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Trois immenses canapés sont installés à la lisière de trois côtés de la scène comme pour mieux la circonscrire – le quatrième mur, celui invisible qui sépare la scène de la salle, les comédiens des spectateurs, la clôturant tout à fait. Ils délimitent l’espace de jeu, deuxième scène dans la scène, dont la configuration quadripartite lui donne des allures d’arène, bientôt parfois de ring de boxe. Ces canapés apparaissent comme autant d’espaces d’attente pour les comédiens qui les occupent par paire lorsqu’ils ne sont pas en train de jouer. Pas tout à fait sur scène sans en être complètement en dehors non plus, ils s’apparentent à des interstices, des seuils, des espaces « entre deux » où le temps est suspendu, précipitant dans l’ombre les corps alanguis des comédiens dans l’attente de leur retour à la lumière. Les larges assises sont les seuls éléments de décor de la pièce. Accessoires indirects ne jouant aucun rôle dans la dramaturgie du spectacle, ils teintent néanmoins l’atmosphère générale d’une intimité inédite, que leur couleur, aussi sombre que celle des costumes contemporains portés par les protagonistes, enveloppe dans une noirceur abrasive. L’étincelle rendra incandescentes les passions des personnages de l’une des plus belles pièces de Jean Racine, « Phèdre »,que met en scène avec hardiesse Anne-Laure Liégeois. Cette histoire d’un triangle amoureux, écrite en 1677, s’inspire d’Euripide comme le précise Racine dans la préface de la première édition de la pièce : « Quoique j’aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de l’action, je n’ai pas laissé d’enrichir ma pièce de tout ce qui m’a paru le plus éclatant dans la sienne ». Mariée à Thésée, roi d’Athènes, Phèdre est secrètement amoureuse d’Hippolyte, son beau-fils. À l’annonce de la mort de son mari, elle entrevoit un bref instant la possibilité de cet amour, mais Thésée n'est pas tout à fait mort.

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« je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue »
Aussi à l’aise avec les auteurs contemporains que dans le répertoire classique, alternant commandes de textes et nouvelles traductions, Anne-Laure Liégeois s’intéresse avant tout à la langue. « Les auteurs sont tous ‘partitions’ à déchiffrer [1] » affirme-t-elle. Cette même ferveur pour la langue la porte vers les œuvres du répertoire, à la poursuite de leur compréhension absolue, leur interprétation précise. Elle déchiffre ici Racine, sa langue, ses codes qui sont ceux de son époque, pour mieux exprimer ses mots au présent. En faisant le choix de l’épure, la mise en scène laisse toute sa place au texte, faisant redécouvrir la beauté solennelle des alexandrins raciniens, trop souvent ensevelis sous nombre de mises en scène antérieures qui, trop affectées, les rendaient presque obsolètes. « Travailler Racine n’est rien d’autre que travailler le présent. Oui il y a le défi de l’alexandrin, une autre façon de parler ! » explique Anne-Laure Liégeois qui évoque le plaisir de cette expérimentation « comme de l’expérimentation de toute langue (on ne peut pas vraiment dire que Perec, Kane, Bond et toi, parlez comme dans « la vie pour de vrai » !) ». D’autant que la metteuse en scène a déjà fait l’expérience de l’alexandrin en 2012 lorsqu’elle montait « La Place Royale[2] » de Pierre Corneille à la Comédie-Française, même si elle précise que les vers de la pièce de Corneille n’ont pas la force de ceux de la tragédie de Racine, « là chaque scène est un choc ! » avoue-t-elle.

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Si cette Phèdre est bien celle de Racine, Anne-Laure Liégeois se l’approprie pour l’inscrire dans notre présent. « Je sais que Phèdre arrivera ses talons aiguilles à la main et qu’elle aura remonté sa jupe noire de tailleur au-dessus des genoux balançant les dernières convenances » confiait-elle lors des répétitions. Sans changer un seul mot du texte original, elle crée un spectacle résolument contemporain, faisant d’Anna Mouglalis, dont elle partage les combats, une évidente héroïne racinienne. Ensemble, elles fabriquent le personnage à partir des femmes qu’elles sont. « J’ai eu à lire Phèdre à presque toutes les étapes de mon parcours » précise la metteuse en scène. « Je connais cette pièce à la fois comme un souvenir d’enfance, de l’adolescence, et de la jeune femme que j’ai été ». Pour elle, nous nous construisons aussi à travers les personnages de fiction qui nous ont émus ou bouleversés. Longtemps, on a fait de Phèdre une hystérique détruisant tout, aveuglée par folie amoureuse. Anne-Laure Liégeois rappelle pourtant qu’il n’y a rien de tout cela dans le texte de Racine, bien au contraire : « Il a une telle vision aimante et ouverte de son personnage féminin, qu’il suffit de le suivre pour comprendre et aimer Phèdre » dit-elle, ajoutant qu’il était beaucoup plus féministe que ne l’avaient été l’ensemble de ses professeurs. Côtoyer Phèdre, c’est réfléchir au parcours des femmes à travers le temps. Le texte de Racine, comme aucun autre avant lui, permet de mettre en place une formidable réflexion sur le patriarcat dont Phèdre et Hippolyte sont les victimes. « C’est un étonnement permanent, qui tiendrait presque de l’hallucination, de lire la pièce, en tirant ce fil » explique-t-elle, « de découvrir qu’un homme du XVIIèmesiècle interrogeait un système, plaçait déjà la société face à ses responsabilités et ses douleurs, celles qui précisément aujourd’hui sont au cœur de nos préoccupations ».

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Mourir d’aimer
Anne-Laure Liégeois s’entoure d’une troupe de comédiens tous remarquables, à commencer par Anna Mouglalis, dont la dernière apparition sur scène remonte à 2019. Elle campe ici une impressionnante Phèdre, brûlante, se consumant de cet amour interdit. « Vers mon cœur tout mon sang se retire » confie-t-elle à la nourrice Oenone. Pour la metteuse en scène, le théâtre est aussi affaire de famille. On retrouve ainsi Olivier Dutilloy en Thésée saisissant, tandis qu’Ulysse Dutilloy-Liégeois interprète avec justesse Hippolyte, fils vertueux qui n’aura eu de cesse de rechercher l’amour paternel. Avec Liora Jaccottet dans le rôle d’Aricie, tous deux incarnent si bien l’éclat d’une jeunesse déchirée entre le devoir et la révélation de l’amour. La pièce a généré un grand nombre d’interprétations, essentiellement masculines. Celles-ci « parlent beaucoup de passion, de sexe. Et moins de la violence de l’abandon, de l’infidélité, de la jalousie, qui est sœur de l’amour »précise Anne-Laure Liégeois. À l’absence de décor ou d’accessoire, à la radicalité de l’épure, répondent les subtils jeux de lumière qui ne cessent de redéfinir les contours de l’espace de jeu. Ainsi, en se tenant au bord de la lumière comme on avance sur un fil, chaque personnage peut être précipité dans l’ombre, sorti de la scène, ou bien y revenir. Ce jeu de discret clair-obscur, ce presque rien, sublime et bouleverse en même temps.
Phèdre ne sauvera pas Hippolyte alors qu’elle le sait innocent. Elle mettra fin à ses jours par sens des responsabilités, contrairement à Thésée. La pièce de Racine oblige à regarder la condition féminine en face, à penser notre rapport au désir féminin et aux désirs des femmes matures. La cinquante-quatrième mise en scène d’Anne-Laure Liégeois est sa première « Phèdre », sa nouvelle réflexion sur les femmes. « On ne peut faire que du théâtre contemporain » ajoute-t-elle encore. Phèdre, radical contemporain.

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[1] Sauf mention contraire, les citations sont extraites de l’interview d’Anne-Laure Liégeois par Arno Bertina, 2024.
[2] La Place Royale, de Pierre Corneille, mis en scène par Anne-Laure Liégeois, Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, du 28 novembre 2012 au 13 janvier 2013.
« PHÈDRE » - texte Jean Racine mise en scène, scénographie Anne-Laure Liégeois avec Anna Mouglalis, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Olivier Dutilloy, Liora Jaccottet, Laure Wolf, David Migeot, Anne-Laure Liégeois, Ema Haznadar création lumière Guillaume Tesson costumes Séverine Thiebault construction décor Atelier de La Comédie de Saint-Étienne régie générale François Tarot régie lumière Anna Tubiana Naigeon administration, production Mathilde Priolet production Tamara Mlakar avec la participation artistiquedu Jeune Théâtre National. Coproduction La Filature, Scène nationale de Mulhouse ; Equinoxe, Scène nationale de Châteauroux ; La Maison de la Culture d’Amiens – Scène nationale d’Amiens ; Le Méta – CDN de Poitiers ; La Comédie de Saint-Étienne – Centre Dramatique National ; Le Manège, Scène nationale de Maubeuge ; La Maison / Nevers – Scène conventionnée Art en territoire ; Le Cratère, Scène nationale d’Alès ; L'AZIMUT - Théâtre La Piscine · Théâtre Firmin Gémier / Patrick Devedjian · Espace Cirque. Avec le soutien de L’École de la Comédie de Saint-Étienne / DIESE # Auvergne-Rhône-Alpes. Spectacle crée les 6 et 7 février 2025 au Cratère Scène nationale d’Ales, vu le 27 janvier 2025 au META - Centre dramatique national de Poitiers.
1er avril 2025,
Le Moulin du Roc Scène nationale à Niort
9, boulevard Main
79 025 Niort Cedex
3 avril 2025,
La Maison Scène conventionnée Art en territoire
9, boulevard Pierre de Coubertin
58 027 Nevers Cedex

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