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Billet de blog 2 août 2025

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Les mémoires troubles de Dunking Island

Dans la Chapelle de l’Oratoire à Nantes, Capucine Vever déploie « Dunking Island », installation vidéo et sonore immersive qui projette le visiteur dans une dérive hypnotique aux abords de l’île de Gorée, dans la baie de Dakar. Cette odyssée maritime épouse le point de vue de l’océan pour mieux éprouver la montée des eaux et la disparition de l’histoire.

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Illustration 1
Capucine Vever, Dunking Island (2022, 35 min) Vidéo HD, stills du film © ADAGP, Paris, 2024 / Capucine Vever

C’est dans la Chapelle de l’Oratoire[1], qui depuis la rénovation du musée d’arts de Nantes, fait partie intégrante du parcours muséographique, y accueillant des expositions temporaires, qu’est projeté tout l’été « Dunking Island » (2021-2022) de Capucine Vever. L’installation immersive, composée de six écrans fragmentés et d’un acousmonium[2] sur mesure conçu avec le compositeur Valentin Ferré, s’impose comme une méditation visuelle et sonore sur la mémoire, l’écologie et les blessures invisibles d’un territoire marqué par l’histoire coloniale et les ravages contemporains du capitalocène. À la manière d’un phare balayant l’obscurité, « Dunking Island » éclaire les interstices d’un réel insaisissable, dans lequel passé et présent s’entrelacent dans un déferlement métaphorique de vagues, aussi envoûtant qu’inquiétant.

Illustration 2
Vue de l’installation vidéo et sonore « Dunking Island », Capucine Vever, texte et voix par Wasis Diop et musique par Valentin Ferré. Chapelle de l’Oratoire — Musée d’arts de Nantes, 10 mai — 21 septembre 2025. Commissariat : Marie Dupas et Patrice Joly © Musée d'arts de Nantes – Cécile Clos

L’Océan pour vedette

Dès l’entrée dans cet espace où les volumes généreux dialoguent avec une acoustique singulière, le visiteur est happé par une expérience sensorielle totale. Les six écrans, disposés comme autant d’îlots flottants, fragmentent un film tourné dans les eaux de la baie de Dakar. L’océan, personnage central de l’œuvre, impose sa présence par ses mouvements lents, ses ressacs et ses murmures. Capucine Vever choisit de placer la caméra au niveau de l’eau, adoptant le point de vue de cet océan qui, millimètre après millimètre, érode l’île de Gorée, lieu emblématique de la traite négrière du XVème au XIXème siècle. Cette perspective décentrée, presque animiste, renverse les paradigmes traditionnels de la représentation : ici, l’humain n’est plus le maître du regard, mais un témoin immergé dans un écosystème vivant, chargé d’histoires et de traumatismes. Le film va et vient entre les plans des pêcheurs lébous[3] et leurs techniques ancestrales, et ceux de bateaux-usines échoués, vestiges contemporains d’une surindustrialisation qui détruit les fonds marins. Ce contraste visuel, entre la grâce des gestes ancestraux et la violence industrielle, tisse une narration dans laquelle l’écologie et l’histoire coloniale se confrontent dans un dialogue aussi muet que percutant. L’acousmonium, composé de seize enceintes et quatre caissons de basse, amplifie cette immersion. La bande sonore, fruit d’une collaboration avec Valentin Ferré et portée par la voix du chanteur lébou Wasis Diop, mêle chants traditionnels en wolof et en français à des enregistrements quadraphoniques de pêcheurs et des bruits sous-marins captés dans la baie. Cette texture sonore, à la fois enveloppante et fragmentée, agit comme une cartographie auditive, guidant le spectateur dans une déambulation libre au sein de l’installation. Le rythme lent du film, calqué sur le flux et le reflux des vagues, impose une temporalité autre, presque géologique, qui contraste avec l’urgence effrénée de notre époque. En s’inspirant des savoirs locaux et des récits des pêcheurs lébous, Capucine Vever réinscrit l’océan comme un espace de mémoire, loin des visions utilitaristes qui le réduisent à une ressource à exploiter.

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Vue de l’installation vidéo et sonore « Dunking Island », Capucine Vever, texte et voix par Wasis Diop et musique par Valentin Ferré. Chapelle de l’Oratoire — Musée d’arts de Nantes, 10 mai — 21 septembre 2025. Commissariat : Marie Dupas et Patrice Joly © Musée d'arts de Nantes – Cécile Clos

Poétique de l’invisible

 « Dunking Island » rend perceptible l’imperceptible. La montée des eaux, phénomène climatique dont les effets sont à la fois infimes (3,3 mm par an) et colossaux (265 milliards de tonnes de glace fondant chaque année), échappe au regard humain. En plongeant sa caméra dans les fonds marins, l’artiste révèle ce qui se dérobe : un paysage sous-marin dans lequel les poissons tropicaux côtoient une kyrielle de plastiques, des filets abandonnés et des vestiges rouillés de bateaux. Ces images, à la fois fascinantes et dérangeantes, traduisent une réalité dans laquelle la beauté de la faune aquatique se heurte à une pollution omniprésente. Comme l’écrit Élise Girardot, « le récit nous mène vers un paysage de détritus, où des méduses isolées flottent au milieu des nuées de sacs plastiques et de canettes au remous léger et étrangement gracieux[4] ». Cette grâce paradoxale, captée par une caméra sensible aux moindres vibrations de la lumière sous l’eau, transforme l’horreur écologique en une fable poétique, dans laquelle la tragédie s’exprime dans une lenteur hypnotique.

Illustration 4
Vue de l’installation vidéo et sonore « Dunking Island », Capucine Vever, texte et voix par Wasis Diop et musique par Valentin Ferré. Chapelle de l’Oratoire — Musée d’arts de Nantes, 10 mai — 21 septembre 2025. Commissariat : Marie Dupas et Patrice Joly © Musée d'arts de Nantes – Cécile Clos

Capucine Vever, en s’appuyant sur une approche contextuelle développée au fil de résidences[5], ne se contente pas de documenter. Elle détourne les outils de captation – caméras sous-marines, enregistrements quadraphoniques, montages fragmentés – pour produire ce que Marion Zilio appelle très justement des « cartes vivantes[6] », écrites « du dedans, du dessous ». Celles-ci, loin des abstractions cartographiques conventionnelles, sont incarnées, stratifiées, pleines de récits et de présences non-humaines. Elles traduisent une volonté de « repeupler les cartes » par des traces subtiles, qu’il s’agisse des chants lébous, des trajectoires des cargos ou des micromouvements des détritus sous-marins. Cette poétique de l’enfouissement, dans laquelle l’invisible devient palpable, est au cœur de l’esthétique de l’artiste, qui navigue constamment entre figuration et abstraction, réalité et fiction.

Illustration 5
Vue de l’installation vidéo et sonore « Dunking Island », Capucine Vever, texte et voix par Wasis Diop et musique par Valentin Ferré. Chapelle de l’Oratoire — Musée d’arts de Nantes, 10 mai — 21 septembre 2025. Commissariat : Marie Dupas et Patrice Joly © Musée d'arts de Nantes – Cécile Clos

Ode écologique et politique

« Dunking Island » n’est pas seulement une œuvre contemplative. Elle est profondément politique. En prenant pour décor l’île de Gorée, lieu chargé de l’histoire de l’esclavage, Capucine Vever tisse un parallèle entre les violences du passé colonial et celles du présent écologique. L’océan, témoin silencieux des déportations humaines, devient aujourd’hui le réceptacle des excès du capitalisme globalisé, de la pollution plastique à l’exploitation des fonds marins, en passant par l’érosion côtière. En juxtaposant des images de pêcheurs lébous à celles de bateaux-usines, l’œuvre interroge la coexistence de pratiques traditionnelles et de logiques industrielles destructrices. Elle met en lumière les effets dévastateurs du capitalocène, parmi lesquels la montée des eaux, conséquence du réchauffement climatique, menace d’effacer l’île et sa mémoire. Cette dimension politique est renforcée par le choix de l’artiste de collaborer avec des acteurs locaux – pêcheurs, chercheurs, artistes sénégalais – lors de sa résidence à Dakar. Ces rencontres, essentielles à sa démarche, confèrent à l’œuvre une authenticité et une profondeur qui transcendent le simple geste artistique. En intégrant la voix de Wasis Diop et les savoirs des Lébou, Capucine Vever ne se positionne pas comme une observatrice extérieure, mais comme une passeuse d’histoires, une médiatrice entre des temporalités et des géographies disjointes.

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Vue de l’installation vidéo et sonore « Dunking Island », Capucine Vever, texte et voix par Wasis Diop et musique par Valentin Ferré. Chapelle de l’Oratoire — Musée d’arts de Nantes, 10 mai — 21 septembre 2025. Commissariat : Marie Dupas et Patrice Joly © Musée d'arts de Nantes – Cécile Clos

Si « Dunking Island » impressionne par sa cohérence formelle et conceptuelle, elle tire sa force de son caractère inachevé, ouvert. Les fragments projetés sur les écrans, les voix qui se superposent, les images qui oscillent entre surface et profondeur, tout concourt à une expérience dans laquelle le visiteur devient co-auteur du récit. En déambulant librement dans l’installation, il recompose les fragments, superpose les temporalités, tisse ses propres analogies. Cette liberté de circulation reflète l’approche de l’artiste, qui refuse les récits linéaires au profit d’une narration polyphonique dans laquelle l’histoire coloniale, les enjeux climatiques et les gestes ancestraux cohabitent dans une tension productive. Ici, l’horizon n’est plus une ligne stable, mais un espace mouvant, fragile, traversé par des forces contraires. À Gorée, cet horizon tangue, s’enlise, se dissout dans les eaux montantes, rappelant l’urgence de repenser notre rapport au monde. « Dunking Island » n’est pas un cri d’alarme, mais une invitation à écouter l’océan, à plonger dans ses profondeurs pour y lire les traces d’un passé qui continue de hanter le présent. À la croisée de l’écologie, de l’histoire et de l’esthétique, l’installation convie à une traversée dans laquelle l’océan, loin d’être un simple décor, devient un miroir de nos propres errances, de nos responsabilités et de nos espoirs.

Illustration 7
Vue de l’installation vidéo et sonore « Dunking Island », Capucine Vever, texte et voix par Wasis Diop et musique par Valentin Ferré. Chapelle de l’Oratoire — Musée d’arts de Nantes, 10 mai — 21 septembre 2025. Commissariat : Marie Dupas et Patrice Joly © Lisa Villetelle

[1] Lieu de culte jusqu’en 1772 puis devenu bien national, ses fonctions changent pendant près de deux cents ans en devenant successivement siège de tribunal criminel, hôpital, grange à fourrages, caserne de gendarmerie. Rachetée par la Ville en 1963 pour un franc symbolique, la Chapelle ouvre au public en 1989.

[2] Orchestre de haut-parleurs disposé en face, autour et dans le public de la performance.

[3] Les Lébous constituent une communauté au Sénégal. Traditionnellement pêcheurs mais aussi agriculteurs, ils sont concentrés dans la presqu'île du Cap-Vert (Dakar) qu'ils occupent déjà à l'arrivée des premiers colons dans la région. Ils parlent le wolof et sont un sous-groupe de l'ethnie wolof. Ils sont désormais majoritairement musulmans, mais ont conservé des pratiques issues de leur religion traditionnelle.

[4] Élise Girardot, Texte accompagnant l’exposition Capucine Vever, Courir à l'infini, plus loin que tous les regards, Centre d'art Image/Imatge, Orthez (64), du 18 mars au 11 juin 2022.

[5] Notamment à Kër Thiossane à Dakar en 2021.

[6] Marion Zilio, Prismer le réel, texte accompagnant l’exposition Capucine Vever. La peau de l’horizon qui nous entoure, galerie Éric Mouchet, Paris-Bruxelles, du 3 septembre au 8 octobre 2022.

Illustration 8
Capucine Vever, Dunking Island (2022, 35 min) Vidéo HD, stills du film © ADAGP, Paris, 2024 / Capucine Vever

« CAPUCINE VEVER. DUNKING ISLAND » - Commissariat : Patrice Joly, directeur artistique de Zoo centre d’art contemporain à Nantes. Marie Dupas, responsable de l’art contemporain du Musée d’arts de Nantes.

Jusqu'au 21 septembre 2025 - tous les jours sauf le mardi, de 11h à 19h, nocturne le jeudi de 19h à 21h (entrée gratuite).

Musée d'arts de Nantes
10, rue Georges-Clemenceau
44 000 Nantes

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Vue de l’installation vidéo et sonore « Dunking Island », Capucine Vever, texte et voix par Wasis Diop et musique par Valentin Ferré. Chapelle de l’Oratoire — Musée d’arts de Nantes, 10 mai — 21 septembre 2025. Commissariat : Marie Dupas et Patrice Joly © Musée d'arts de Nantes – Cécile Clos

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