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Billet de blog 1 mars 2024

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Sortir du volcan

Show musical trash à paillette, « Showgirl » est l’histoire d’une comédienne qui incarne une comédienne qui incarne une danseuse de pole-dance. C’est aussi l'histoire d’une réhabilitation, celle du film de Paul Verhoeven qu’adaptent très librement Jonathan Drillet et Marlène Saldana, cette dernière incarnant tous les rôles. Une savoureuse leçon d’empowerment à l’heure de #metoo.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet © Narcisse Agency

La scène est plongée dans le noir. Une voix mi-grave se fait entendre : « Bon, mesdemoiselles, je me présente, Tony Moss, c’est moi qui produis le show ». Tony est de l’ancienne école. Il fait partie de ce monde qui est en train de disparaitre, celui du patriarcat triomphant et de son impunité, un monde pré-#metoo. « Bon, on vous aura prévenu que je suis un enfoiré, c’est très en dessous de la vérité » poursuit-il. Marlène Saldana interprète à merveille les beaufs misogynes au langage salace, égalant Claire Dumas dans son incarnation de Bernard, également producteur – décidemment un beau métier – dans « Encore plus, partout, tout le temps » du collectif L’Avantage du doute. Cette scène d’ouverture est une scène d’audition, passage obligé des films sur la danse, de « All that Jazz » à « Fame », de « Flashdance » à « Chorus Line ». Celle qui nous intéresse ouvre « Showgirls », le film de Paul Verhoeven aujourd’hui considéré comme un monument de la contre-culture, mais lynché par la critique et boudé par les spectateurs lors de sa sortie en 1995. Car la pièce, qui reprend le titre du film au singulier, est l’histoire d’une réhabilitation, celle du film maudit du réalisateur néerlandais, et, en même temps, l’histoire d’une comédienne qui joue une comédienne qui joue dans un film qui a bien failli lui coûter sa carrière. Une mise en abyme vertigineuse, extrêmement drôle et salutaire des conditions du métier d’actrice – et plus largement des femmes travaillant dans le show business – à l’heure de #metoo. La pièce est brillamment interprétée par l’éblouissante Marlène Saldana qui la porte de bout en bout, ne ménageant pas ses efforts. Omniprésente du début à la fin, la Showgirl du titre impressionne. Elle chante et danse sur une musique techno originale de Rebeka Warrior, joue quasiment tous les rôles, sans pour autant perdre les spectateurs dans l’histoire qui reste limpide. Elle a pour unique complice le génial Jonathan Drillet, super régisseur queer, nommé Murrey par la divine en souvenir d’un film de Woody Allen quelque peu scato. Il apparait régulièrement pour mettre en place le passage de l’escalier – indispensable pour toute danseuse qui se respecte – dont il peigne les longs poils angoras qui le recouvrent. Il se révèle également un précieux camarade de commérage, même s’il confond toujours Maria Schneider avec Romy Schneider !

En 1995, Paul Verhoeven sort du succès planétaire de « Basic Instinct » (1992) qui fit passer Sharon Stone du statut de starlette de séries B à l’actrice glamour la plus convoitée d’Hollywood. Le metteur en scène néerlandais et son scénariste, Joe Esterzhas, forment alors le duo le plus rentable du cinéma et ont toute liberté pour la réalisation de leur prochain film. Ils vont s’intéresser à l’univers impitoyable et violent du show-biz, dominé par l’ambition, le pouvoir et le sexe. Le choix de Las Vegas, capitale idéale de l’entertainement pour adultes avec ses casinos et ses revues de charme, comprise comme métaphore de l’existence, est pour Verhoeven une évidence. À quelques rues de là, Sharon Stone tourne « Casino » sous la direction de Martin Scorcese.

Illustration 2
Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet © Photo : Jérôme Pique

Danser sur un volcan

Dans le film, il y a cette fameuse danse du volcan, montrée à plusieurs reprises, découpée en plusieurs parties. Marlène Saldana et Jonathan Drillet vont élaborer leur propre version, « une chorégraphie de la catastrophe, une chorégraphie over the top d’aujourd’hui » précisent-ils. « Notre showgirl sera d’abord immobilisée à la Beckett (Oh les beaux jours), prisonnière de son volcan, mais parfois prise de mouvements violents, grâce à un jeu dynamique caractérisé par une tension musculaire et une certaine raideur du corps, la voix sera modulée de façon anormale jusqu’à ce qu’elle atteigne un staccato rauque ou se transforme en un cri : sa bouche libre d’entrer en éruption grâce à un jeu hyperbolique, expressionniste, un jeu caractérisé par une forte anti-psychologie, dans le but d’atteindre une forme de transcendance émotionnelle menant à la danse ».

Illustration 3
Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet © Photo : Jérôme Pique

Nous sommes donc à Las Vegas, Tony Moss vient d’embaucher Nomi Malone au Cheetah’s dans les bas-fonds du Strip. Elle fait son entrée dans le monde du pole-dance, bien décidée à gravir un à un les échelons de la danse pour devenir meneuse de revue, ce à quoi elle parvient après bien des déboires, humiliations et trahisons. L’évolution de son personnage est consécutive à celle de la chorégraphie à travers l’ascenseur social de la danse dans la capitale du Nevada : «  from whore to lap dancer to stripper to showgirl » précise la note d’intention du spectacle. Nous sommes aussi à Los Angeles, plus précisément à Hollywood, où l’actrice de vingt-deux ans, Elizabeth Berkley, connue jusque-là des Américains pour avoir incarnée, de 1989 à 1993, Jessie Spano dans la série télévisée à succès « Sauvé par le gong », s’apprête à tourner dans le nouveau film de Paul Verhoeven pour lequel elle a décroché le premier rôle, celui de Nomi Malone. Mais nous sommes aussi à Paris, plus précisément sur la scène du Théâtre de la Bastille, où Marlène Saldana s’apprête à interpréter Tony Moss et tous les personnages de « Showgirls », à commencer par Nomi Malone. Le film ainsi rejoué sur scène est entrecoupé de réflexions personnelles, et du récit en filigrane de la chute d’une actrice qui se voyait déjà en haut de l’affiche. « L’envie de créer un spectacle à partir de ce film vient de moi, je l’adore depuis très longtemps[1] » explique Marlène Saldana. « À première vue, Showgirls est un banal film de danse, dont le scénario reprend les codes typiques du fallen woman : Nomi Malone est une fille de la rue qui arrive à Las Vegas pour tenter sa chance en tant que danseuse, elle vit une ascension fulgurante vers la gloire puis c’est la chute. C’est aussi un film sur la lutte des classes, c’est l’histoire d’une fille, d’une parvenue, lâchée dans le capitalisme le plus crasse et qui essaye de grimper les échelons comme elle le peut, qui danse nue dans un bar de striptease et refuse qu’on la traite de pute. Ce qui raconte sans doute quelque chose d’intéressant sur le métier d’interprète... ». Dans la note d’intention, Marlène Saldana analyse « Showgirls »comme étant « un film sur l’exploitation des corps féminins du prolétariat, dessiné au pinceau de l’abjection ».

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Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet © Photo : Jérôme Pique

Comment survivre dans un monde peuplé d’ordures ?

En imaginant le film de Verhoeven du point de vue de son personnage principal, mais aussi du point de vue de l’actrice, la pièce révèle le parallèle saisissant entre le personnage de Nomi Malone et celle qui l’incarne. « Showgirls » a débordé le cadre du cinéma pour rejaillir dans la vraie vie en clouant au pilori l’ensemble des acteurs, se déchainant tout particulièrement sur Elizabeth Berkley, brisant net sa carrière. Contrairement à Nomi Malone, qui parviendra à devenir la vedette du show, celle qui sort du volcan, avant sa chute inexorable, Berkley aura à peine eu le temps d’entrevoir ce qu’aurait pu être sa carrière. « Je me suis préparée à ce rôle toute ma vie. 2 ou 3 heures de danse par jour pendant douze ans, la danse est dans mes os, dans mon cœur, dans mon sang. Je suis comme Nomi, je ne peux pas exister sans danse dans ma vie. J’ai de la chance d’avoir trouvé quelque chose qui me donne tant de vie, de joie » déclarait la comédienne pendant le tournage, victime de slut shaming[2] à la sortie du film.

Illustration 5
Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet © Photo : Jérôme Pique

À travers ce récit se dessinent tous les autres, ceux que l’on imagine nombreux, de ces femmes ayant appris à naviguer en eaux troubles, à se taire constamment humiliées, et dont l’actualité, traversée par une vague de libération de la parole dans le milieu du théâtre et du cinéma, révèle l’ampleur. « Il s’agit de survivre dans un monde peuplé d’ordures [3] » résumait le cinéaste Jacques Rivette à propos de Showgirls, estimant qu’il s’agissait de l’un « des plus grands films américains de ces dernières années, le meilleur film américain de Verhoeven et le plus personnel ». « My ego is not my amigo » déclare – dans la pièce – Nomi Malone lorsqu’elle parvient au sommet. Cette sentence qui sonne comme un mantra pourrait très bien avoir été prononcée par Elizabeth Berkley, ou encore par Marlène Saldana jouant Elizabeth Berkley qui joue Nomi Malone, sans doute pour ne pas répéter la domination qu’induit le pouvoir, ne pas reproduire une nouvelle forme de patriarcat. De la couleur et du bruit, du cynisme et de la vulgarité comme voulu par le réalisateur néerlandais, la pièce à l’esthétique queer, réhabilitation scénique hilarante et frénétique, porte en elle la rage d’une logorrhée libératrice que rien ne pourra désormais arrêter, une prise de pouvoir qui sur scène se traduit par un formidable plaidoyer féministe.

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Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet © Photo : Jérôme Pique

[1] Entretien avec Jonathan Drillet et Marlène Saldana, propos recueillis par Victor Roussel, reproduit dans le livret du spectacle, Théâtre de la Bastille, Paris, du 26 février au 9 mars 2024.

[2] Cette expression, traduisible en français par « intimidation (ou humiliation) des salopes » ou « couvrir de honte les salopes », regroupe un ensemble d'attitudes individuelles ou collectives, agressives envers les femmes dont le comportement sexuel serait jugé « hors-norme ».

[3] Frédéric Bonnaud, « Jacques Rivette – la séquence du spectateur », Les Inrockuptibles, 25 mars 1998, https://www.lesinrocks.com/cinema/jacques-rivette-la-sequence-du-spectateur-100891-25-03-1998/

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Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet © Photo : Jérôme Pique

SHOWGIRL -  Conception, texte et interprétation Jonathan Drillet Marlène Saldana librement inspiré de Showgirls de Paul Verhoeven (1995). Création musicale : Rebeka Warrior. Mix : Krikor. Conseil chorégraphique : Mai Ishiwata. Scénographie : Sophie Perez. Sculpture : Daniel Mestanza. Création costumes, maquillage et perruques : Jean-Biche. Lumières : Fabrice Ollivier. Son : Guillaume Olmeta. Assistant : Robin Causse. Régie générale : François Aubry dit Moustache. Production : Fabrik Cassiopée, Chloé Perol. Diffusion et administration Fabrik Cassiopée Manon Crochemore & Mathilde Lalanne. Production déléguée The United Patriotic Squadrons of Blessed Diana. Coproduction Nanterre Amandiers - Centre dramatique national, Centre Chorégraphique National de Caen en Normandie, Comédie de Caen - Centre dramatique national de Normandie, Charleroi Danse, Théâtre Saint-Gervais Genève, Les SUBS (Lyon), La rose des vents - Scène nationale Lille métropole Villeneuve d’Ascq, TAP - Scène nationale de Poitiers et La Comédie de Reims. Remerciements à Pierre Hardy, Philippe Quesne, Neonglazenails, Cédrick Debeuf Studio, Marc Chevillon, Jérôme Pique, Makoto Chill Okubo, César Vayssié, Pierre Desprats, Narcisse Agency, Warriorecords, Elise Lahouassa et Paul Verhoeven. Spectacle vu le 26 février 2024 au Théâtre de la Bastille, Paris.

Théâtre de la Bastille du 26 février au 9 mars 2024,

CDN Besançon Franche-Comté du 12 au 14 mars 2024.

Le Quartz, Scène nationale de Brest du 17 au 19 avril 2024.

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Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet © Photo : Jérôme Pique

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