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C’est une histoire familiale qui occupe cette année la chapelle Saint-Martin-du-Méjan à Arles, celle de l’artiste franco-palestinien Taysir Batniji. Lauréat en 2017 du programme « Immersion » – commande photographique franco-américaine incluant des résidences croisées – initié par la Fondation d’entreprise Hermès, en partenariat avec l’Aperture Foundation, le photographe se rend aux Etats-Unis afin de rencontrer ses cousins d’Amérique qu’il connaît à peine, ne les ayant pas revu depuis son enfance et leur départ de Palestine. Il choisi délibérément de vivre au plus près des membres de sa famille recomposée, immigrés en Californie et en Floride dans les années 1960-70, aidé par la tradition d’hospitalité héritée de leur histoire commune : « (…) la tradition dictait que je devais rester avec la famille. Il était hors de question que je loge dans un hôtel ou loue une autre maison », explique-t-il. Avant le voyage qui, en réalité, se divise en deux séjours distincts, l’artiste réalise de mémoire quelques dessins qui, accompagnés de textes, évoquent le souvenir du domicile familial tel qu’il se le remémore, bâti sur cette terre natale commune, avant l’exode qui sépare physiquement et culturellement les familles. Ces éléments composent le prélude au périple familial que les visiteurs sont sur le point d’entreprendre.
Voir le monde d’un œil apatride

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En 1993, Taysir Batniji quitte la ville de Gaza avec un laissez-passer valable une année, délivré par les autorités israéliennes. Il a vingt-sept ans et la permission de se rendre en Italie afin de poursuivre ses études à Naples. Sur le document, en lieu et place de la nationalité est apposée la mention « non identifiée ». Ce départ volontaire correspond à un désir d’artiste. C’est après l’obtention de sa licence en arts plastiques à l’Université de Naplouse, qu’il rejoint l’Italie où l’attend un stage à l’Académie des Beaux-arts de Naples. C’est en France ensuite qu’il poursuit son apprentissage. L’Ecole nationale supérieure d’art de Bourges, puis l’Ecole supérieure d’art et de design de Marseille Méditerranée lui offrent le cadre officiel pour parachever ses études. Il s’installe ensuite à Paris où il réside depuis 1996. Taysir Batniji est l’unique membre de sa famille immédiate à avoir quitté la Bande de Gaza, sa terre natale où il séjourne régulièrement jusqu’en 2012. Vingt-cinq ans après, le laissez-passer qui l’a rendu apatride en lui autorisant le monde est toujours là. Il l’a soigneusement conservé à la manière d’un témoignage, une preuve au cas où on douterait de lui. Ce bout de papier est l’une des nombreuses choses qu’il partage avec ses cousins d’Amérique. Le voyage qu’il entreprend alors à la rencontre d’une famille éclatée par la diaspora va au-delà d’une simple réunion qui signerait des retrouvailles longtemps désirées. C ‘est un voyage éminemment intérieur qu’il s’apprête à parcourir et que restitue l’exposition « Gaza to America. Home away from home ». Cette odyssée reflète sans doute aussi d’autres histoires intimes, celles de personnes qui comme lui ont dû se construire loin de chez elles, à travers une histoire commune qui diverge parfois lorsqu’elle se raconte, une langue commune qui, à force de se parler loin de son foyer d’origine, adopte un autre accent, une autre culture. C’est l’amer constat de ne pas être compris lorsqu’on (re)vient visiter ce lieu originel quitté à regrets ou conté par d’autres, et dont on s’aperçoit qu’il n’existe véritablement, tel un souvenir fantasmé, que dans l’imagination de ceux qui l’ont connu. Ce sentiment étrange, on le retrouve dans les familles qui évoluent dans un entre-deux culturel et géographique, entre-deux qui occupe une place centrale dans le travail de Taysir Batniji comme en témoigne les séries plus anciennes évoquant la vie en Palestine, exposées à l’étage de la chapelle.
Vivre parmi des « étrangers familiers »

A Arles, « Gaza to America. Home away from home » est l’une des cinq expositions qui, réunies sous le titre « America great gain ! » posent un regard extérieur sur les Etats-Unis. L’exposition prend la forme d’une gigantesque installation où sont aménagés des espaces physiques recevant les strates temporelles et géographiques qui, additionnées, donnent forme à une histoire familiale séparée par l’exil. Des médiums aussi divers que la photographie, la vidéo, le dessin, se mettent au diapason du sujet pour mieux l’incarner. Ainsi, cet ensemble de portraits filmés, de dessins souvenirs, de veilles photographies aux couleurs délavées, d’objets officiels marqués par le temps … recompose une histoire intime qui se confond avec celle des origines perdues, et donne les clefs de lecture de cette diaspora familiale.

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De Khadra, venue avec son mari et ses enfants vivre en Californie à la fin des années soixante-dix après y avoir séjourné plusieurs fois, on ne verra que les mains. Filmées en gros plan, elles renferment les photos jaunies que l’on a extraites de l’album des souvenirs. Ce sont ces mains qui rythment le récit de l’histoire familiale que sa voix, hors champ, raconte au fil des images. Aux portraits solitaires ou de groupe en noir et blanc attestant d’une origine commune se substituent rapidement des scènes de la vie quotidienne prises désormais ici. Ces images attestent de cette double culture hybride qui la définit maintenant : « Ma patrie d’origine, c’est la Palestine, mais ici c’est une maison loin de la maison Oui, c’est comme à la maison.» répond-elle à Taysir Batniji lorsqu’il l’interroge sur son sentiment d’appartenance aux Etats-Unis. Ce que l’artiste dévoile ici, c’est que c’est dans les actes anodins effectués chaque jour tel que cuisiner par exemple ou pratiquer sa religion, que perdure une culture palestinienne. C’est précisément dans ces intersites, qui ressuscitent en quelque sorte les morts, lorsque d’autres répètent presque mot pour mot, geste pour geste, certains rituels d’une culture commune, que l’appartenance à une famille, à une société d’individus, à une histoire commune s’incarne. C’est parce qu’ils reproduisent des actes autrefois effectués par un être cher (un père, une tante) que les cousins d’Amérique deviennent pour Taysir Batniji des « étrangers familiers », des êtres presque inconnus mais dont l’héritage commun permet de matérialiser (sans doute plus que la chair) ce lien filial, familial. Pour autant, cette gestuelle commune s’entremêle à la culture locale américaine, plaçant chacun des membres de la famille dans un double environnement socio-culturel qui leur interdit de se définir comme des Palestiniens ou des Américains à part entière. C’est sans doute le sous-titre de l’exposition « La maison loin de la maison » qui qualifie le mieux ce statut hybride.

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Ce sentiment d’appartenance à deux cultures qui s’opposent parfois, si bien qu’il peut être vécu douloureusement, est manifeste dans les récits des adolescents ou jeunes adultes nés ici, pris entre l’héritage culturel de leur parents et la participation à une culture locale dominante qui s’exprime hors de la maison. Une culture qui, parce que commune à une nation qui s’est inventée par l’immigration, semble vouloir tout aplanir, tout effacer. Ainsi, elle ne cherche pas à comprendre l’héritage culturel propre à chacun de ses enfants, comme lorsque Safa, adolescente métissée (de père palestinien et de mère marocaine) explique face caméra qu’il est plus facile de répondre oui lorsqu’on lui demande si sa couleur de peau est noire que de préciser son ascendance palestinienne qui impliquerait l'explication d'un conflit complexe que ses interlocuteurs ne comprennent pas. Lorsqu’on l’interroge sur sa position vis-vis de la communauté noire, elle évoque une grande proximité, des affinités communes qui lui permettent de se sentir à l'aise au sein de celle-ci plutôt qu'avec une autre.

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Loin de prétendre à une histoire exhaustive de la diaspora palestinienne ou arabe aux Etats-Unis ou de donner à voir la vie de ses cousins d’Amérique dans toute sa complexité, Taysir Batniji livre ici le ressenti d’une expérience personnelle : « Ces œuvres sont plutôt mes impressions, nées de ces rencontres, variant dans leur intensité, selon le contexte, le lieu et le degré d'interaction avec ces membres de ma famille. » précise-t-il. Pourtant, en côtoyant ses cousins qu’il connaît si peu, il éprouve l’étrange sensation de se voir à travers eux : « Je les connaissais, nous partagions des liens familiaux, mais en même temps, ils m'étaient étrangers et il y avait beaucoup de choses sur leur vie familiale que je ne connaissais pas et que je devais apprendre à travers des conversations et des entretiens. (…) Il nous a fallu du temps pour nous familiariser, mais pendant tout ce temps que j'ai passé avec eux, il y avait toujours des comparaisons entre moi et eux, alors pour moi c'était une sorte de miroir. » Les visites familiales sont aussi prétextes à une étude comportementale où l’artiste examine la façon dont ses cousins, comme d’autres sans doute, reconstruisent un espace familier, personnel dans un environnement éloigné tant culturellement que géographiquement de celui dont ils sont issus. C’est précisément cette « maison loin de la maison » que revendique le titre. En composant une œuvre personnelle qui rassemble cent quarante-six pièces qui, telles des outils artistiques et sociologiques, donnent corps au récit intime de l’exode familial, Taysir Batniji approche l’histoire d’une famille palestinienne, la sienne. Comme beaucoup d’autres, elle continue tant bien que mal à exister dans cet entre-deux culturel et géographique propre à ceux qui connaissent l’exil. La permanence dans l’itinérance choisie comme subie, est pour eux la condition d'une réinvention de soi.
Toutes les citations de l’artiste sont extraites de l’entretien accordé le 17 juillet 2018 au quotidien anglophone d’Abu-Dhabi, The National.
Taysir Batniji, "Gaza to America. Home away from home" - Du 2 juillet au 23 septembre 2018 - Tous les jours, de 10h à 19h30;
Chapelle Saint-Martin-du-Méjan (dans le cadre des 49èmes Rencontres de la photographie d'Arles), Place Nina Berberova 13200 ARLES