensemble, plutôt que chacun dans son coin ou dans ces pseudo-espaces de sociabilité que sont les réseaux sociaux virtuels.
Cette dimension du syndicalisme est importante, et elle va l’être d’autant plus dans les semaines à venir – même en cas de défaite –, au regard des nombreuses adhésions qui ont été enregistrées par les organisations syndicales. Des dizaines de milliers de nouveaux adhérents, c’est une très bonne nouvelle, c’est motivant, mais il va désormais falloir faire en sorte qu’ils ne partent pas dans six mois, quand la confiance et l’optimisme donnés par le mouvement social commenceront à s’étioler. Nous allons devoir organiser et former ces nouveaux camarades : leur trouver un vrai syndicat, leur mettre un pied dans l’interpro, les envoyer en formation syndicale, les accueillir chaleureusement et… leur donner envie de rester, de s’engager. Et cela passera notamment par la convivialité, en leur montrant que le syndicat est une révolution en gestation, où s’expérimentent au quotidien l’entraide et la solidarité.