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Billet de blog 5 mars 2023

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Le plus bel âge ingrat

Rébecca Chaillon ravive le souvenir cruel de ses années de collège et compose une première pièce pour adolescents à la façon du spectacle qu’elle aurait voulu voir à l'époque. Servie par quatre jeunes comédiens formidables, « Plutôt vomir que faillir » transporte le public au cœur du réel adolescent pour interroger, entre douceur et violence, l’intime en construction. Magnifique.

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« J’ai peur de ce qui pourrait sortir de moi ou atterrir sur moi sans que je ne l’aie décidé.

Sueur d’endurance sous canicule, pus blessure, sébum qui coule, cérumen qui croute, crachat de peaux d’angoisse du tour de mes doigts sur ongles punkement rongés, point noir à point sur Noire.

Point à la ligne.

Peur.[1] »

Illustration 1
Plutôt vomir que faillir de Rébecca Chaillon © Marikel Lahana

Sur la scène côté cour, les cuisines d’une cantine, côté jardin, des étagères alignant une multitude de fours à micro-ondes, au centre, une assiette démesurée. Tel est le décor unique et gargantuesque du récit à venir dont les protagonistes, deux filles et deux garçons, Mélodie, Chara, Anthony et Zakary, ont en commun un intime intersectionnel, chacun appartenant au moins à une double minorité : sexuelle, raciale ou religieuse. Le spectacle commence lorsque les adolescents pénètrent dans le décor géant, bouts d’humains écrasés par un espace si titanesque que même leur langage en est rendu inaudible, leur voix se confondant même un temps avec celle de Teletubbies surexcités par la découverte du réfectoire à la superficie prometteuse. Dans ce voyage de Gulliver inversé où ce sont les lilliputiens qui partiraient explorer le monde, le rituel du repas prendra une dimension épique. Après avoir examiné l’immense assiette qui bientôt les contiendra tous, l’avoir éprouvé en la déplaçant à mains nues, la positionnant au mieux au prix d’efforts colossaux pourtant à peine visibles, chacun apparait affublé d’un couvert plus grand que lui. Les élèves maintenant installés confortablement sur les bords de l’assiette, la classe d’anglais peut enfin commencer.

Illustration 2
Plutôt vomir que faillir de Rébecca Chaillon © Marikel Lahana

« J’ai mal à l’âge »

La leçon déraille joliment, introduisant du « slang » dans un « proper English » qu’aucun anglophone ne parle vraiment, digression incongrue permettant d’évoquer pêle-mêle la non-binarité, la famille nombreuse, la colère, le suicide adolescent ou encore, la cuisine qui ici se trouve dans Brian. La professeure, dont le public n’entendra que la voix, fait maintenant l’appel. Lorsque arrive le tour de Zakary, elle ne le voit pas, interroge ses camarades. Il est pourtant bien là. La scène se répète plusieurs fois. Lorsqu’il parvient enfin à se faire entendre, elle lui lance, un brin méprisant : « Tout le temps à se faire remarquer celui-là ![2] ». Une double peine, Zakary est à la fois invisible et trop visible, « mec franco-algérien qui passe pour blanc », Chara transpire à grosse goûtes, se pisse dessus, Mélodie, transie d’amour pour elle, lui envoie, mélancolique, des cœurs. Anthony balance ses camarades pour mieux affirmer une « normalité » feinte. Lorsque la sonnerie retentit, tous se précipitent à la cantine. Dans la file, Anthony se fait doubler par tout le monde. Des petit-pois, toc de Mélodie, s’abattent en pluie et vont être agrémentés de quelques carottes dont l’une sera saisie par Zakary pour s’autoflageller. La bataille du Ketchup laisse apparaitre des stigmates corporels. Il se mutile à la moutarde.

Chez eux le soir, ils rêvent dans leur assiette-lit. Zakary raconte son désespoir et sa rage : « Nos voix, quand elles énoncent les vérités, ne les font plus sourire ». Anthony a mal à l’âge : « J’ai grandi mais le malaise en moi aussi » précise-t-il. « Les adultosaures se ressemblent toustes et ont toujours le même âge, et d’une même voix, iels m’aident par l’empêchement, iels m’aiment par l’étouffement, iels m’apprennent en m’ignorant, iels me construisent en miroir, brisé ». Mélodie rêve qu’elle n’aime plus le goût du neuf : « Plutôt bouffer qu’être en restes. Plutôt risquer que regarder. Plutôt vomir que faillir ». À Chara veut comprendre : « Je ne veux pas du savoir. Je veux savoir ». Lorsque la voix des parents de Zakary retentit sur le répondeur, il a honte, recouvre sa tête de feuilles de papier toilette tel un bandage sur lesquelles il dessine un autre visage à l’aide de ketchup. Il danse maintenant sur le pourtour de l’assiette, un bloc WC lui servant de djembé. L’assiette géante finira par se soulever à la verticale pour s’accrocher au mur, soucoupe volante, objet de vénération, symbole d’une nouvelle religion.

Illustration 3
Plutôt vomir que faillir de Rébecca Chaillon © Marikel Lahana

Quatre ados au bord de l’assiette

Pour son premier spectacle à destination des collégiens, Rebecca Chaillon invente une forme performative organisée autour de l’adolescence et de la nourriture, qui exerce chez elle une véritable fascination. « Aujourd’hui, je sens que mon média de performeuse, que j’ai longtemps cru réserver à des adultes, d’une certaine classe sociale, serait le juste endroit pour décrire l’intime en construction, l’intime parfois déjà en tempête, pour poser les questions qui fâchent, et les images douces et violentes, pour parler d’un corps individuel et collectif » précise-t-elle. « Vomir comme un rejet nécessaire et viscéral, une protection contre quelque chose qu’on ne digère pas[3] ». Le verbe chez elle est une arme redoutable. De la poésie brute pour saisir l’intime lorsqu’il se fait politique. Du collège, Rebecca Chaillon garde un goût amer. L’adolescence n’est pas une partie de plaisir, loin de là, à l’image de l’hilarante scène dans laquelle les protagonistes reprennent les codes stéréotypés des films d’horreur. Pour raconter au plus près l’intimité d’un corps en transformation, l’autrice puise dans sa propre histoire, celle d’une adolescente en colère, et n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat, à poser les questions qui dérangent. C’est aussi le premier spectacle dans lequel elle ne joue pas. Mais comme lorsqu’elle est sur scène, les interprètes se transforment à vue et poursuivent les « performances alimentaires » qu’elle mène depuis plus de dix ans. J’ai envie « de montrer des métamorphoses sur scène avec mes outils, maquillage, nourriture et poèmes autofictionnels[4] » confie Rébecca Chaillon. « J’ai envie de mettre en jeu la transmission, puisque je ne suis plus très jeune, et faire travailler de jeunes performers ». Comme elle, ils engagent leurs corps dans la bataille, totalement, viscéralement, jusqu’à l’épuisement. « Qui a mis le loup sous mon lit ? » interroge Chara. Mélodie interprète Barbara, version chanteuse à voix : « … Que tout le temps qui passe, Ne se rattrape guère, Que tout le temps perdu, Ne se rattrape plus ». Sur l’air de « Quand reviendras-tu ? » une chorégraphie s’improvise. En craquage total, elle révèle son interdiction d’approcher Camilla Jordana, avouant par là-même sa fan attitude. Invités à monter sur scène à la faveur du carton placé sous leur siège, plusieurs spectateurs se font cuire des pop-corn avant de s’installer à même le plateau pour regarder le film d’horreur.

Illustration 4
Plutôt vomir que faillir de Rébecca Chaillon © Marikel Lahana

Rébecca Chaillon met en scène un joyeux bordel dans lequel se croisent le sublime et le kitch, la fange et le strass, le rire et les larmes. Elle utilise la cantine comme métaphore d’un enfermement sans saveur, d’une condamnation à vie : du collège à la maison de retraite, de l’entreprise à l’hôpital. « Vite sers toi, choisis, paie, casse-toi » scande Chara. L’enfermement tient ici dans les injonctions à se conformer à la société, du moins à faire semblant. « Vomir contre un ordre établi, contre un cadre qu’on n’a pas choisi[5] ». L’obstination à rentrer dans les cases desquelles pourtant on déborde s’incarne dans l’assiette de laquelle les ados sont prisonniers. Les spectacles de Rébecca Chaillon ne laissent personne indemne. C’est en cela qu’ils sont nécessaires. La force de subversion contenue dans « Plutôt vomir que faillir » lui donne des vertus curatives. L’autrice a voulu offrir aux adolescents des outils pour affronter cette période spécifique de la vie, passage de l’enfance à l’âge adulte, outils qu’elle aurait aimé avoir à sa disposition à l’époque. Libératoire, la pièce ouvre la possibilité d’un autre monde. La révolution Chaillon est bel et bien en marche.

Illustration 5
Plutôt vomir que faillir de Rébecca Chaillon © Marikel Lahana

[1] Rébecca Chaillon, Poème d’intention, in « Note d’intention », Dossier de diffusion Plutôt vomir que faillir, 2022.

[2] Sauf mention contraire, les citations sont extraites de Plutôt vomir que faillir, 2022.

[3] « Note d’intention », op. cit.

[4] Ibid

[5] Ibid

PLUTÔT VOMIR QUE FAILLIR. Mise en scène Rébecca Chaillon Écritures Rébecca Chaillon et les acteurices. Avec Chara Afouhouye, Zakary Bairi, Mélodie Lauret et Anthony Martine. Dramaturgie et collaboration à la mise en scène Céline Champinot. Assistanat à la mise en scène Jojo Armaing. Scénographie Shehrazad Dermé Création sonore Élisa Monteil Création lumière et régie générale Suzanne Péchenart. Création dispositif réseau-vidéo Arnaud Troalic. Régie lumière Myriam Bertin. Régie son Jenny Charreton. Régie plateau Marianne Joffre. Paroles et composition des chansons « Tout mon sang » « Et si je l’étais ? » « Poil » et «Putréfaction» Mélodie Lauret. Photo plateaux de cantine Macha Robine. Cette création a été accompagnée par l’équipe permanente et intermittente du CDN de Besançon, et notamment : Création costumes Florence Bruchon Construction du décor David Chazelet, Antoine Peccard et Thomas Szodrak Réalisation couverts Rémy de l’entreprise Savoir-Fer. Production déléguée CDN Besançon Franche-Comté. Coproduction Compagnie Dans le ventre, TPR – Centre neuchâtelois des arts vivants – La Chaux-de-Fonds, Maison de la Cultured’Amiens, Le Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne, Théâtre du Beauvaisis – Scène nationale, Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes, Centre dramatique national Orléans/Centre Val-de-Loire, Le Carreau du Temple – Établissement culturel et sportif de la Ville de Paris. Rébecca Chaillon est représentée par L’Arche, agence théâtrale. www.arche- editeur.com Spectacle créé le 29 novembre 2022 au CDN Besançon Franche- Comté, vu au Carreau du Temple le 20 février 2023.

Du 20 au 21 février 2023 (dans le cadre du festival Everybody 2023),

Le Carreau du Temple
2, rue Perrée
75 003 Paris

NEST - CDN transfrontalier de Thionville - Grand Est 21 et 22 mars

CDNO, CDN Orléans / Centre-Val de Loire, Du 10 au 14 avril

Illustration 6
Plutôt vomir que faillir de Rébecca Chaillon © Marikel Lahana

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