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Une grande table dressée occupe le centre de la scène. Le désordre qu’il y règne indique que le repas est terminé. Côté cour, les comédiens sont déjà là, assis sur les sièges du petit espace aménagé pour eux, interstice entre la salle et les coulisses, la lumière et l’ombre. Ils attendent que les spectateurs prennent place pour pouvoir commencer. Certains viennent de temps à autre jeter un coup d’œil à la salle. Ils ne sourient pas, bien au contraire, leurs regards noirs associés à une antienne inquiétante qui, répétée en boucle sera le leitmotiv de la pièce, n’indiquent rien de bon. Nous sommes dans la cuisine d’un grand appartement bourgeois à Berlin en 1933. Deux employées de maison, la cuisinière et la femme de chambre, s’affairent à débarrasser pendant que le fiancé de la dernière, arborant l’uniforme de la SA[1], se fait servir son déjeuner et que le chauffeur lit le journal. Pendant que la femme de chambre court chercher de la bière pour son fiancé, le frère de la cuisinière, travailleur au chômage, fait son entrée. Il est venu apporter la lampe pour la radio. Il va être le « cobaye » du SA dans sa démonstration sans doute apprise lors de sa formation : Comment désigner un coupable de manière efficace en toute discrétion ? « La croix de craie » est l’un des treize tableaux indépendants – sur vingt-quatre qui la composent – retenues par Julie Duclos dans son adaptation de « Grand-peur et misère du IIIe Reich » de Bertolt Brecht.

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La pièce, rarement montée en France, a été écrite entre 1935 et 1938[2], soit au moment même où le régime nazi s’impose en Allemagne. Cette plongée au cœur de la vie quotidienne allemande, allant de l’accession au pouvoir d’Hitler en 1933 aux prémices de la seconde Guerre mondiale, s’attache à démontrer sa pénétration par le régime nazi et les conséquences de celle-ci sur l’ensemble d’une société gangrénée par la terreur et la misère. À peine arrivé au pouvoir, le fascisme est déjà là et s’incarne dans les corps et donc dans les situations ordinaires. Il s’insinue dans les rapports humains, qu’ils soient d’amitié ou de couple, plaçant les gens dans des positions impossibles, à l’image de ce couple qui est complètement paniqué à l’idée que leur fils de huit ans soit allé les dénoncer à la Gestapo en raison des critiques exprimées par son père sur le régime dans « Le Mouchard », ou de cette femme juive qui, à la suite de la promulgation des nouvelles lois instaurées par le régime nazi, décide de quitter son mari malgré l’amour qu’elle lui porte, pour partir s’installer à Amsterdam où elle ne connait personne, dans « La femme juive ». Point de camp de concentration ou d’acte de guerre ici. Loin de toute représentation spectaculaire, la pièce décrit le processus lent qui va conduire à l’indicible. La peur demeure l’acteur principal de chacun des tableaux. Elle asphyxie la parole qui, réduite au silence, étouffe progressivement l’expression de toute pensée critique. Elle empêche d’agir. Dans « Trouver le droit », qui se passe à Augsbourg en 1934, un juge – impeccable Philippe Duclos – est affecté par un profond désarroi face au procès qu’il doit présider, conscient que les évènements, quel que soient leurs issues, se retourneront contre lui. Lorsqu’il quitte la chambre des délibérations pour regagner la salle d’audience, dans un inversement des espaces publics et privés du tribunal, une caméra le suit. Avançant de dos dans un silence de plomb, il ressemble davantage au coupable que l’on mène à l’échafaud qu’au juge qui doit prononcer la sentence.

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C’est d’abord cette force des situations humaines qui a décidé Julie Duclos à mettre en scène « Grand-peur et misère du IIIe Reich », dont l’ensemble des tableaux, très réalistes, forme une sorte d’état des lieux glaçant de la société. La metteuse en scène en retient treize sur vingt-quatre, trouvant la fluidité nécessaire dans leur enchainement afin de créer une sorte de continuum, passant notamment par une scénographie constamment en mouvement dans un espace assez épuré. Ces situations de vie que l’on prend en cours donnent à la pièce un côté cinématographique. « J’ai choisi l’ordre des tableaux comme on ferait un raccord au cinéma[3] »précise d’ailleurs Julie Duclos. S’il n’y a pas eu de volonté de faire une reconstitution historique, la pièce est malgré tout très ancrée dans son temps, énonçant des dates, des lieux. Qui plus est, en faisant le choix de commencer par le tableau de la « Croix de craie », dont l’un des protagonistes appartient à la SA, la pièce s’ancre d’emblée dans l’histoire, même si les personnages qui l’entourent peuvent aussi bien évoluer dans l’Allemagne des années trente que dans l’Europe d’aujourd’hui. Si Brecht est très précis dans son écriture documentaire, son imaginaire est toujours un peu didactique et démonstratif. Julie Duclos y ajoute de l’intuition et de la poésie et fait de ces tableaux une sorte de fresque qui pourrait contenir notre société tout entière, rendant sa part contemporaine à la pièce que l’usage de la vidéo et la création sonore de Samuel Chabert renforcent davantage. L’enjeu était de créer une sorte d’intemporalité dans une histoire très contextualisée, sans pour autant mettre trop d’intention sur notre présent. « Mais le regarder aujourd’hui produit sur nous un effet étrangement contemporain, qui parle de nos vies ou de ce qu’elles pourraient devenir[4] » explique Julie Duclos. Les protagonistes parlent et bougent de façon contemporaine. La distribution était aussi un enjeu : « J’ai notamment interverti certains rôles entre hommes et femmes pour déjouer certains poncifs de l’époque[5] » précise-t-elle. « La contemporanéité doit être grande, évidente, claire, sans effet passéiste ». La question du climat politique et de l’oppression, de la crise et de l’impossibilité de se projeter, qui s’exprime dans la fragilité de gens ordinaires, prend alors le pas sur l’époque.

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La pièce dépasse les faits historiques pour montrer les effets concrets du fascisme dans une société qui a vraiment existé. Censure, autocensure, surveillance généralisée, tout le monde se méfie de tout le monde. Le fascisme s’incarne dans des situations quotidiennes, intimes, auxquelles on n’aurait pas pensé. Il s’agit de regarder comment cela se produit dans la vie des gens, y compris chez ceux qui ont voté Hitler, ou sont à son service à l’image du personnage du SA qui est contraint d’avouer à sa fiancée qu’il a utilisé une grande partie de leurs économies pour se payer ses bottes qui auraient dû être de prises en charge par l’État. La pièce en ce sens n’est pas manichéenne. Il n’y a pas d’un côté les nazis et, de l’autre, les résistants, mais des gens qui font comme ils peuvent.

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« Grand-peur et misère du IIIe Reich » montre aussi les effets funestes d’un simple bulletin de vote et les limites de la démocratie. Au début des années vingt, le NSAPD[6] récemment créé, ne suscite aucune adhésion de la part de la population. En treize ans pourtant le parti d’Hitler va accéder au pouvoir de l’une des plus grandes puissances européennes. La contemporanéité du texte est frappante. Que produisons nous lorsqu’on glisse notre bulletin de vote dans l’urne ? La pièce reresponsabilise les électeurs. Au travail ou au niveau de l’État, que produisent les effets de l’autoritarisme sur les corps ? Si des mesures sont déjà à l’œuvre dans notre société, la plupart de celles qui régissent un état totalitaire fasciste ne le sont pas. Nous ne vivons pas encore sous le joug d’une dictature. La pièce interroge ainsi notre futur en s’en faisant le miroir grossissant. Avons-nous envie de vivre dans cette société-là ? Et Brecht de rappeler dans un commentaire hélas visionnaire : « Après la chute de ce Reich, Grand-peur et misère du IIIe Reich ne sera plus un acte d’accusation. Mais il sera peut-être encore un avertissement ». À l’image de la dernière scène du tableau « Politique de l’emploi » qui clôture la pièce, et du désespoir de cette femme qui vient d’apprendre le décès de son frère et à qui son mari lui interdit de s’habiller en noir parce que « ils ne veulent pas des questions que ça fait poser », c’est maintenant qu’il faut que les choses changent. Après, il sera trop tard.

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[1] La Sturmabteilung, abrégée en SA, est une organisation paramilitaire du Parti national socialiste des travailleurs allemands, le NSDPA ou parti nazi, qui joue un rôle important dans l’ascension d’Adolf Hitler en 1933. Après l’élimination de ses principaux dirigeants au cours de la Nuit des Longs Couteaux en 1934, il n’aura plus aucun rôle politique.
[2] Brecht a quitté l’Allemagne en février 1933, après la perquisition de son domicile – son œuvre est interdite et brûlée lors de l'autodafé du 10 mai de cette même année. Pour construire les tableaux de Grand-peur et misère du IIIe Reich, le dramaturge s’inspire directement des récits de témoins oculaires et d’extrait de journaux.
[3] Entretien avec Julie Duclos, propos recueillis par Vincent Théval, mars 2024.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Le Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP), souvent appelé parti national-socialiste ou parti nazi, a été fondé à Munich en février 1920, au début de la République de Weimar. Il succède à l’éphémère Deutsche Arbeiterpartei (DAP) fondé un an auparavant. Ce « mouvement d’extrême droite, antisémite et ethno-nationaliste » ne suscite guère d’engouement à sa création et il faudra attendre 1929-1930, au moment de la Grande-dépression en Allemagne, pour qu’il émerge véritablement.

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GRAND-PEUR ET MISÈRE DU IIIe REICH - Texte BERTOLT BRECHT Traduction PIERRE VESPERINI Mise en scène JULIE DUCLOS Scénographie MATTHIEU SAMPEUR Lumières DOMINIQUE BRUGUIÈRE Vidéo QUENTIN VIGIER Son SAMUEL CHABERT Costumes CAROLINE TAVERNIER Assistanat à la mise en scène ANTOINE HIREL Assistanat à la lumière ÉMILIE FAU Régie générale SÉBASTIEN MATHÉ Régie plateau DAVID THÉBAUT Administration, production ALTERMACHINE (CAMILLE HAKIM HASHEMI, MARINE MUSSILLON ET CAROLE WILLEMOT) Avec ROSA-VICTOIRE BOUTTERIN DANIEL DELABESSE PHILIPPE DUCLOS PAULINE HURUGUEN YOHAN LOPEZ STÉPHANIE MARC MEXIANU MEDENOU BARTHÉLÉMY MERIDJEN ÉTIENNE TOQUÉ MYRTHE VERMEULEN et, en alternance ELLIOT GUYOT, JULIEN PETERSEN, RAPHAËL TAKAM ou MÉLYA BAKADAL, SALOMÉ BOTREL, PHILAE MERCOYROL RIBES Production : L’In-quarto. Coproduction : Théâtre National de Bretagne, Odéon-Théâtre de l’Europe, Comédie de Caen - CDN de Normandie, Comédie – CDN de Reims, Théâtre de Lorient – Centre Dramatique National, La Comédie de St-Étienne – Centre Dramatique National, Théâtre Les Gémeaux, Scène Nationale - Sceaux. Avec le soutien du ministère de la Culture – DRAC Île-de-France. Avec la participation des ateliers de construction du Théâtre du Nord – Centre Dramatique National Lille Tourcoing Hauts de France. La pièce est publiée à l’Arche dans la traduction française de Pierre Vesperini. Julie Duclos est artiste associée au TNB et à la Comédie de Caen - CDN de Normandie. La compagnie est conventionnée par le ministère de la Culture - DRAC Île-de-France. Spectacle créé le 24 septembre 2024 au Théâtre national de Bretagne à Rennes.
Théâtre national de Bretagne, Rennes, du 24 septembre au 3 octobre (création),
Théâtre de Cornouaille Quimper, du 9 au 10 octobre,
MC2, Maison de la culture de Grenoble, du 16 au 17 octobre,
Théâtre de Lorient, du 4 au 5 décembre
Comédie de Saint-Etienne, du 10 au 12 décembre,
Comédie de Reims, du 18 au 20 décembre,
Odéon Théâtre de l'Europe Paris, du 11janvier au 7 février 2025,
TNP, Théâtre national populaire, Villeurbanne, du 13 au 22 février,
Théâtre du Nord, Lille, du 27 février au 2 mars.

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