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Billet de blog 3 juin 2023

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Núria Güell, l’art comme vocation politique

Pour sa 1ère exposition personnelle à la galerie Salle Principale, l’artiste catalane Núria Güell présente, autour de l’emblématique « Ayuda humanitaria », trois pièces qui traitent du monde carcéral. On pourrait penser son travail bienveillant mais la plasticienne fait tout sauf du care, ce que montre jusqu’au 1er juillet l'exposition « Confinements, plans d’évasion et jouissances diverses ».

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Illustration 1
Vue de l'exposition personnelle de Nùria Güell, Salle principale, Paris, du 13 avril au 1er juillet 2023 © Courtesy Salle principale, Paris

La galerie Salle principale détonne au sein des galeries parisiennes. En dehors des circuits préétablis à Saint-Germain, dans le Marais ou à Belleville, celle-ci s’est installée rue de Thionville dans le 19ème arrondissement – plus proche de Porte de La Villette que des Buttes Chaumont – le jour où elle a trouvé à louer un local au rez-de-chaussée d’un bâtiment construit par les architectes Lacaton et Vassal. Depuis son ouverture en septembre 2014, elle représente des artistes qui sont tous à leur manière des résistants, mettant leur art au service de la cité. De Lois Weinberger à Ícaro Lira, de Gianni Pettena à Endre Tót, Patrick Bouchain ou encore Dominique Mathieu, ils composent une sorte de famille idéale que vient de rejoindre l’artiste catalane Nùria Güell. Pour sa première exposition monographique à la galerie sont présentées trois œuvres protocolaires ayant pour point de départ le milieu carcéral, ainsi que l’emblématique « Ayuda humanitaria », un acte de mariage comme geste politique libératoire, qui peut être compris comme son manifeste.

Nùria Güell est née en 1981 à Vidreres, près de Gérone en Catalogne. Elle a fait le choix de rester vivre dans son village natal. Diplômée des Beaux-Arts de l’Université de Barcelone, elle poursuit ses études à La Havane où elle suit les cours de la Catedra Arte de Conducta[1] créée par Tania Bruguera, l’une de ses inspiratrices. L’artiste s’intéresse aux injustices sociales. Elle interroge les conventions du pouvoir politique et social, religieux et culturel, dans ses créations qui incluent toutes une véritable prise de risque. Nùria Güell sort de la zone confortable que représentent les lieux d’art pour aller s’aventurer du côté des systèmes répressifs à travers des actions concrètes. Sa pratique artistique nait le plus souvent d’un conflit social qui l’affecte directement ou bien qui l’interpelle, point de départ d’un travail collaboratif parfois au long cours. Toute sa pratique tourne autour de la prise de parole. Ses actions encouragent la compréhension critique et l’action indépendante de la part des spectateurs.

Illustration 2
Núria Güell, Aide Humanitaire | Cuba - Espagne, 2008 - 2013, La carta de amor ganadora del concurso. | The love letter contest winner. © Courtesy de l'artiste et de la galerie Salle principale

Agir pour renverser les normes

En 2021, elle crée en Espagne la pièce à protocole « 941212144 ». Pour cela, elle décide d’installer dans l’espace d’exposition un téléphone reliant le musée à la prison. Une lettre, adressée à des centaines de détenus, communique le numéro gratuit mis à leur disposition. Celui-ci offre la possibilité aux prisonniers de parler directement avec des visiteurs tout en les laissant néanmoins libres de répondre ou non à un appel. Si personne ne décroche, on comprendra qu’ils ont néanmoins besoin de parler. Quelques jours seulement après l’ouverture de la ligne, l’administration pénitentiaire la fait fermer. On peut penser que le monde carcéral ne veut pas que les prisonniers s’expriment librement et publiquement.

Illustration 3
Núria Güell _ 941212144 | Espagne, 2021 protocole photographie couleur (42 x 30 cm), lettre aux prisonniers et deux photographies couleur (42 x 54,5 cm) ed. 5 + 2 e.a. © Courtesy de l'artiste et de la galerie Salle principale

La même année, Núria Güell sollicite l’institution artistique afin que celle-ci embauche des prisonniers en tant que gardiens ou encore agents de sécurité. Ces détenus ont la particularité commune d’avoir précisément volé des objets et/ ou œuvres d’art. La pièce a pour titre « Toda obra de arte es un delito no cometido » (« Chaque œuvre d’art est un crime non commis »). Les contrats de travail conclus par l’institution culturelle ont donné aux détenus le droit de sortir de prison pour aller travailler. « La notion de vérité, de justice, de bien et de mal conduit à des concepts théologiques ; ce sont des ruses qui tentent de dissimuler le manque de légitimité du pouvoir[2] » affirme-t-elle, poursuivant : « la loi est la force armée de la morale, qui marginalise les individus considérés comme dangereux ou malades au nom du bien commun (…) avec le consentement de la population non incarcérée ».

Illustration 4
Núria Güell _ Chaque oeuvre d’art est un crime non commis | Espagne 2021, Chili 2022 protocole photographie couleur (42 x 42 cm), instructions protocole et badge de gardien de musée (42 x 54,5 cm) ed. 5 + 2 e.a. © Courtesy de l'artiste et de la galerie Salle principale

Cette œuvre performative est pour elle un dispositif qui rompt précisément la distance entre d’un côté les « citoyens supposés non criminels » et les « citoyens criminels ». La rencontre entre les deux a révélé les contradictions des rapports de force qui ont engagé, d’après l’artiste, une réflexion sur l’éthique. Son travail est souvent lié à des contrats, signe d’un engagement fort. Toujours en 2021, une institution l’invite à publier son journal de confinement. Elle décide de déléguer à son ami Amadeu, soixante-et-un ans dont vingt-huit passés dans différentes prisons espagnoles pour divers crimes et délits, notamment un braquage de banque. Elle lui demande de dessiner de mémoire les cellules successives dans lesquelles il a séjourné. Ces « Exercices de confinement délégués » se composent de six dessins de cellules de prison.

Illustration 5
Núria Güell, Exercices de confinement délégués | Espagne, 2021 6 dessins cellules de prison 30 x 21 cm chacun (62,5 x 169 cm) unique © Courtesy de l'artiste et de la galerie Salle principale

« Ayuda humanitaria » (Aide humanitaire), pièce performative qui a duré cinq ans (2008-13), trouve son origine dans le constat de recrudescence de prostitution à Cuba, alors que l’artiste suit à La Havane les cours de la Catedra Arte de Conducta. Constatant que beaucoup de jeunes fréquentent des personnes plus âgées, elle comprend tout de suite qu’il s’agit de prostitution, comme si Cuba était revenu au temps de Battista. Elle propose alors à un jeune cubain de pouvoir quitter son pays librement en lançant un concours pour lui écrire une lettre d’amour. Elle épousera celui qui lui écrira la plus belle lettre. « Alors que je vivais et étudiais à Cuba, j’ai proposé d’épouser le Cubain qui m’écrirait ‘la plus belle lettre d’amour du monde’, en m’engageant à payer les frais du mariage, le billet pour l’Espagne, ainsi que toutes les démarches nécessaires à l’obtention de la nationalité́ espagnole » explique-t-elle. Au total vingt-et-une lettres sont reçues et c’est un jury composé de trois prostituées qui délibère. Le mariage durera cinq ans. Le jour de la naturalisation du jeune homme, ils divorcent comme formulé dans le règlement initial suivant les conditions qui s’appliquent généralement dans le cadre de l’aide humanitaire. Tout le processus a été régi par des cadres performatifs. En cas de vente de l’œuvre, il est stipulé qu’ils se partagent les gains à parts égales. « La présentation à la galerie Salle Principale de la master piece Ayuda humanitaria (La Havana, Cuba, 2008-2013) de l’artiste Nuria Güell donne des clefs de lecture pour appréhender en conscience les pièces plus récentes réalisées notamment en milieu carcéral[3] » explique Béatrice Josse dans le texte qui accompagne l’exposition.

Illustration 6
Núria Güell, Aide Humanitaire | Cuba - Espagne, 2008 - 2013 installation, photographie couleur de la signature du mariage de Núria et Yordanis, © Courtesy de l'artiste et de la galerie Salle principale

Faisant de l’esthétique œuvre utile, l’art activiste de Núria Güell défie les conventions morales et juridiques. Toute sa pratique est une pratique de confrontation, une pratique de vie dont elle assume les risques judiciaires mais aussi physiques et émotionnels, agir quel que soit le cadre légal. Núria Güell ne considère pas la pratique artistique comme une pratique culturelle – le rapport de l’art à la culture est compliqué –, mais comme une nécessité, d’un point de vue social et politique, dans laquelle le culturel et le tangible sont mis en jeu. L’artiste possède une capacité à subvertir les normes à travers ses actions artistiques qui viennent révéler les structures transitoires régissant nos propres vies. Núria Güell nous interroge sur les limites de l’œuvre d’art. En la considérant comme un exercice porté aux marges du champs culturel plutôt qu’un objet matériel, elle l’affranchit de son statut de marchandise en la soustrayant à la logique du capital. L’acte créatif est un mélange d’éléments matériels ou immatériels, provenant de n’importe quel domaine. Les œuvres d’art ne sortent pas de nulle part. Elle l’affirme : « La tâche de l'art est de dissoudre sans instituer[4] ».

Illustration 7
Núria Güell, Aide Humanitaire | Cuba - Espagne, 2008 - 2013 installation, vidéo couleur : le jury en pleine délibération © Courtesy de l'artiste et de la galerie Salle principale

[1] Créé en janvier 2003, le centre d’étude de l’art du comportement (2002-09) prend la forme d’une école pour l’art politique à Cuba. Placé sous la protection de l’Instituto Superior de Arte de La Havane, il suit la recherche de Tania Bruguera qui étudie les façons dont l’art peut être intégré à la politique et comment il peut transformer la société.

[2] Alessandra Saviotti, « Three questions to Nùria Güell », Juliet Art Magazine, mars 2022, https://www.juliet-artmagazine.com/en/three-questions-to-nuria-guell/

[3] Béatrice Josse, « De la désobéissance civile comme médium artistique », texte accompagnant l’exposition personnelle de Nùria Güell Confinements, plans d’évasion et jouissances diverses, Salle principale, Paris, du 13 avril au 1er juillet 2023.

[4] Alessandra Saviotti, op. cit.

Illustration 8
Núria Güell, Chaque oeuvre d’art est un crime non commis | Espagne 2021, Chili 2022 protocole photographie couleur (42 x 42 cm), instructions protocole et badge de gardien de musée (42 x 54,5 cm) ed. 5 + 2 e.a. © Courtesy de l'artiste et de la galerie Salle principale

« CONFINEMENT, PLANS D'ÉVASOIN ET JOUISSANCE DIVERSES » -  Exposition personnelle de Nùria Güell. 

Jusqu'au 1er juillet 2023. Du mercredi au samedi, de 14h à 19h.  

Salle principale
28, rue de Thionville
75 019 Paris

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