Guillaume Lancereau (avatar)

Guillaume Lancereau

Docteur en histoire

Abonné·e de Mediapart

1 Billets

0 Édition

Billet de blog 18 novembre 2020

Guillaume Lancereau (avatar)

Guillaume Lancereau

Docteur en histoire

Abonné·e de Mediapart

La République en Guerre

La République a été jadis une passion française. Il appartiendra aux historiens de l’avenir de dire comment cet enthousiasme millénariste s’est retourné en orthodoxie funèbre, comment ce bien commun est devenu la chose de quelques-uns, comment une caste d’intercesseurs privilégiés de la République, en a dégradé l’idée en une justification de l’état d’exception permanent. Les historiens du présent ne sont cependant pas désarmés devant cette déchéance au regard de laquelle le passé ne manque pas de livrer quelques enseignements.

Guillaume Lancereau (avatar)

Guillaume Lancereau

Docteur en histoire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La République a été jadis une passion française. Des générations de femmes et d’hommes ont lutté dans la clandestinité, profané des bénitiers, berné des préfets, collectionné des reliques, vécu dans son idée et chéri son histoire tout au long du siècle inauguré en 1789. Au nombre des dates que l’on peut regretter de n’avoir pas vécues, on comptera sans hésiter la chute de la monarchie, dans l’effervescence et le deuil du 10 août 1792, mais aussi le 4 septembre 1870, où un torrent d’hommes, de femmes, d’enfants, de soldats, d’étudiants et d’ouvriers jaillit d’entre les roches de la capitale et prit corps aux pieds de la Faculté de Droit, dont on grattait la façade pour révéler la devise recouverte par les peinturlureurs de l’Empire : « Liberté, Égalité, Fraternité, ou la mort ».

Il appartiendra aux historiens de l’avenir de dire comment cet enthousiasme millénariste s’est retourné en orthodoxie funèbre, comment ce bien commun est devenu la chose de quelques-uns, comment une caste d’intercesseurs privilégiés de la République, imbue de l’arrogance des usurpations, en a dégradé l’idée en une justification de l’état d’exception permanent. Les historiens du présent ne sont cependant pas désarmés devant cette déchéance au regard de laquelle le passé ne manque pas de livrer quelques enseignements.

Un front « républicain » contre l’ennemi intérieur

Nul ne niera la menace qu’incarne l’islamisme politique, dont les attentats endeuillent l’Europe, et plus encore l’Afrique et le Moyen-Orient, l’Afghanistan ou l’Indonésie. L’ennemi intérieur est donc nommé. Mais sitôt nommé, le voilà qui change de visage. Par opposition au concepteur de l’attentat de la mosquée de Bayonne, en qui les médias ont voulu voir un sympathique octogénaire « isolé » et « déséquilibré », l’auteur d’une décapitation ou d’une attaque au couteau n’est jamais donné pour un atome social anomique. Réceptacle « radicalisé » d’une « idéologie » sans contours, il est légion, il est latent, il est partout.

Les musulmans de France deviennent ainsi, selon Éric Zemmour, les chevau-légers d’une « guerre de civilisation » qui menace d’enfanter une « République islamique française ». Ce régime du soupçon, dont les récentes dégradations des mosquées de Montélimar, Agen ou Bordeaux signalent déjà les effets, menace à chaque instant de glisser vers une véritable loi des suspects. Le drame ainsi composé se déploie enfin à une autre échelle, puisque cette avant-garde nationale est suspectée de s’appuyer sur une cinquième colonne de migrants, désignés comme universellement « voleurs », « assassins » et « violeurs » par ce même chroniqueur de funeste renommée dont le fantasme du « Grand Remplacement » hante manifestement les nuits.

Ces effluves nous seraient d’un autre parfum si la République française n’était historiquement coutumière de quelques faits, de l’exclusivisme illibéral à l’exceptionnalité politique routinisée. Outre les discriminations religieuses ou raciales dont son empire colonial fut le terrain d’expérimentation privilégié, rappelons que cette République a émergé en 1792 dans un contexte de redéfinition de la figure de l’étranger. Indépendamment même de la guerre, le discours de la Révolution française portait un espoir d’horizontalité, de fraternité et d’amitié perpétuellement mis en tension par ses craintes de trahison et ses pulsions d’exclusion vis-à-vis des étrangers[1].

Le « creuset français » de la Troisième République voulut répondre aux angoisses d’une société bouleversée par la révolution industrielle, l’essor du prolétariat et l’urbanisation incontrôlée en consolidant l’idée d’une communauté nationale homogène et éternelle[2]. Alimentée par des décennies d’infusion, de diffusion, voire de canonisation officielle du substrat idéologique dont sortirent les lois de Vichy, cette France hostile qui n’a jamais été la France entière nous a livré des fantasmes et des réflexes. Pressentant que s’ourdissent les coalitions de l’anti-France, le vieux complexe obsidional se réfugie à nouveau dans la nostalgie identitaire d’une pureté passée, érige l’altérité en menace pour son unité organique, et dresse contre les gerbes de l’islamisme le fléau de l’identité française, en exigeant par la bouche fleurie de son Premier ministre « que la communauté nationale soit soudée, unie, fière de nos racines, de notre identité, de notre République ».

L’exception comme norme

Cette « République » aujourd’hui invoquée au secours et au chevet d’un pays meurtri se donnerait surtout des partisans d’un tout autre bois si ces supplications ne venaient justifier l’état d’exception comme état normal de l’existence collective.

L’un des pans de cette lutte se déploie sur un terrain idéologique. Désormais coupable permanente, puisque responsable universelle, l’école aurait failli mais porterait en elle les germes du Salut : on annonce qu’il suffirait de renforcer « l’enseignement moral et civique » au lycée pour produire une citoyenneté conforme et uniforme.

Indépendamment de son échec annoncé, ce projet ne manquera pas de rappeler la tension qui traversait déjà le discours de la Révolution française sur l’éducation nationale, entre l’exclusivisme idéologique des « catéchismes républicains »[3] de l’an II et le maximalisme libéral d’un Condorcet, considérant qu’« un pouvoir qui interdirait d’enseigner une opinion contraire à celle qui a servi de fondement aux lois établies attaquerait directement la liberté de penser ».

D’aucuns objecteront que notre République en proie aux attentats n’est pas en mesure d’envisager un enseignement analytique et critique des doctrines de l’islamisme politique – mais n’enseigne-t-on pas ce qui fit la sève du fascisme historique pour en déraciner les dernières pousses ?

Au-delà des enjeux scolaires, le positionnement du débat public révèle un rapport autrement problématique à la conformité idéologique, dont témoignait l’appel récent du député Éric Ciotti à « changer de cadre pour éradiquer les islamistes, tant qu’il y en aura un ». Non contente de rappeler les bucoliques sorties poutiniennes au lancement du bombardement de Sölƶa-Ġala / Groznyj, l’exhortation est claire : la France devrait s’affranchir de l’abolition de la peine de mort, et passer au rasoir national des milliers de personnes coupables de leur idéologie et pas encore de leurs actes.

Émanée d’un élu, mais faisant écho à d’autres incitations journalistiques à « criminaliser l’islamisme », cette déclaration témoigne de l’incapacité persistante de la République à gérer l’altérité et l’antagonisme. En 1893-1894 déjà, face aux attentats anarchistes d’Auguste Vaillant et Ravachol, qui posaient l’anarchisme en ennemi déclaré de la République, trois « lois scélérates » avaient défini un régime répressif exorbitant qui visait l’apologie des actes criminels, les associations de malfaiteurs (amalgamant membres actifs et sympathisants), et enfin la propagande anarchiste, par voie de presse, par le livre, la brochure, et même dans les conversations privées[4]. Ainsi, la Troisième République avait interdit purement et simplement les idées anarchistes, s’abaissant au niveau de la monarchie qui avait, en 1835, prohibé l’acte d’adhésion publique « à toute autre forme de gouvernement ».

Mais la lutte contre l’islamisme n’est qu’un volet du régime d’exception sanctuarisé au cours de cette décennie par une République dont l’illibéralisme est à la mesure de la paranoïa. Se pensant harcelé sur tous les fronts, l’État entre en résistance contre des guérillas plurielles mais, à ses yeux, indirectement coalisées – comme en témoignait le rapport parlementaire du 6 juin 2019 qui osait rapprocher les « radicalisations » islamiste, anarchiste et vegan.

Cet exclusivisme a ainsi engendré au cours de ces dernières années le déploiement de sept mille fantassins équipés de fusils d’assaut dans les rues du pays, la transposition dans le droit commun des dispositions de l’état d’urgence, un régime de perquisitions, d’assignations à résidence, d’interdictions de manifestation et de dissolution d’associations, ou encore une proposition de loi sur les contenus haineux en ligne si contraire aux libertés que le Conseil constitutionnel dut en censurer dix-neuf articles.

Insatisfaits de cet arsenal, les plateaux de télévision débordaient récemment d’injonctions à quitter l’état de droit et la Convention européenne des Droits de l’Homme, à rétablir le bagne ou fonder un « Guantánamo à la française », à « s’exonérer des lois de la paix » et adopter « des législations de guerre ».

Ce sont là, à nouveau, les expédients usés d’un inconscient politique ancien, car l’exception est l’ordinaire de la République française. À peine adoptée, la Constitution démocratique du 6 messidor an I était suspendue jusqu’à la paix ; à peine adopté, le suffrage « universel » de 1848 était amputé du tiers des électeurs par la loi du 31 mai 1850. Cette exceptionnalité républicaine passée s’inscrivait déjà dans un cadre agonistique de définition de l’ennemi intérieur ou extérieur.

L’état d’urgence de la Première République était un instrument de lutte contre les factions hostiles ; la Deuxième bataillait contre l’élément populaire sur lequel elle avait fait tirer lors des journées de juin 1848 ; la Troisième vivait quant à elle dans l’angoisse du complot des têtes couronnées d’Europe, des menées rouges ou noires, et des nostalgiques du lys ou de l’aigle – raison pour laquelle elle avait interdit en 1886 le séjour en France des membres des familles ayant régné sur le pays.

Cet illibéralisme est la signature des régimes qui vivent dans la peur.

Ses excès et errements confirment que la seule réplique valable demeure bien plutôt la persévérance ostentatoire dans l’état de droit, et ce d’autant plus que l’abandon aux passions de l’état d’exception ne fait que conforter dans son œuvre l’ennemi désigné. La science politique a élaboré le concept d’« épreuve d’État »[5], pour analyser notamment la résilience, en RFA, de l’état de droit aux provocations terroristes des années de plomb qui prétendaient en révéler le fascisme latent. Face à ses épreuves actuelles, il est manifeste que la Vème République file tête baissée dans les filets tendus par ses antagonistes, et échoue à résoudre la tension entre la force et le droit dont elle hérite.

Les « complices » d’une lutte de valeurs

Les républicains auto-proclamés ajoutent désormais un nouveau volet à ces fronts politiques, en se retournant contre les intellectuels inorganiques de la République. Un enseignant se fait décapiter, et aussitôt ses collègues universitaires, victimes propitiatoires d’une République exsangue, sont tenus pour complices.

Si cette cabale rencontre un tel succès, c’est qu’elle fait écho dans le discours social à des décennies de dégradation des clercs[6], de la part notamment d’une certaine élite technocratique[7], sans compter qu’elle se voit désormais habillée de l’imprimatur d’État.

Quelques années après les saillies de M. Manuel Valls estimant qu’« expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », la classe dirigeante dépeint l’Université comme un nid d’« islamo-gauchistes », en proie à des lubies importées d’outre-Atlantique, étrangères au bon sens d’en bas de chez nous. En écho aux récentes déclarations de l’actuel président de la République accusant le monde universitaire de « casser la République en deux », on évoquera encore son discours de 2017 relatif aux intellectuels médiatiques (qui ne sont certes pas les plus intellectuels des intellectuels) : « Ils sont dans les vieux schémas. Ils regardent avec les yeux d’hier, le monde d’hier […]. Ils sont sur leur Aventin. Ils n’aiment pas l’action politique mais vivent de son commentaire ».

Tous les éléments de cette rhétorique sont bien connus, pour puiser au vieux fonds de l’anti-intellectualisme occidental. On y retrouve d’abord l’opposition classique entre hommes de réflexion et hommes d’action, archaïsme et innovation, obsession du passé et invention du futur. Dans un ordre d’idées voisin s’exprime, dans l’assaut de la tour d’ivoire d’intellectuels hors-sol, la dialectique maurrassienne des « nuées » et du « réel ».
Ces propositions dévoilent encore un reste de la pensée des « anti-Lumières »[8], qui accusaient au XVIIIème siècle les « philosophes » de saper les fondements de l’ordre social et ne se départirent jamais de leur haine pour ces supposés fauteurs de révolutions. Enfin, on y décèle quelque chose de l’assignation des intellectuels au « parti de l’étranger » qui courait sous la plume des anti-dreyfusards. Les intellectuels : une coalition de juifs, de protestants, d’étrangers, selon l’écrit fondateur de Maurice Barrès[9].

Soumis à des influences extérieures à la communauté nationale (le marxisme hier, les gender ou post-colonial studies aujourd’hui), l’intellectuel serait traître à sa patrie, car déraciné du pays réel et indifférent à ses destinées. Nul besoin de développer ici les conséquences historiques de cette haine de la raison et des penseurs accusés de « trahir le sang par l’intellect »[10], qui n’est pas non plus étrangère à la démophobie dont témoignent de nos jours l’appauvrissement conceptuel de la grammaire politique, ainsi que l’écrasement du discours analytique sous une logique binaire de « camps » fantasmés.

La tyrannie des « valeurs »

Par bonheur, les haruspices de la République ont éventré la bête et déchiffré ses entrailles : la réplique, glapie d’allocutions en tribunes, de plateaux en chroniques, reviendrait à tremper l’acier des Français aux sources pures des « valeurs républicaines ».

Sans discuter ici de leurs effets d’opportunité et de diversion politique pour une technocratie en échec, il est clair que les dernières velléités officielles d’inscription des « valeurs républicaines » au brevet ou d’assujettissement des libertés académiques à ces « valeurs » sans corps ne renvoient à aucun socle objectif. La République ne sert ici que de paravent outragé ou d’oripeau souillé à de tristes visées de pétrissage patriotique, d’encasernement militariste et de prédication laïque, émanée de lecteurs illettrés de la loi de 1905.

Fort heureusement, il est douteux qu’un professeur des universités inquiété par son autorité hiérarchique peine à faire valoir ses droits devant un tribunal administratif, dès lors que les « valeurs » de la République ne renvoient à rien dans le droit positif. Moins heureusement, il est tout aussi douteux qu’aucun des thuriféraires de cet ordre moral ose jamais théoriser ces « valeurs républicaines ».

À proprement parler, la République n’est qu’un régime – et c’est déjà beaucoup. Née de la ruine des dictatures personnelles, la République n’a à son crédit que ce qu’elle abolit. Au-delà de ça, rien de commun entre la République espagnole de 1931, la République populaire de Chine, la République fédérale états-unienne et la République démocratique du Congo. À ce titre donc, les variations criardes sur le thème des « valeurs républicaines » ne devraient à proprement parler proscrire, en France, que l’existence du bonapartisme (adieu, Souvenir Napoléonien) et celle du royalisme (adieu, Action française ; adieu, Puy-du-Fou ; adieu, Stéphane Bern ; adieu, Lorànt Deutsch et ses visites dans les écoles publiques).

Si l’on considère donc la République en tant que régime, la principale menace ne réside plus dans l’islamisme politique – qui n’a pas, bien qu’il y aspire, enterré notre Parlement – mais dans l’exercice autoritaire et personnel du pouvoir, qui se pare tantôt des caractères du bonapartisme paternaliste, tantôt des atours d’une monarchie hygiéniste.

La France est-elle frappée d’une crise sanitaire d’ampleur mondiale ? Le gouvernement dresse une liste des sites d’information décrétés conformes à sa vérité, interdit les rassemblements et manifestations, ferme les écoles, rouvre les écoles, ferme les universités, décrète le confinement, le déconfinement, le couvre-feu, découvre son échec, reconfine, impose à tous le port du masque après en avoir prohibé la vente, et somme la représentation nationale de valider sa politique ou de quitter sans plus tarder l’Assemblée, tandis que par le pays, selon l’inventivité bureaucratique, on interdit les promenades dans les parcs ou sur des plages désertes, le bricolage ou le jardinage, la station assise sur un banc, la vente d’alcool ou sa consommation debout dans les bars, la pratique du sport, les spectacles, les visites à l’hôpital ou la chicha dans les lieux publics…

L’état de « guerre » proclamé ouvre depuis des mois une phase de dirigisme jusqu’alors inexploré.

« J’ai décidé », entonnait notre président lorsqu’il annonçait un nouveau confinement. Sans contrôle parlementaire, syndical, citoyen, une personne peut imposer à soixante-sept millions d’autres une rupture de tous leurs liens sociaux, au risque d’une précarisation sociale et d’une explosion des troubles psychiques.

Ceux-là mêmes qui se gargarisent du beau nom de « République » et exaltent ses supposées « valeurs » ne voient aucun inconvénient à cette manifestation du pouvoir personnel. La guerre justifie tout. Robespierre l’avait bien vu en décembre 1791 : « La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore. […] C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissante ; c’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent ses droits civils et politiques ».

Que la République sera belle sans ces « républicains » !

Mais il est évident que la discussion a depuis longtemps pris un autre tour. La République s’est émancipée de sa précarité et n’est plus guère contestée en tant que régime. Percée en son cœur par chaque cœur conquis, elle s’est évidée au passage des ans en un long écoulement de sens. Comme l’écrivait Marc Bloch, « les mots cependant sont comme des monnaies très usées ; à force de circuler de main en main, ils perdent leur relief étymologique »[11]. Ainsi, la République, c’est désormais et tour à tour la devise, la laïcité, le régime représentatif, la France : c’est-à-dire tout, et donc rien. Parvenue à cet état liquide, la « République » se plie à tous les désirs d’État, se coule dans toutes les pulsions nationales, se love dans toutes les morales d’ordre.

Mais les faux-monnayeurs des valeurs républicaines assumeraient-ils leur legs réel ? Rien n’est moins sûr.

Ministres, députés, maires condamnés ou mis en examen pour prise illégale d’intérêt, agression sexuelle, trafic d’influence, recel d’abus de confiance ou de biens sociaux, harcèlement moral ou détournement de fonds soutiendraient-ils la discussion sur la valeur suprême que proclamait notre Première République : la vertu ?

Celles et ceux qui soutiennent la perfection et l’immortalité de nos institutions ont-ils oublié que Rousseau avertissait en 1762 : « Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire » ? Celles et ceux qui parent leurs discours sur l’uniforme et le service militaire d’une contrefaçon d’égalitarisme se rangeraient-ils à la parole de Saint-Just qui clamait que « l’opulence est une infamie » et qu’« il ne faut ni riches, ni pauvres » en République ? Celles et ceux qui décident de la conduite de la « guerre » extérieure ou intérieure dans le secret de leurs cabinets n’ont-ils pas entendu Barère, qui affirmait en 1793 : « Une Assemblée nationale, qui est toute publique par essence, doit faire la guerre sur la place publique et ne la délibérer qu’en public » ? Celles et ceux qui prétendent graver dans le marbre des « valeurs républicaines » parées de sainteté et d’éternité ont-ils lu Condorcet, selon lequel « ni la Constitution humaine, ni même la Déclaration des Droits ne seront présentées à aucune classe des citoyens comme des tables descendues du ciel qu’il faut adorer et croire » ? Celles et ceux qui voudraient contraindre les lanceurs d’alerte, favoriser le journalisme de préfecture, décréter des vérités officielles, censurer des bandes dessinées et écraser la vie publique sous un unique parti aveugle aux « clivages », se rappellent-ils des mots de Marat selon lesquels « pour rester libre, il faut être sans cesse en garde contre ceux qui gouvernent », tandis que « le plus grand malheur qui puisse arriver à un État libre, où le prince est puissant et entreprenant, c’est qu’il n’y ait ni discussions publiques, ni effervescence, ni partis » ?

Y a-t-il quelque chose de plus républicain que ce discours de Robespierre décrétant que « le premier objet de toute Constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même » ?

Mais nos énarques s’étrangleraient du souffle de ces révolutionnaires – puisqu’ils s’étouffent déjà aux mots de « violences policières ».

Donnons-leur plutôt du nom légitime de boulevard ou de station de métro ? Donnons-leur les pages de Ledru-Rollin sur le « gouvernement direct du peuple » et la vérité souveraine des angoisses et des remèdes des endettés, des travailleurs et des mères de famille, toujours supérieurs aux « spéculations de cabinet ».

Donnons-leur les exhortations de Jaurès – dans lesquelles ils se drapent mais qu’ils caviardaient encore il y a peu – à « l’expropriation économique et politique de la haute bourgeoisie capitaliste qui exploite le paysan comme l’ouvrier »… Le mot le plus doux du républicain le plus fade de ce siècle qui secoua l’Europe de 1789 à 1870 aurait de quoi faire frissonner d’effroi nos minuscules républicains d’État.

* * *

La République est sortie de décennies de luttes de l’ombre et de sang versé au grand jour. Elle n’exige ni ex-voto, ni sacrifices humains, ni mise à l’Index. Née de la haine des rois ou des satrapes de l’Empire, elle n’a rien de commun avec l’orgueil tragi-comique de « l’extrême-centre »[12] porteur de la raison d’État.

Vivre et honorer les valeurs du républicanisme c’est, contre un exclusivisme dressant les frontières du pensable et du dicible, repenser la capacité de la République à produire du même et vivre avec l’altérité, c’est retravailler la tension entre universalisme émancipateur et dessein antique de communauté d’égaux.

Prendre au sérieux la République, c’est exiger a minima un contrôle permanent des élus, une transparence absolue de la vie publique, une sortie de l’état d’exception permanent, une révocabilité des hommes et des titres, une renégociation permanent de l’existant ; c’est dès aujourd’hui réaffirmer que l’enfermement total ou partiel d’un pays et son retour à la vie ne peuvent résulter que d’une délibération universelle ; c’est redéfinir l’inacceptable au creuset d’une politique du sensible, faire de la France un vaste forum, vivre à la hauteur de ses ambitions et non de rêves dérisoires ou de mots d’ordre usurpés.

[1] Sophie Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997.

[2] Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration, XIXème-XXème siècle, Paris, Seuil, 1988 ; Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie, Paris, Hachette, 2004.

[3] Jean Hébrard, « La Révolution expliquée aux enfants : les catéchismes de l’an II », dans Marie-Françoise Lévy (dir.), L’enfant, la famille et la Révolution française, Paris, Plon, 1989, p. 171-192.

[4] Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, Paris, La Fabrique, 2019.

[5] Dominique Linhardt & Cédric Moreau de Bellaing, « Légitime violence ? Enquêtes sur la réalité de l’État démocratique », Revue française de science politique, vol. 55, n°2, 2005, p. 269-298.

[6] Sarah Al-Matary, La haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France, Paris, Seuil, 2019.

[7] Pierre Bourdieu & Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. II, n°2-3, 1976, p. 14-15.

[8] Didier Masseau, Les ennemis des philosophes, Paris, Albin Michel, 2000 ; Darrin M. McMahon, Enemies of the Enlightenment: The French Counter-Enlightenment and the Making of Modernity, Oxford, Oxford University Press, 2001; Zeev Sternhell, Les anti-Lumières, du XVIIIème siècle à la Guerre Froide, Paris, Fayard, 2006.

[9] Vincent Duclert, « Anti-intellectualisme et intellectuels pendant l’affaire Dreyfus », Mil neuf cent, n°15, 1997, p. 69-83.

[10] Friedrich Georg Jünger, Der Aufmarsch des Nationalismus (1926), cité dans Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme, Paris, L’échappée, 2018,
p. 53.

[11] Marc Bloch, La société féodale, Paris, Albin Michel, 1994 [1939], p. 13.

[12] Pierre Serna, La République des girouettes, 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de l’extrême-centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.