
À droite en entrant dans la galerie Éric Dupont, trois petits formats photographiques occupant chacun le centre de l’un des trois murs illustrent, tels un portrait en noir et blanc, un palmier dans son environnement. Dans cet espace occupé par quelques fauteuils, faisant face au bureau d’accueil de la galerie, dans ces tirages modestes, se trouve la genèse de ce qui vient, un préambule. « C’est au Soudan il y a vingt ans, que j’ai ralenti et réalisé mes premières photographies d’arbres[1] » confie Claude Iverné dans le très beau texte qui accompagne l’exposition. « Puis d’autres au Cambodge, au Sénégal, en Afrique du Sud et un peu partout, sans arrière-pensée ni projet, sans les chercher ». Car le photographe a toujours aimé la présence des arbres, se souvenant de sa première esquisse dessinée pendant un cours d’histoire-géo en 1981, qu’il conserve soigneusement encore aujourd’hui. De ce premier corpus d’images constitué presque malgré lui à partir du Soudan se dégage un protocole aussi flexible que précis. Iverné s’équipe alors d’un matériel de très grand format « pour accéder à des niveaux de détails propres à restituer les impressions de matières, à accéder au modelé photographique caractéristique aux tirages anciens et envisager des restitutions à la mesure du propos[2] », dresser une galerie de portraits.

Hommage au temps long
Ancien photographe de mode[3] passé par la publicité avec laquelle il prend ensuite ses distances, Claude Iverné travaille un temps pour la presse avant de se consacrer depuis plus de vingt ans à l’image documentaire, s’appropriant les procédés d’une photographie ethnographique dont il adopte les principes. Il mène un travail sans contrainte depuis que celui-ci ne relève plus de la commande. Depuis 1998 et la découverte de Darb al Arba’in, la « piste des quarante jours », ancienne piste transsaharienne qui relie historiquement l’Égypte au Sultanat du Darfour pour laquelle il entreprend un travail au long cours, il se rend régulièrement au Soudan, fasciné par cette région méconnue, y apprenant l’arabe, se passionnant pour sa culture et son histoire. « Au Soudan, le monde tournait enfin à ma vitesse[4] » confie-t-il. « Je demandais au dam du chauffeur et de son assistant de ne pas dépasser la vitesse de dix kilomètres par heure. C’est pour moi la vitesse idéale pour regarder et voir tout en se déplaçant ». Adepte de la lenteur, Claude Iverné invite ici à ralentir dans une ode au murissement incarné par la figure de l’arbre face à l’accélération.

En 2003, il cofonde avec plusieurs photographes soudanais et chercheurs internationaux le bureau de documentation Elnour – la lumière en arabe – qui se dote, neuf ans plus tard, d’une maison d’édition. Le lauréat du prix Henri Cartier-Bresson 2015 développe une esthétique incluant « la possibilité critique du visible et de sa perception ». Dans le texte accompagnant l’exposition « Claude Iverné. Photographies Soudanaises » au Musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône, François Cheval écrit : « S’il y a bien une tradition qui assure à la photographie en noir et blanc une certaine prédominance sur les autres médias modernes, c’est sans conteste la vertu du silence[5] ». Celle-ci est revendiquée par le photographe qui s’adresse mentalement au vivant « en silence, de présence à présence », composant l’exposition comme « un document silencieux ».Claude Iverné apprécie l’éloquence du silence. Il photographie le temps suspendu.

« Tout arbre mérite un portrait »
« Parmi les arbres de la même espèce, on n’en découvrirait pas un qui ressemblât de près à un autre[6] » affirmait déjà Léonard de Vinci. Qu’il soit remarquable, ordinaire ou singulier, chaque arbre porte en lui une histoire qui lui est propre en même temps qu’une histoire collective, marqués qu’ils sont dans leur chair par les stigmates de l’anthropocène. Claude Iverné n’en exclut aucun même s’il avoue une affection particulière pour les trognes, autrement appelés « arbres-têtards », résultats de notre exploitation de la nature et du vivant. On prête aux arbres, ces vivants qui composent nos paysages, figures de sagesse et du temps long, des pouvoirs, des qualités curatives même. Si on les vénère, les célèbre, on les asservit, on les détruit aussi.

Sur les murs de la galerie Éric Dupont, les portraits photographiques, tirages au charbon sur papier artisanal, se gondolent, se tordent, enfermant dans leur feuillet les arbres qui semblent se recroqueviller, disparaissent. Pour le vernissage de l’exposition « De Rerum Natura » organisée en septembre dernier à Ithaque, le laboratoire photographique dont il est résident, Claude Iverné s’est affranchi du support papier, performant à l’aide d’une émulsion photo-liquide un immense portrait, le premier pensé comme tel, à la chambre 8x10, de peuplier gris photographié dans la baie de Somme en mars 2021, d’une taille de trois mètres de haut, droit sur le mur d’entrée d’Ithaque. Le tirage in situ expérimental, bien que fixé au mur, s’efface inexorablement, allégorie involontaire et terrible de la disparition des arbres. Claude Iverné compose ainsi un hommage, « mais que je veux dynamique, une invitation à penser. Car derrière ce rideau tranquille, sous l’écorce, se trament d’autres enjeux[7] » prévient-il. « D’innombrables arbres meurent solitaires ou par légions ». Depuis des décennies pourtant l’alerte est donnée. « Le réchauffement, notre économie, nos politiques et leurs réactions combinées en chaine, trop rapides à leur échelle, ne leur laissent qu’une infime chance d’adaptation, donc de survie[8] » rappelle le photographe.

Ne pas confondre l’arbre avec son image. « La réalité est, elle ne s’augmente pas[9] » précise l’artiste qui invite à se laisser « contempler par le portrait d’un arbre à défaut de l’original » afin de ressentir la fragilité incommensurable de ce qui reste à perdre et enfin se réveiller, lutter, résister. « Car la douleur du manque survient toujours trop tard ». C’est précisément cette fragilité muette, cette douleur sourde, que Claude Iverné tente de transcrire dans ses photographies aux tirages précaires simplement épinglées sur les murs, dépourvues de protection, à la merci des visiteurs, exposées au danger humain exactement comme le sont les arbres. Le choix de papiers très légers, dont les fibres visibles augmentent le modelé et l’impression de texture, renvoie à cette lenteur chère à Claude Iverné puisqu’ils ne sont pas manufacturés mais réalisés manuellement par des artisans. Ces mêmes papiers sont utilisés par Iverné pour dessiner. Tirant lui-même ses images, il a élaboré un protocole artisanal afin d’obtenir une très large gamme de gris. Les tirages au charbon présentent des qualités esthétiques et possèdent des propriétés de conservation.

Tout à la fois document muet, ode à la lenteur, invitation à sentir la fragilité sous l’écorce, « Des arbres » est un hommage autant qu’un avertissement à ce que nous sommes en train de perdre et qui ne se révèle précieux que le jour où il disparaît. Comme toujours dans son travail, Claude Iverné se plait à laisser le regardeur errer, s’interroger, laisser son imaginaire l’envahir. Chez lui, les photographies restent des énigmes.

[1] Claude Iverné, texte accompagnant l’exposition « Des arbres » à la galerie Éric Dupont à Paris, du 26 novembre 2022 au 14 janvier 2023.
[2] Ibid.
[3] Il débute sa carrière chez Pierre Cardin de 1985 à 1987. Claude Iverné, « Pierre Cardin, par son photographe Claude Iverné, 22 ans », Blind Magazine, 31 décembre 2021, https://www.blind-magazine.com/fr/stories/pierre-cardin-par-son-photographe-claude-iverne-22-ans/ Consulté le 3 janvier 2023.
[4] Claude Iverné, L’Effacement, texte, 2022.
[5] François Cheval, texte accompagnant l’exposition Claude Iverné. Photographies Soudanaises au Musée Nicéphore Niepce, Chalon-sur-Saône, du 13 février au 22 mai 2016.
[6] Cité dans Alain Mérot, Du paysage en peinture dans l’Occident moderne, Gallimard, Bibliothèque illustrée des images, 2009, 448 pp.
[7] Claude Iverné, texte accompagnant l’exposition « Des arbres », op. cit.
[8] Ibid.
[9] Ibid.

CLAUDE IVERNÉ. DES ARBRES - jusqu'au 14 janvier 2023, prolongée jusque mi-février 2023.
Galerie Éric Dupont
138, rue du Temple
75 003 Paris