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Si le palazzo Corner della Regina, l'élégant palais du XVIIIIe siècle qui accueille depuis son ouverture en 2011 la Fondation Prada se révèle dans toute sa splendeur sur le Grand Canal, ce n'est qu'après une longue marche dans le dédale des étroites ruelles qui forment les extrémités du quartier Santa Croce que l'on entraperçoit son entrée. Le manque de recul rend discret l'accès au lieu et le visiteur éprouve cette sensation étrange de se trouver à mille lieux du faste ostentatoire de San Marco ou du Grand Canal, pourtant si proche.
Intitulée « The boat is leaking. The captain lied », la proposition du commissaire allemand Udo Kettelmann semble répéter le chemin tortueux qui a mené le visiteur à la Fondation. Le directeur de la Nationalgalerie de Berlin imagine une promenade labyrinthique où les espaces intérieurs réinventés sont autant de séquences narratives dont le cheminement rendu aléatoire par l'action du visiteur, détermine les variations infinies d'une histoire commune. Il fait appel à Thomas Demand, Alexander Kluge et Anna Viebrock, trois artistes complémentaires dans leur domaine respectif, la photographie, le cinéma et la scénographie. Ensemble ils composent une œuvre totale si savamment orchestrée que l'artiste s'efface au profit d'un collectif servant le visiteur, acteur central de ce voyage.
L’inquiétante étrangeté du monde
Le titre énigmatique de l'exposition, extrait de la chanson de Leonard Cohen Everybody knows, est dû en fait à une lecture erronée du tableau Giorni ultimi (1885) de Angelo Morbelli. Figurant des vieillards démunis dans un asile, il est interprété comme un havre pour marins retraités. C’est d’ailleurs cette interprétation qui a prévalu à la présence dans l’une des pièces, d’une exposition dans l’exposition où douze tableaux du peintre italien de la fin du XIXe siècle sont réunis. Le projet semble bâti sur cette origine tronquée puisque ce thème fait écho à l'un des films d'Alexander Kluge présenté à l'étage, qui figure un entretien avec le capitaine d'un bateau s'interrogeant sur l'existence des âmes des navires. Tout au long de l’exposition, on remarque la présence de bateaux qui apparaît comme une métaphore de l'état du monde laissé à la dérive par des capitaines quelque peu inconscients.
Mais le propos n’est pas tout à fait là. A partir de ce leurre, qui interroge notre façon de lire et d’interpréter les images, l’exposition donne sa véritable clef de lecture dès son prologue composé du film Die sanfte Schimke des Lichts d'Alexander Kluge, l'une des figures fondatrices du nouveau cinéma allemand dans les années 1960. Film de cinéma sur le cinéma, il montre une séquence qui se répète encore et encore mais pourtant toujours renouvelée sous l’effet de la variation de l’intensité des éclairages. De part et d’autres de l’écran, se dressent les fausses devantures d’un hôtel et d’un club réalisées par Anna Viebrock. Deux photographies de Thomas Demand parachèvent ce décor chimérique. Ce que propose le voyage que le visiteur est sur le point d’effectuer n’est rien moins que la prise de conscience du monde dans lequel nous vivons et par conséquent, de ses faux-semblants. « Le bateau coule. Le capitaine ment », postulat revendiqué par le collectif comme issu de la méprise initiale, devient équivoque, le mensonge du capitaine se confondant avec l’illusion du monde. Dans ce contexte, l’erreur d’interprétation du tableau de Morbelli devient suspecte. Pourquoi en revendiquer la lecture tronquée sinon pour affirmer la part d’imposture intrinsèque à toute chose ? La méprise était trop belle, son invention souligne à propos l’ambivalence de l’humanité.
Aux étages, les volumes majestueux du palazzo Corner della Regina s'effacent dans la nouvelle distribution des espaces créés qui, ainsi découpés, sont autant de strates composant notre société contemporaine. Loin d’être gommé, l'artifice théâtral est ici affirmé, semblant pousser le visiteur à réfléchir de façon critique à l’ambigüité du monde définie par ces décors de cinéma où le factice semble renforcer l'authentique. Lorsqu'il fait le choix d'ouvrir l'une des cinq portes qui l'entourent sur le palier du premier étage transformé en hall d'entreprise vintage, le visiteur devient acteur. Le passage de chacun des seuils est lié à son action l'entrainant dans une nouvelle réalité.
L’exposition dont vous êtes le héros
L'habile mise en espace supprime le caractère sacré de l’œuvre d’art que lui confère traditionnellement en la magnifiant la monstration muséale classique. Installée dans un espace quotidien, qu’il soit domestique, professionnel ou social, l’œuvre apparaît ici comme participant d’un ensemble environnemental et accuse le même statut que les autres objets, devenant de fait accessible. Ce concept d’œuvre totale nécessite que le collectif l’emporte sur l’individu, qu’il s’agisse des artistes ou de leurs œuvres. Le décor ainsi posé appelle un théâtre participatif qui propose au visiteur d'être le compositeur ou plutôt le capitaine de l’expérience qu’il va vivre.
Sorte de Cluedo grandeur nature sans cadavre ni véritable intrigue où les histoires se rencontrent différemment en fonction des choix du visiteur-acteur, la proposition interroge aussi notre libre arbitre. Si le visiteur influe sur le déroulé du parcours en privilégiant tel ou tel embranchement, son acte est aléatoire. Il ne sait pas ce qui se trouve derrière la porte choisie. Le choix est donc périlleux car soumis au hasard. La place centrale et le rôle actif du visiteur ici, et par extension dans sa propre vie ne serait-elle qu’une illusion ?
A rebours d'un blockbuster commercial dont raffolent habituellement beaucoup de ses alter-ego, la Fondation Prada replace, avec cette exposition, la réflexion au centre du jeu et permet au visiteur d’aiguiser son sens critique de moins en moins sollicité par la mise en place progressive d’une pensée unique de l’art contemporain. En ce sens, elle s’inscrit à la marge de la plupart des innombrables fondations d’entreprises qui poussent comme des champignons à la faveur du désengagement progressif du service public en matière de culture. Mécénat ne vaut philanthropie, la plupart des grandes entreprises qui ont développé un amour immodéré pour l’art contemporain, l’ayant fait à la suite d’une étude d’amélioration de leur image de marque, confiée à un cabinet de consulting. Ainsi, chacune souhaite bâtir son lieu culturel à l’aide des quelques architectes spécialisés dans le secteur. Souvent ce lieu doit être représentatif de la prospérité de l’entreprise donc, plus haut, plus grand, plus ostentatoire que la construction précédente.
Installée dans un palais vénitien du Grand Canal, l’accès à la Fondation Prada se fait pourtant par l’entrée de service. Pour les besoins de l’exposition, elle n’hésite pas à cacher son intérieur où se devinent des fresques somptueuses qui laissent imaginées la magnificence des salles d’apparat que le visiteur ne verra pas. Surtout elle donne une place prépondérante au visiteur en lui proposant une expérience qui lui est dédiée là où ailleurs le public est devenu accessoire.