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Installé au cœur du complexe d'arts vivants l'Antre-Peaux qui occupe depuis 1984 les bâtiments années trente des anciens Ateliers Leiseing à Bourges, le centre d'art contemporain le Transpalette, se pare de l'univers singulier et onirique de l’artiste britannique Simon English (né en 1959, vit et travaille à Londres) dont le travail de dessin émerge dans les années 1990, en prenant la forme d'une œuvre diaristique, un journal intime imagé, un roman graphique centré sur sa vie. Au cours des décennies suivantes, il se détache d'une narration consciente pour s'ouvrir à l'exploration de territoires intimes, utilisant le support – de papier, de toile –, comme surface d'inscription des réactions affectives qui traversent temporairement son corps : joies, douleurs, obsessions, peurs, colères, addictions, désirs, fantasmes... En les saisissant par le dessin, il confère une matérialité à ses états d’âmes. Les oeuvres de Simon English sont des extensions de lui-même. Elles sont mouvantes, l’humeur fluctuant par définition. Leur construction s’apparente à une pratique de l’art du collage. L'artiste module, retourne, assemble, harmonise plusieurs pièces indépendantes qui vont donner naissance à d’immenses œuvres plastiques, mélanges de cadavres exquis géants, de procédés d’écriture automatique et de pratiques méditatives conduisant à un lâcher prise, un état second proche de la transe, à la lisière des rêves, terrain favorable à l’attention de l’inconscient. La proposition berrichonne porte donc en elle beaucoup d'intimité explique Frank Lamy, le commissaire de l'exposition, qui rencontre Simon English en 2006 : « Depuis, tant la personne que l'œuvre m'accompagnent, me bouleversent ».
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« Conversation with the unknown »
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« Ce n'est pas un hasard si cela a lieu ici, au Transpalette » précise-t-il, rappelant la formidable vitalité d'une scène artistique héritée du mouvement punk et des premiers Printemps de Bourges dans les années quatre-vingt, portée par l'Association Emmetrop depuis sa création il y a trente-six ans, nourrie à l'origine par le désir d'anciens étudiants de l'Ecole nationale des Beaux-arts de Bourges d'inventer un lieu expérimental d'actions culturelles mêlant création artistique et vie quotidienne au cœur d'un espace urbain. L'Antre-Peaux, ensemble unique de libre expression pluriculturelle, a cette particularité rare de dégager une atmosphère de désir, d'appartenance à une famille que l'on se choisit au-delà de la biologie, par affinités de pensée, partage d'une même vision du monde. Simon English s'est rendu plusieurs fois sur place, en résidence, s'imprégnant du lieu, y produisant quatre-vingt pour cent des oeuvres exposées. C'est de ce temps d'immersion qu'est née son envie de bouleverser les pratiques en inversant le cheminement habituel de la visite qui commence ici au sommet du bâtiment pour entamer une descente qui prend la forme de conversation à quatre « voix » entre Simon English, les oeuvres, Frank Lamy et le lieu. Une descente en soi, une descente aux enfers où, plus on progresse, plus la dimension ludique s'affirme.
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Lorsqu'il évoque le montage de l'exposition, Simon English parle d’une « conversation avec l’inconnu ». L'expression, volontairement ambiguë, évoque à la fois la descente vers les tréfonds de l'inconscient, mais aussi l'incertitude d'un dialogue non écrit à l'avance, construit dans une oralité qui par définition se conjugue au présent et donne à l'ensemble son incroyable immédiateté. Le parcours inversé de monstration est aussi celui de sa vie. Si les œuvres sont des prolongements de lui-même, leur support qui recouvre littéralement les murs du centre d'art en est l'épiderme, la peau par laquelle respire un bâtiment qui se fait corps. Le voyage descendant est aussi un paysage intérieur, une mise à nu, une visite jusque dans les entrailles de l’artiste, l’atelier, tout en bas, au rez-de-chaussée du centre d’art. Si la grande importance qu’il accorde au recyclage dans le processus de création est dictée par la contrainte économique de départ, celle-ci est vite transformée en énergie créatrice, en acte de résistance. « Faire avec la situation telle qu’elle est » indique Frank Lamy, résonne comme un engagement pour quelqu’un qui construit son œuvre dans une ville capitale du néolibéralisme. C’est sans matériel ni idée préconçue que l’artiste arrive à Bourges. Sa posture de glaneur lui fait découvrir la ville à travers les éléments ramassés qui composeront la plupart des pièces d’exposition. Les sculptures de ready-made de Simon English sont très proches dans leur esprit des revendications du mouvement DADA qui prônait, il y a plus de cent ans, une remise en cause de toutes les conventions politiques, idéologiques et artistiques. Il pousse sa logique quasi protocolaire du recyclage jusqu’à réaliser les éléments de la scénographie en en récupérant d’autres sur place, ici et maintenant. Pour lui, le lieu de monstration est aussi celui de production. Les titres des oeuvres qui traversent l'exposition, à l'instar de son intitulé, « Your top is my bottom », ont été confiés au commissaire, qui semble les avoir définis selon un jeu sur l'ambivalence des mots, composant un double langage cher à l'artiste. A la lecture littérale se superpose une lecture plus intime de fragments de récits d'une vie qui fut à un moment commune : « The back becomes the front », « Cemetary, the new freedom ». Autant de sentences poétiques qui renversent les certitudes, prennent le contrepied des règles communes.
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« L’inconscient est ma matière »
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Si le travail de Simon English dresse une cartographie de ses états d’âme, de ses être au monde, à travers l’exploration des territoires intimes, celle-ci n’est jamais fermée, ne tourne pas en boucle sur elle-même, bien au contraire. Les bruissements du monde apparaissent par bribes. Ici, le titre d’une chanson populaire, là, des numéros de téléphone, des listes diverses, recontextualisent dans le temps et l’espace le paysage intérieur. Ils sont autant de fragments de vie, repères d’une histoire commune permettant au public de s’approprier cette traversée introspective, de la faire sienne en l’interprétant différemment selon son éducation, son milieu culturel, sa classe sociale. Une histoire universelle dont les variations singulières seraient aussi nombreuses que les visiteurs. L'exposition est axée autour de l'escalier central travaillé comme une sculpture, un vortex, le terrier imaginé par Lewis Caroll, menant du troisième niveau au rez-de-chaussée, des grandes toiles libres, colorées, traversées par des collures de peinture, dont l’assemblage irrégulier évoque les patchworks textiles ; au mur de dessins (2004 – aujourd’hui), journal intime déployé, évoquant comme autant d’autoportraits, les états émotionnels qui nous font nous sentir vivants. Il fait face aux "sculptures totems" aussi appelées "les arbres", dont l'invention est à la fois drôle et sensible à l'image de ce préservatif rempli de plâtre rose. Ces sculptures ont beaucoup accompagné Simon English depuis les années 1990, telles des fétiches, qui pourraient être leur troisième nom. Elles rejouent l’espace de l’atelier, le lieu de création.
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Cette première exposition de Simon English dans un centre d'art français n'aurait pas pu se dérouler ailleurs qu'au Transpalette, héritier de l'esprit libre d'une friche culturelle désirée par une bande d'anciens étudiants des Beaux-arts, devenue aujourd'hui un modèle unique, un espace essentiel pour une création artistique résolument non conformiste, expérimentale et politique, interrogeant les problématiques qui traversent la société contemporaine, privilégiant la circulation des idées plutôt que celle des prix du marché. En représentant ses états de conscience sur la feuille, Simon English les matérialise, leur donne corps, les performe en un sens, révélant ainsi son approche existentielle de la pratique de l’art. Discrètement, de l'intérieur, l’artiste compose une œuvre hautement subversive, anti conformiste, anarchiste dans sa remise en cause des conventions qui établissent les normes. Il renverse par exemple l’habituel parcours de visite d’une exposition, prônant un cheminement descendant qu’annonce l’intitulé « Your top is my bottom », direction synonyme d’échec jusque-là – la descente aux enfers, l’ascension sociale – qu’il détourne pour dénoncer les stéréotypes d’un discours capitaliste où seule la croissance est possible, la montée positive, la performance désirée. Il entreprend le support de façon libertaire. Il n’y a plus de sens, plus de haut ou de bas, d’endroit ou d’envers, de gauche ou de droite. L’action répond à la nécessité, plus à la convention. Alors nait une œuvre-somme à la sincérité bouleversante, tout à la fois autoportrait intérieur et miroir du monde. « Il a fallu longtemps pour que je comprenne à quel point j’étais libre » confie Simon English. Rarement en effet on a ressenti un tel degré de liberté, de conscience d'être vivant.
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« Your top is my bottom », exposition personnelle de Simon English Commissariat artistique de Frank Lamy, jusqu’au 4 avril 2020.
Du mercredi au samedi, de 14h à 19h, visites guidées le 1er samedi du mois à 15h.
LE TRANSPALETTE Centre d’art contemporain
Emmetrop, l’Antre-peaux 24-26, route de la chapelle
18 000 BOURGES