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L’importante exposition monographique que le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne consacre à Francis Alÿs[1], se déploie sur l’ensemble des deux étages réservés aux monstrations temporaires, permettant d’aborder deux aspects fondamentaux du travail de l’artiste belge installé à Mexico City depuis 1986. Le premier étage évoque, à travers l’exemple afghan, pays dans lequel Alÿs s’est rendu à huit reprises entre 2010 et 2014, une pratique artistique qui s’inscrit dans une temporalité longue, quand le second se concentre sur la pratique de la marche à travers les actions dans l’espace urbain, autorisant une traversée dans l’œuvre de l’artiste.
Francis Alÿs est né à Anvers en 1959. À la fin des années soixante-dix, il entreprend des études d’architecture à l’Institut supérieur Saint-Luc à Tournai, puis à l’Institut universitaire d’architecture de Venise de 1983 à 1986. Arrivé à Mexico City juste après le tremblement de terre de 1985 afin de participer à un projet d'aide et de secours du gouvernement belge, la capitale ayant été détruite par un puissant séisme, il ne repartira plus et va faire de la ville tentaculaire un laboratoire à sa mesure. Après dix années passées à travailler avec Rafael Ortega, l’artiste collabore depuis l’expérience afghane avec Julien Devaux.

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Jeux d'enfants
L’appétence particulière de l’artiste pour l’investissement sur le temps long et l’attraction pour des histoires complexes, sont ici illustrées à travers les huit séjours en Afghanistan. Là-bas, il commence, comme à son habitude, par travailler avec des enfants qui lui assurent un moyen d’accès à la culture locale. L’exploration de l’espace public par l’intermédiaire de l’imaginaire espiègle de l’enfance permet une lecture à la fois intime et politisée du jeu. La première salle de l’exposition évoque d’ailleurs la série toujours en cours des « Children’s games » – sorte d’inventaire d’activités ludiques débuté au Congo en 1999 – à travers les films tournés à Kaboul. « On est tenté de lire toutes les déambulations urbaines de l’artiste comme autant de tentatives de retrouver ce qui vient naturellement aux enfants, à savoir le jeu[2] » écrit Nicole Schweizer, commissaire de l’exposition, dans le catalogue qui l’accompagne. Invité en 2012 par Carolyn Christov-Bakargiev, la commissaire américaine de documenta 13, l’artiste fait le choix de la capitale afghane afin d’y ramener de la culture après les destructions des Talibans et de donner une autre image de la ville. Une fois l’invitation acceptée, la question n’était plus « Pourquoi y sommes nous allé[3] ? » mais « Comment, maintenant que nous avons ouvert une conversation, peut-elle se poursuivre » ? Les œuvres présentées ici en forment la réponse.

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« Children’s game #10 (Papalote) » (2011) ouvre l’exposition en montrant le corps en action d’un enfant qui manie avec dextérité le fil d’un cerf-volant qu’on ne verra pas. L’édition est illimitée, Francis Alÿs en fait ainsi un objet non commercial qui échappe au marché de l’art. Le film se charge d’une valeur subversive, les Talibans ayant interdit les cerfs-volants. « Children’s game #11 (Wolf and lamb) » montre le jeu du loup et de l’agneau, populaire à Kaboul. Dans cette petite allégorie du monde des adultes, les enfants protègent l’agneau, le faible, du loup en formant un cercle autour du premier. Un constat s’impose dès les premières images, en Afghanistan : seuls les garçons jouent dans l’espace public.

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Les deux salles suivantes accueillent des œuvres graphiques qui témoignent de la volonté d’Alÿs de se fondre dans des paysages locaux. Son approche picturale s’inscrit dans un processus classique, les dessins étant exécutés sur place, les peintures en atelier. Pour l’artiste, le dessin est une façon d’entrer en contact avec la population adulte tout comme l’est la caméra avec les enfants. La présence de la mire de télévision renvoie aux médias mais c’est également un nuancier de couleurs, de formes, d'échelles. Francis Alÿs est aussi peintre. Les dessins reviennent sur les quatre années afghanes (2010 – 2014). Ils sont présentés avec le story-board du film « Reel Unreel » qui fut présenté à Venise, ainsi que l’affiche et une photographie de la première projection à Kaboul, en plein air. En sortant de la salle, un troisième « Children’s game » tourné à Kaboul donne à voir le très populaire jeu de la roue qui consiste à faire rouler un pneu de vélo à l’aide d’un bâton. C’est celui-là même qui va donner à Alÿs l’idée du film qui dépasse le simple jeu pour établir un portrait de Kaboul en filigrane. Deux jeunes garçons courent dans les rues poussiéreuses de Kaboul, le premier poussant une bobine rouge qui déroule une pellicule que l’autre rembobine sur un rouleau vide qu’il pousse de sa main. Le titre du film « Reel Unreel » joue sur les mots – reel / real : Bobine / réel, unreel / unreal : débobiner / irréel – révélant le potentiel subversif du jeu mais aussi du cinéma ici. Alÿs s’inspire de la destruction des bobines de films des archives cinématographiques afghanes par les Talibans. documenta 13 questionnait le positionnement de l’artiste. Après la manifestation quinquennale, Francis Alÿs intègre à sa demande l’armée britannique en tant que « artiste de guerre », ce qui lui permet de revenir en Afghanistan en 2013, dans la province de Helmand où la Task Force est stationnée.

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Marcher et penser
À l’étage suivant, l’immense plateau dépourvu de cloison est occupé par un ensemble d’écrans sur lesquels est projeté le travail vidéo de l’artiste au cours de trente dernières années, de la fin des années quatre-vingt jusqu’à l’automne 2020, constituant le témoignage de ses actions. À Mexico City, l’architecte de formation réagit au contexte par la déambulation qui s’impose par la suite comme le thème central de sa pratique. La marche urbaine est singulière à chaque ville. On trouve, dans son travail artistique, toutes sortes de méthodologies. Au tout début des années quatre-vingt-dix, l’artiste réalise l’une de ses premières pièces, « the collector », dans laquelle il se balade jour après jour dans les rues de Mexico tirant en laisse un jouet en bois aimanté monté sur des roulettes. On devine une silhouette canine derrière l’épais manteau formé par toutes sortes de rebus métalliques qui viennent se coller à lui, autant de réminiscences de la vie urbaine. Référence à ceux qui vivent du recyclage, le geste de l’artiste vient réaffirmer l’espace urbain en tant qu’espace public partagé. En évoluant sans but apparent dans l’espace urbain, l’artiste transforme les dynamiques sociales qui s’y jouent.

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La série « Ambulantes » (1992 – 2010), présentée sous la forme d’une double projection de diapositives 35 mm placée au ras du sol, rend hommage au geste du colporteur à travers les images de marchands de rue issues de la collection de photographies que l’artiste a rassemblé au fil des années. Elle témoigne de l’utilisation informelle de l’espace public comme lieu de commerce alternatif.
« Caracoles » (1999) est la première vidéo des « Children’s games » qu’Alÿs observe au cours de ses voyages. L’artiste filme ici un garçon solitaire qui frappe du pied une bouteille en plastique plus ou moins vide. Tandis que « The green line » documente une action que l’artiste a réalisée à Jérusalem en 2004. Durant quarante-huit heures les 4 et 5 juin 2004, il marche du sud au nord de la ville, le long d’une frontière qui n’existe plus – déplacée en 1967, après la Guerre des Six jours qui entraina l’occupation des territoires palestiniens à l’est de la ligne de démarcation –, un pot de peinture verte percé dans la main droite qu’il déverse à son passage, rematérialisant ainsi la frontière qui avait été reconnue après l’armistice de 1949 entre Israël et les pays arabes, appelée « ligne verte ».

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Francis Alÿs s’intéresse à la relation entre acte poétique et intervention politique dès le début des années 2000. Il interroge la pertinence d’une intervention artistique dans une situation de tension. L’artiste utilise déjà ce principe d’un pot de peinture troué à Sao Paulo mais dans un autre contexte. Par cette action, il souhaite ouvrir le débat et la discussion. Dans « Retoque / Painting » (2008), l’artiste repeint les soixante bandes médianes de la route qui longe le canal de Panama réunissant depuis 1914 les océans Pacifique et Atlantique tout en séparant le continent latino-américain en deux. Les deux vidéos font partie de la réflexion d’Alÿs sur la mobilité des frontières géopolitiques.

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Faire le portrait de la ville avec un objet
Sous l’intitulé « Paradox of praxis » sont rassemblés des films qui montrent des actions pouvant paraitre insignifiantes mais qui questionnent le moyen de l’intervention artistique comme outil d’analyse sociale. L’opus numéro 5 prend place dans la ville mexicaine frontalière avec les États-Unis de Ciudad Juarez, réputée pour sa grande violence liée notamment à la guerre que se livrent les cartels de drogue mais aussi, les assassinats de femmes, particulièrement le féminicide systémique. Francis Alÿs déambule de nuit dans les rues, poussant du pied un ballon en feu qui illumine son passage et dessine au fur et à mesure la cartographie d’une ville inquiétante.

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En octobre 2020, l’artiste est placé en quarantaine dès son arrivée à Hong Kong. Au onzième jour, il se filme les yeux bandés marchant sur le toit de la maison où il est assigné, comptant ses pas, tâtonnant avec le pied lorsqu’il s’approche du bord pour ne pas chuter. « Prohibited step » rend compte de l’enfermement en temps de pandémie et de la solitude inhérente, et, à travers la répression qui frappe alors Hong Kong, interroge de façon plus large les espaces de liberté. Alÿs a déjà expérimenté cette idée de la puissance suggestive de la marche en 2014 dans « Albert’s way » où, durant sept jours, de 9h à 19h, il parcourt dans son atelier la distance équivalente à celle que couvrent les pèlerins du chemin anglais de Saint-Jacques-de-Compostelle, soit 118 km. La performance est enregistrée par plusieurs caméras de surveillance placées dans la pièce, ce qui renforce un peu plus le sentiment d’enfermement. Elle est liée à un récit autour de l’enfermement d’Albert Speer à Spandau. L’architecte du parti nazi aurait fait le tour du monde à pied, marchant chaque jour la distance qui séparait une ville de la suivante. L’exposition se poursuit jusque dans les salles de la collection du musée à travers « Choques » (2005), vidéo divisée en neuf écrans disséminés dans le parcours permanent qui diffusent la même scène mais d’un point de vue différent. Le même incident – Alÿs trébuchant sur un chien errant au coin d’une rue de Mexico – répété chaque fois donne une impression de déjà-vu au visiteur. Il évoque aussi, par sa construction et sa présentation, les caméras de vidéosurveillance qui filment les moindres faits et gestes de tout individu dans l’espace public.

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Penser la ville à partir de déambulations à priori anodines, y façonner des récits, cartographier le tissu social par des actions qui tirent, poussent ou portent un objet, repère permettant la lecture de l’histoire contée par les mouvements du corps. L’artiste n’a de cesse d’interroger le monde pour le penser autrement à travers l’observation de son environnement et le potentiel subversif du jeu et de la fiction. Tant que Francis Alÿs marche, l’espace urbain est réimaginé à chacun de ses itinéraires.

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[1] L’artiste représentera la Belgique lors de la prochaine Biennale de Venise qui ouvrira le 23 avril 2022.
[2] Nicole Schweizer, « As long as I’m walking », in Francis Alÿs. As long as I’m walking, catalogue de l’exposition éponyme, Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, du 15 octobre 2021 au 16 janvier 2022, jrp éditions, Genève, 2021, pp. 6-8.
[3] Francis Alÿs : a story of negotiation, Cuauhtémoc Medina Michael Taussig, Museo Tamayo, Mexico, 2015, p. 172.

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Francis Alÿs - « As long as I'm walking » - Commissariat de Nicole Schweizer, conservatrice d'art contemporain au mcba.
Du 15 octobre 2021 au 16 janvier 2022.
Musée cantonal des Beaux-Arts
Place de la Gare 16
CH - 1003 LAUSANNE