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Billet de blog 3 février 2025

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Cornucopia. En quête d’abondance

Dans un futur indéfini mais qui vient après la catastrophe, ceux qui restent, sobres et décroissants par nécessité vitale, rêvent cependant toujours d’abondance. « Cornucopia », second opus « d’autres mondes possibles », évolue dans un décor où se confondent agora et arène, où la société, héritière de croyances et coutumes, oscille entre libertés et contraintes.

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Illustration 1
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

Théâtre dans le théâtre, l’espace épouse une forme circulaire dans laquelle les spectateurs sont invités à prendre place afin d’assister au spectacle qui va se dérouler au centre de cet intrigant décor, tout à la fois agora et arène, centre qui tourne sur lui-même tel un disque gigantesque, si bien que les protagonistes devront s’engager physiquement pour entrer sur scène. Si le dispositif permet au public de multiplier ainsi les points de vue, les comédiens, eux, sont encerclés de toutes parts par les spectateurs. Avant d’entrer dans l’espace circulaire, un personnage en robe prévient le public que « rien dans le spectacle n'a été mis en œuvre dans le but de choquer », s’excusant par avance si certaines scènes réveillent des souvenirs douloureux chez certains spectateurs, déclinant également toute responsabilité dans ce qui pourrait naitre de l’imagination du spectateur. On n’est jamais trop prudent avec les susceptibilités de chacun. À son tour, il demandera aux spectateurs de respecter la sensibilité de la troupe en les remerciant de s’abstenir de toute réflexion désagréable à l’issue de la pièce. Il soulève alors sa jupe. Que le spectacle commence !

Illustration 2
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

Dans un futur lointain, une nouvelle civilisation s’est établie sur les restes de l’humanité, après le grand effondrement qui a vu s’entasser « sur quelques centaines de kilomètres la moitié de la population planétaire », tandis que les plus démunis, l’autre moitié, disparaissaient non s’en avoir multiplié les appels à l’aide, que les gouvernants à l’esprit pragmatique ont pris soin d’ignorer. Toute ressemblance avec des faits réels est purement fortuite. C’est par la naissance d’Azel, déjà grande et dotée de la parole, que s’ouvre la pièce, une naissance aussi synonyme d’un départ dans la communauté, l’équilibre doit être parfait : « Un peuple qui croît mais sans croître » dit une voix off féminine de publicité. C’est le jour de l’Eklesia pour les cornucopiens, sorte de rituel citoyen, rassemblement mensuel au cours duquel sont prises les grandes décisions. Et c’est le public qui incarne l’assemblée réunie autour de ce modèle de société vivant pacifiquement en ayant fait le choix du dénuement pour sa survie. Ici, la nature n’est pas exploitée et l’entraide est la règle. Si la technologie est volontairement invisibilisée – à l’exception des quinze minutes qui clôturent l’Eklesia – pour être au diapason des aspirations des cornucopiens, ces derniers n’ont pas renoncé pour autant à ce qui a causé l’anéantissement presque total de l’humanité : l’abondance. Pour donner forme à ce vieux rêve, tout le monde se tourne vers l’Oracle, une intelligence artificielle hybride prédictive qui pourrait en être la solution.  Mais voilà, Azel, qui plus tard sera rebaptisée Lior, doute. Pour la première fois, l’édifice de la croyance vacille, l’Oracle annonciateur d’abondance ne serait-il qu’un leurre ? 

Illustration 3
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

L’abondance comme Graal

Après « La Germination » qui interrogeait notre incapacité à prendre des décisions radicales malgré l’urgence, la Compagnie Haut et court, qui depuis 1998 interroge le présent pour imaginer demain, livre avec « Cornucopia » le second opus de son cycle de créations en épisodes baptisé « D’autres mondes possibles ». La pièce s’inscrit dans un futur dystopique autour de l’image fantasmée de la Corne d’abondance[1]. Joris Mathieu et Nicolas Boudier imaginent une fable futuriste sur la quête de l’opulence qui a mené l’humanité à sa perte mais avec laquelle il faut renouer. Le but ultime de la société cornucopienne est de n’avoir aucune limite, de se régénérer en permanence. La pensée de l’abondance relève de l’économie. Le terme de cornucopien n’a pas été inventé pour les besoins du spectacle. C’est le nom que l’on donne à celles et ceux qui sont convaincus que la croissance peut être infinie dans un monde fini. Ils incarnent ici ce mouvement de pensée.Le cornucopianisme se construit autour de l’idée que « toutes les limites naturelles peuvent être repoussées en mobilisant une ressource ultime et inépuisable : le génie humain[2] ».

Illustration 4
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

Au sein de ce théâtre d’anticipation, objets et costumes fantastiques se mêlent pour créer un univers plastique visuel singulier. Pour sa première collaboration avec la compagnie, la créatrice de costumes Rachel Garcia a travaillé sur l’hybridité des figures et des corps comme axe central du spectacle, inventant des costumes futuristes étrangement vintages. Ce conte postapocalyptique s’apparente à un songe très pop, très psychédélique, très « boite de nuit ». Le décor s’envisage comme la représentation d’un univers stable et en perpétuelle continuité. Dans cette parodie poétique de science-fiction, la phosphorescence tient une place prépondérante. La lumière fait en effet l’objet d’un traitement spécifique à la faveur d’un dispositif de phosphorescence qui recouvre certaines surfaces, offrant une esthétique théâtrale propre au monde de Cornucopia, qui joue autant sur la disparition de la lumière que sur les traces et survivances qu’elle peut imprimer sur les rétines. C’est aussi de cette façon que se manifeste l’Oracle, sous une forme immatérielle qui laisse toute latitude à l’imagination du public.

Illustration 5
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

Cette société non binaire apparait paradoxale. Si elle finit par mettre tout sous contrôle, elle accepte néanmoins l’autre pour ce qu’il est. La population cosmopolite qui la compose jouit en effet d’une liberté totale pour se définir, en termes de genre ou même d’apparence. Dans cette société, tout est finalement très ritualisé. Tout ici est une vaste farce. La recherche scientifique s’est tournée vers l’existence des pierres qui produisent de l’oxygène sans activité organique. À l’été 2023, des chercheurs[3] observent que des pierres parsemant le fond de l’océan Pacifique, contiennent des métaux qui produisent de l’oxygène alimentant les organismes marins voisins. Cette découverte scientifique majeure remet en cause notre conception de l’origine de l’oxygène sur Terre : la photosynthèse[4]. Dans la pièce, ces pierres d’oxygène soulèvent une question : en quoi placer sa croyance ?

Illustration 6
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

La pièce se fait musicale, s’incarne dans quelque chose d’extrêmement grotesque à l’image de la chanson d’Azel/ Lior qui illustre ce que serait l’industrie de la pop post-ChatGPT où les tubes seraient produits à la chaine par l’intelligence artificielle. Malgré sa platitude, la chanson est redoutable. Elle contraste avec le rap futuriste de l’homme-enceinte, nourrice bienveillante dotée d’un haut-parleur en-dessous de la poitrine. Le spectacle regorge de jeux de mots et autres calambours, à l’instar du système « pierre-to-pierre » qui désigne la façon dont les pierres d’oxygène communiquent entre elles.

Illustration 7
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

De « Blade Runner » à « Hunger Games », Cornucopia, « civilisation raisonnée qui respecte chaque vie », s’inspire du cinéma de science-fiction pour se construire comme une société futuriste post-catastrophe poursuivant le rêve commun de l’abondance. Le théâtre merveilleux de Joris Mathieu nous immerge dans le futur pour mieux nous parler de notre présent, nous interroger sur les raisons de notre immobilisme face aux grands enjeux d’aujourd’hui. Le public prend place dans ces gradins circulaires rappelant l’agora qui, de façon explicite, renvoie à l’idée d’assemblée démocratique. Projet au long cours, « D’autres mondes possibles »incarne la capacité que nous avons à nous engager vers des futurs possibles et désirables. Dans cet univers visuel fantasmagorique traversé de flashs phosphorescents et de moments musicaux, Mathieu et Boudier continuent d’explorer l’émergence de nouvelles formes d’utopies, une façon de retrouver un peu plus la capacité de croire en un idéal. Entre installation immersive, tableau vivant et théâtre d’anticipation, « Cornucopia », société imaginaire faussement utopique, nouveau monde à la bienveillance inquiétante, ne serait-il pas à l’image de la scène circulaire la métaphore d’une humanité qui tourne en rond ?

Illustration 8
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

[1] Cornucopia en latin.

[2] Julian Simon (1932-1998), The ultimate ressource, Princeton University Press, 1981, 734 pp.

[3] Sweetman, A.K., Smith, A.J., de Jonge, D.S.W. et al. Evidence of dark oxygen production at the abyssal seafloor. Nat. Geosci. 17, 737–739 (2024). https://doi.org/10.1038/s41561-024-01480-8

[4] L’oxygène, indispensable à la vie, est produit par les plantes et les algues à partir de dioxyde de carbone et de la lumière du soleil.

Teaser - Cornucopia - D'autres mondes possibles ep. 2 - Joris Mathieu et Nicolas Boudier en cie de Haut et Court © TGN/ CDN Lyon

« CORNUCOPIA » - Mise en scène et écriture Joris Mathieu Dispositif scénique et dramaturgie Joris Mathieu et Nicolas Boudier Mise en espace, scénographie et création lumière Nicolas Boudier Interprètes Philippe Chareyron, Vincent Hermano, Marion Talotti Création musicale Nicolas Thévenet Création vidéo Siegfried Marque Costumes et accessoires Rachel Garcia Aide à la confection Véronique Lorne , Nina Genre, Amélie Mallet, Llana Cavallini et l’Atelier costumes du TNP Construction de la scénographie Ateliers du TNP et équipe technique TNG Régie générale des productions et plateau Stephen Vernay Stagiaire scénographie Juliette Joseph Équipe technique de création Raphaël Bertholin, Théo Gagnon, Jean-Yves Petit, Mathieu Vallet, Thibault Villalta et Gaëtan Wirsum. Production Théâtre Nouvelle Génération – Centre dramatique national de Lyon Coproduction Le Lieu Unique – Scène nationale de Nantes, LUX – Scène nationale de Valence, Les 2 Scènes – Scène nationale de Besançon, Le Théâtre – Scène nationale de Saint-Nazaire, MC2: Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale, La Comédie de Saint-Étienne – CDN Avec le soutien du Théâtre National Populaire – CDN de Villeurbanne, que le TNG remercie chaleureusement pour son accueil en résidence. Spectacle créé le 8 octobre 2024 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne. 

Du 30 janvier au 1er février 2025 

Le lieu unique
Rue de la biscuiterie
44 000 Nantes

Du 4 au 6 février 2025

Scène nationale de Saint-Nazaire
Rue des Frères Pereire
44 600 Saint-Nazaire

Illustration 10
Cornucopia, Cie Haut et Court © Nicolas Boudier

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