Agrandissement : Illustration 1
Cela fait près de quarante ans que Philippe Cognée ne cesse de saisir le monde tel qu’il va. 2023 a consacré son œuvre à travers pas moins de trois expositions d’envergure : à Paris où il marquait la réouverture du musée Bourdelle avec « La peinture d’après », autour du Catalogue de Bâle, corpus titanesque d’un millier d’œuvres réalisées entre 2013 et 2015 par l’artiste qui rappelle, avec plusieurs pièces, qu’il est aussi sculpteur, et au musée de l’Orangerie pour lequel il a conçu un ensemble d’œuvres inédites portant un regard à la fois aigu et subtil sur les « Nymphéas » de Monet. Enfin, le musée de Tessé, musée des Beaux-arts du Mans, célèbre l’artiste pour quelques jours encore à travers plus d’une quarantaine de peintures exécutées au cours de ces trente dernières années. Intitulée « Le réel sublimé », l’exposition propose une traversée dans l’œuvre protéiforme de Philippe Cognée autour de trois thèmes qui fondent l’essentiel de sa démarche : la nature, l’architecture et la figure. Trois thèmes qui, réunis, abordent l’humain dans son rapport à ce qui l’entoure, sujet central de son travail, qu’il s’agisse de son rapport à la nature dans sa contemplation, de son rapport à l’architecture dans son habitat, ou de son rapport à lui-même dans sa destinée.
Agrandissement : Illustration 2
Dissoudre la matière picturale
Philippe Cognée s’engage dans la peinture figurative dès le début des années quatre-vingt. À cette époque, il développe un style primitif qui lorgne vers l’Afrique où il a grandi[1]. Son séjour à la Villa Médicis en 1991, qu’il vit comme un enfermement doré, va être pour lui une révélation. « J'ai compris que dans la banlieue de Nantes, entre le périphérique, un supermarché et les champs avec des vaches, il y avait tout. J'ai compris que là, dans ce lieu qui ressemblait au XXᵉ siècle, dans lequel j'étais à l'époque, c'était exactement comme ça qu'était le monde d'aujourd'hui[2] » dit-il. Il peint désormais le monde qu’il a à portée de main, avec ses lieux sans qualité, ses foules anonymes et ses objets ordinaires, à la faveur d’un procédé pictural singulier qu’il développe à la mi-temps de cette même décennie en se réappropriant la technique ancestrale de la peinture à l’encaustique, lui permettant d’explorer les notions d’image, de regard et de mémoire du visible. Ses œuvres ne sont jamais narratives. Le point de départ de chacune d’entre elles est une photographie puisée dans une vaste base d’images composée de vues ordinaires prises dans des espaces publics, dans son quotidien, ou encore dans son environnement géographique, qu’il s’agisse d’autoroutes ou de vues aériennes.
Agrandissement : Illustration 3
L’image, retravaillée sur ordinateur dans un premier temps, est projetée sur la toile et peinte à l’aide d’un mélange de pigments de couleurs et de cire d’abeille fondue. Elle est ensuite recouverte d’un film rhodoïd chauffé au fer à repasser dont il fait varier le degré de température et la force d’application. Cela permet à la cire de se liquéfier et de s’étaler avant que le plastique ne soit retiré, créant des accidents de matière. Ce procédé l’autorise à mettre le réel à distance pour en donner des « objets de peinture » dans lesquels les couleurs s’entremêlent et les contours se dissolvent. Le sujet est noyé dans la matière, altéré, flouté, parfois jusqu’à la limite de l’abstraction. Une certaine étrangeté, provoquant un trouble sensoriel, émane ainsi des œuvres. « Enlever de la netteté au sujet, c’est ouvrir le champ de l’imagination et de la mémoire[3] » explique-t-il. « C’est aussi, par cet écart au réel, en laissant de la matière se réorganiser pour l’exprimer, que s’affirme la force et la puissance de la peinture ». À travers cette peinture de la banalité et de la laideur, sublimée par ce procédé singulier, Cognée propose un détricotage du regard contemporain dans une société où l’image, parce qu’elle est omniprésente, est affaiblie. Il interroge ainsi son épuisement.
Agrandissement : Illustration 4
Architecture, nature, figure
L’architecture apparait comme l’un des sujets de prédilection de l’artiste, au même titre que la nature. Il représente des constructions impersonnelles, sans qualité, issues de son environnement immédiat ou de ses nombreux voyages, toujours dépourvues de présence humaine. Il l’avoue lui-même : « Les personnes me gênent. Je ne sais pas comment les intégrer[4] ». Finalement, l’identité du lieu n’a pas d’importance. La peinture s’affirme davantage quand le sujet n’est pas reconnaissable. Elle nous propose une autre réalité. « Je ne définis pas réellement mes sujets et je ne cherche surtout pas à faire des tableaux trop esthétisants, trop parfaits. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est l'histoire du medium comme peau » précise-t-il.
Agrandissement : Illustration 5
Les maisons sont réalisées à partir d’images glanées sur Google Street View et participent, à l’image de « Ankara » (2011), de ce portrait de la banalité. « J’attire l’attention sur des maisons que l’on ne regarde pas. À priori, elles n’ont rien d’excitant. Mais je les ai choisies après de longues recherches. Porte déglinguée, fenêtre brisée, tags, elles sont à l’image d’une certaine désolation. Or, elles ont été construites souvent par le propriétaire lui-même, on y vit » explique Philippe Cognée. « Le tableau fini est toujours mon tableau, parce qu’à la photo initiale je rajoute plein de choses. Je prends le droit de maçonner mes maisons, de les taguer. Je leur donne des coloris doux et prenants ». En travaillant d’après les vues satellites de Google Earth, il pousse la vision de ces espaces urbains à des limites extrêmes, révélant, par la verticalité de la vision, des configurations architecturales graphiques qui prennent des allures d’écritures cryptées. À travers quelques vues de son atelier, sublimées par une variation infinie de noirs et de blancs, il ouvre un dialogue entre le plein et le vide, entre la présence et l’absence. Ici, le vide et le silence apportent une impression de sérénité. « Ces intérieurs sont à la fois précis et imprécis. Il y a un espace mystérieux, voire intimiste sans vraiment le définir, de façon à ce que le visiteur puisse se projeter dans ce lieu en ayant une impression de déjà vécu » explique-t-il à propos de la toile « Le mur du fond » (2021).
Agrandissement : Illustration 6
Philippe Cognée s’intéresse beaucoup à la nature dans sa conception la plus générique. Il réalise des paysages à partir de vues prises depuis la fenêtre d’un train lancé à grande vitesse, donnant à voir, à l’instar du « Paysage vu du train n°8 » (2013), une beauté fugace à travers le flou et l’effacement. « Le fait d'être assis dans un TGV nous conduit à voir autrement. Le peintre tente d’attraper ce qu'il voit autour de lui et le transforme en matière picturale. Jadis, il peignait sur le motif ; aujourd'hui, il l'attrape en plein mouvement » explique-t-il encore. Une matière fluide comme la cire lui permet d’exprimer cette situation. « Plus que l'image d'un paysage, c’est celle du passage du temps de sa vision que je restitue dans mon tableau » ajoute-t-il. Depuis une dizaine d’années, il revisite de façon récurrente le thème des fleurs. À la beauté éclatante, il préfère retenir le tragique et la fragilité de leur abandon. Il privilégie un cadrage serré qui leur confère une prodigieuse présence physique, souligne leur puissance plastique et leur accorde un parfum de mystère par l’utilisation d’un fond sombre et l’ajout de couleurs chaudes et lumineuses.
Agrandissement : Illustration 7
Si elle est totalement absente des thèmes de l’architecture et de la nature, la figure humaine n’en reste pas moins l’un des thèmes centraux de son travail. Les portraits et les autoportraits, dépourvus de toute ressemblance – notion qui ne l’intéresse pas – y sont nombreux, tout comme les foules ou les crânes. Défaire, fondre et dissoudre parfois jusqu’aux limites de la disparition pour mieux en révéler l’existence : la figure humaine est traitée comme n’importe quelle autre représentation. Les foules anonymes, vues en contre-plongée, s’opposent aux portraits esseulés, représentés sans mise en scène. À propos des foules, comme le montre la toile éponyme datée de 2020, il déclare : « Ma peinture s’attache à montrer des choses qui vont se défaire et se détruire. Mon geste de déformation se situe également là. Quand je peins des foules, je représente le monde grouillant et bruyant de la surpopulation. On ne respire plus dans les villes. Le moindre cataclysme, et c’est le piège. Personne ne pourra plus sortir. Penser à cela suscite une angoisse permanente. Les foules sont figurées comme des insectes (...) » Dans les foules, les individus sont réduits à une multitude de petites taches de couleur qui saturent l’espace. Avec la série des cranes, c’est l’image de la vanité que l’artiste convoque. Il va le désacraliser en le multipliant sur la toile jusqu’à en faire un simple motif, prétexte à des compositions aux couleurs vives.
Agrandissement : Illustration 8
Philippe Cognée a donné à la peinture figurative une impulsion nouvelle. Imaginer ne lui suffit plus. Il éprouve le besoin de toucher, de sentir, de voir. Une cabane de chantier, un frigo, une machine à laver…, en observant ce qui se trouve autour de lui, il se demande si tout cela peut entrer dans le champ de la peinture. Il fait ainsi passer le réel par le filtre de l’histoire de l’art en le déclinant à travers des genres classiques, qu’il s’agisse de natures mortes, de paysages, de vanités ou de portraits. On ne peint jamais ex nihilo, mais après ou d’après. Philippe Cognée interroge la nature des choses à travers le sens que nous leur donnons, l’expérience que nous en faisons. Il défait la figure par la matière picturale. « La cire m’intéresse car je suis pressé[5] » avoue-t-il. Le flou a cette qualité de rendre l’œuvre irréelle et poétique. En recourant à la cire, il fait de l’image un miroir dans lequel nous pouvons nous projeter. Passée par son procédé pictural, la banalité du sujet bascule dans une autre représentation dont la dimension devient tragique. La peinture de Philippe Cognée souligne l’ambiguïté du visible dans des images troubles et troublantes pour accéder, dans sa dissolution même, à une vision sublimée du réel.
Agrandissement : Illustration 9
[1] Né en 1957 à Sautron (Loire-Atlantique), Philippe Cognée passe son enfance au Bénin où son père est instituteur. Il rentre en France en 1974. Il étudie à l’École des Beaux-arts de Nantes d’où il est diplômé en 1982.
[2] Arnaud Laporte, Entretien avec Philippe Cognée, Affaires culturelles, France Culture, 22 mars 2023, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaires-culturelles/philippe-cognee-est-l-invite-d-affaires-culturelles-3955279
[3] Sauf mention contraire, les citations sont extraites des cartels qui scandent l’espace d’exposition.
[4] Philippe Cognée, « Plus j’efface les signes, plus je laisse de liberté au spectateur », entretien avec l’artiste Philippe Cognée, Connaissance des arts, 29 juin 22023.
[5] Ibid.
Agrandissement : Illustration 10
« PHILIPPE COGNÉE. LE RÉEL SUBLIMÉ » - Commissariat général : Françoise Froger, conservatrice responsable des collections XIXe-XXe siècles, musées du Mans. Commissariat scientifique : Philippe Piguet, critique d’art et commissaire d’expositions. Cette exposition rassemble un ensemble de plus de 40 œuvres provenant de la Galerie Templon, du FRAC Île-de-France, du MAC VAL et de l’atelier de l’artiste Philippe Cognée.
Jusqu'au 5 novembre 2023.
Du mardi au dimanche de 10h à 12h30 et de 14h à 18h.
Musée de Tessé
2, avenue de Paderbom
72 000 Le Mans
Agrandissement : Illustration 11