« Alors... veux-tu de moi comme ta dernière épouse ?
Je ne t’offre pas une bague.
Je t’offre cent soldats de plomb
et je demande en échange que les rêves
soient plus réels que la vie.
Moi, je vis en permanence dans mes rêves,
et je ne rends que rarement visite à la réalité ».

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La scène, vide, apparait gigantesque. Les murs et le sol, revêtus de grandes tentures rouges, participent de cette démesure, offrant une atmosphère baroque que viendra bientôt amplifier la bande son, alternant musique classique et pop festive, de Bach aux Pet Shop Boys. Au fond, dans la partie centrale du plateau, un broc d’eau et une sorte de bassine surélevée, tous deux d’un blanc immaculé, se détachent du mur du fond à la couleur écarlate, pourpre solennel de l’église. L’espace qui délimite la scène côté cour est fermé par une rangée de fauteuils roulants, symbolique cordon sanitaire, sorte de frontière ou plutôt d’interstice entre le monde des vivants et celui des morts, les limbes, l’antichambre de Tanatos. Côté jardin, un seul fauteuil roulant fait face aux autres. Bientôt, la figure papale traversera la scène. Bientôt, une naine vêtue d’un tailleur se tiendra immobile dans le rond de lumière que dessinera une poursuite, fixant les spectateurs sur une musique technopop trop forte, bientôt retentiront les trompettes universellement annonciatrices, lançant un appel à l'attention, un avertissement, une incitation à la préparation ou même peut-être à la mobilisation contre une menace. Alors, elle entrera en scène, seule, vêtue d’un déshabillé blanc ouvert qui découvre toute son anatomie, et chaussée de socquettes blanches dans des chaussures noires vernies à boucle, comme en portaient les petites filles. Elle préparera le rituel, se saisira du haut-récipient pour venir le placer au centre, fera de même avec le broc, tournera le dos aux spectateurs, placera son corps au-dessus de ce que l’on devinera alors comme un bidet, relèvera sa longue chemise, se penchera, et commencera à laver son sexe. Lorsqu’elle aura terminé ses ablutions aussi intimes que politiques, elle recueillera l’eau souillée dans un petit seau traditionnellement réservé à la liturgie catholique. Elle prendra ensuite le goupillon reposant dans le bénitier, et arrosera allègrement les spectateurs des premiers rangs, les aspergeant de cette eau devenue bénite par son action. La cérémonie théâtrale pourra alors commencer.

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« Je suis Bergman »
Angélica Liddell fait d’Ingmar Bergman (1918-2007) la figure centrale de « Damön El funeral de Bergman »,pièce hantée par les démons, les fantômes et les songes, second volet de la « Trilogie des funérailles », cycle qu’elle consacre à l’approche de la mort. Le réalisateur suédois est une référence récurrente chez l’artiste espagnole. Elle l’avait déjà convoqué dans « Primera carta de San Pablo a los Corintios » en 2014. Les thèmes majeurs du cinéma de Bergman s’organisent autour de la peur de la solitude, l’absence de Dieu, la crainte de la mort et les déchirements du couple. Autant de sujets qui préoccupent Liddell elle-même. Le spectacle n’est pas un hommage au cinéaste suédois, mais doit être plutôt compris comme la reconnaissance de son fantôme. « Il ne s’agit pas d’un tableau vivant, il s’agit de se souvenir de ses films comme d’un rêve, d’un fantôme ou d’un démon qui apparaît et disparaît à l’intérieur de moi[1] » précise-t-elle. Après avoir suivi la cérémonie d’enterrement de Jean-Paul II à la télévision, Bergman va décider de mettre lui-même en scène et dans les moindres détails ses propres funérailles, interdisant les discours et le sentimentalisme. La pièce rejouera ses obsèques à l’issue desquelles Liddell le demandera en mariage. Avant de mourir, Bergman avait pris soin d’établir la liste de ses démons[2]. « Je devais déjà être vieille à vingt ans car j’avais les mêmes préoccupations qu’Ingmar Bergman : la solitude, l’angoisse, les fantômes, la peur de la mort, la religion, le rapport à la mère sont des choses que je porte en moi depuis l’enfance. Grâce à Bergman, j’ai pu leur donner un nom[3] » explique Angélica Liddell. Elle convoque ici ses propres démons, qui sont aussi les nôtres, le temps d’une cérémonie d’expiation, un rituel au cours duquel elle éructe pour mieux vociférer sa litanie des griefs qui condamne l’humanité et son insupportable hypocrisie. La puissance des images convoquées par Angélica Liddell, à la fois polysémiques, incandescentes et provocatrices, combinée à sa radicalité ne laissent aucune échappatoire aux spectateurs, condamnés à entendre ce que nous nous sommes appliqués à passer sous silence jusqu’à présent avec une constance assez remarquable, contraints de regarder en face notre propre reflet dans le miroir que nous tend l’artiste. On ne sort pas indemne d’un spectacle d’Angélica Liddell. L’expérience, à la fois physique et poétique, est viscérale.

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« Les démons du cinéaste sont mes démons »
Tournant le dos au public et s’appuyant sur les propos de Bergman extraits de ses carnets[4], Angélica Liddell ouvre les hostilités en réglant ses comptes avec les critiques de théâtre ayant éreinté ses spectacles précédents qui s’inscrivent dans une œuvre clivante, sans concession. L’artiste lit de courts extraits d’articles à charge, terminant en citant le nom de leur auteur – la plupart d’entre eux étaient présents le soir de la première du spectacle qui ouvrait le dernier Festival d’Avignon –, l’accompagne parfois d’un geste comme montrer ses fesses ou d’un jeu de mot qui rapprochait le nom d’un critique d’une insulte en espagnol. Celui-ci, les spectateurs ne l’entendront pas, une plainte pour injure publique ayant été déposée après la première. Ils liront l’exposé de l’affaire dans le court texte qui s’affiche sur le mur du fond. On réalise alors que pour Liddell, la critique est une forme d’extrême violence faite aux artistes. « Je suis Bergman » profère-t-elle. « Vous êtes dans l’obscurité et moi dans la lumière ». La parole d’Angélica Liddell a toujours été une parole de feu, qu’elle évoque la critique, Dieu, ou l’absurdité humaine. « Allons-nous mourir par manque de pessimisme ? » interroge-t-elle. Plus tard, elle ordonnera : « Soyez sales » ! Le discours dure, la charge est terrible, à la hauteur d’une humanité qui se tient en permanence au bord du gouffre. Le flot de parole ininterrompu se transforme en transe, l’artiste se fait prêtresse, oracle, Cassandre des temps présents.

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La cérémonie prend les allures bizarres d’un songe lorsque quatre croque-morts au nez rouge, flanqués d’un chariot sans doute de réa, donc illusoire, font leur apparition. Une vingtaine de petits vieux prennent place derrière autant de fauteuils roulants, en même temps qu’un enfant et quatre jeunes femme leur font face, de l’autre côté des fauteuils, pleinement dans la vie. Liddell bandera les yeux de l’enfant afin qu’il soit préservé de la débauche à laquelle se livre une société décadente. Sur un brancard, le cadavre d’une femme âgée ressuscite lorsque les mains papales se posent sur elle. « Quand est-ce qu’on va mourir ? » L’interrogation sera répétée plusieurs fois au cours du spectacle. « Vieillir est une tâche ardue », dit-elle en paraphrasant Schopenhauer. « Puisse le théâtre nous y aider ». Rarement on aura montré sur scène des corps âgés de façon aussi crue, des corps d’ordinaire interdits exhibant leurs chairs molles et flasques, des corps en fin de vie, presque morts. « À cette étape de ma vie, la peur de la mort est devenue intolérable[5] » avoue-t-elle. Dans ce rituel étrange, entre rêve et réalité, les croque-morts font maintenant mine de déféquer à même le sol pendant que les jeunes femmes, entièrement dévêtues, provoquent les vieux en tentant de réveiller une libido que l’obsession humaine pour la copulation, thèse développée un peu plus tôt par Liddell, a dû inscrire dans la mémoire des corps. Le sexe imprègne la pièce de bout en bout. Il insuffle la vie. Un peu d’amour avant de mourir, de la splendeur, partout le stupre. Et des flots de merde qui ne cessent de sortir des corps tentant de purger une humanité fondamentalement vile et fourbe.

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Bergman montre que les possibilités humaines de l’horreur sont innombrables, voire infinies. L’humanité se compose d’êtres inachevés, coincés entre honte, culpabilité, haine, colère… ce qui détermine notre incapacité de vivre. Il est impossible de séparer l’injustice de l’humain. Dans « Le songe » de Strinberg, que Bergman a mis en scène plusieurs fois au cours de sa carrière et dont un extrait est ici rejoué, la fille d’Indra, descendue sur terre pour observer le comportement des humains, en arrive à la conclusion que « Nous sommes mauvais par nature ». La condition humaine tout entière semble définie par sa pourriture. Que l'on aime ou que l’on abhorre le théâtre d’Angélica Liddell, il faut bien reconnaître à l’autrice-metteuse en scène-performeuse espagnole ce don de transformer la fange en sacré, de sublimer le pourrissement. Si ses pièces, à l’intensité rare, sont douloureuses, c’est qu’elles révèlent le pire de nous. Angelica Liddell nous fait grandir. Le spectacle rejoue alors les funérailles de Bergman sous la conduite d’un pasteur femme. Pendant le sermon, les hommes se mettent à manger des pommes et les femmes retirent leur robe. Par quatre fois, la cérémonie religieuse sera rendue inaudible, recouverte par un bruit anormalement puissant : celui des pales d’un hélicoptère, du déclanchement de l’alarme de sureté nationale, le vacarme de bombardements d’une guerre, « That’s all Folks », la musique du générique de fin des Looney Tunes. Le public n’entendra presque rien de l’homélie, comme si celle-ci était disqualifiée d’emblée, entre le tragique et le ridicule. « Reproduire ses funérailles comme une pièce de théâtre, c’est inviter les spectateurs à se transformer en paroissiens, c’est transformer le théâtre en église, faire en sorte que le théâtre ait la force de la religion, que chacun d’entre nous prie pour le salut de son âme et pour notre salut collectif[6] » explique Angélica Liddell. Dans sa volonté de mise en scène de ses propres funérailles, Bergman met en jeu le dernier démon qui n’est pas la mort mais la vanité. « Quand est-ce que je vais mourir ? » demande l’enfant. « Toujours » lui répond Liddell.

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[1] Angélica Liddell, Les démons du cinéaste sont mes démons, Entretien réalisé par Moïra Dalant pour le Festival d’Avignon, mars 2024
[2] La peur, la colère, la paresse, le contrôle, le ressentiment.
[3] Angélica Liddell, op. cit.
[4] Carnets 1955-2001, Ingmar BERGMAN, traduit du suédois par Jean-Baptiste Bardin, Carlotta Films, 1072 pages.
[5] Angélica Liddell, op. cit.
[6] Ibid.

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DAMÖN EL FUNERAL DE BERGMAN - un spectacle d’Angélica Liddell en espagnol, français, suédois, surtitré en français, avec Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Tina Pour-Davoy, Sindo Puche, Daniel Richard, Nemanja Stojanovic et la collaboration de l’habilleuse du Dramaten Erika Hagberg et de David Abad, et les figurants Patricia Burkhalter, Francine Billard, Paule Coste, Jean-Luc Coutton, Léa Delaporte, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Louise Greggory, Jeanne Heuclin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Manon Hugny, Daphné Lanne, Françoise Loreau, Perrine Mechekour, Julia Pal, Kenza Vannoni et la violoncelliste Laura Meilland et les enfants (en alternance) Axel Delage (27 sept, 3, 6 oct), Adam Ghosn-Sordet (26, 28 sept, 1er, 4 oct), Ange Tomasini (29 sept, 2, 5 oct) et la voix de Jonas Bergström. Texte, mise en scène, scénographie, costumes Angélica Liddell, lumière Mark Van Denesse, son Antonio Navarro, assistanat à la mise en scène Borja López, traduction pour le surtitrage Christilla Vasserot, production Gumersindo Puche, production Atra Bilis / Iaquinandi SL, coproduction Festival d’Avignon, Odéon- Théâtre de l’Europe, Teatros del Canal – Madrid, Théâtre de Liège, Théâtre dramatique royal – Dramaten / Stockholm, Grec – Festival de Barcelone, coproduction internationale Prospero – Extended Theatre, remerciement The Ingmar Bergman Foundation, Multicapacitats. Spectacle créé le 29 juin 2024 au Festival d’Avignon, vu le 26 septembre 2024 à l'Odéon-Théâtre de l'Europe.
Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris, du 26 septembre au 6 octobre.

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