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Billet de blog 5 juillet 2025

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Medardo Rosso, la sculpture en mouvement

À Bâle, le Kunstmuseum propose une rétrospective d’envergure de l’œuvre de l’artiste italo-français Medardo Rosso, figure mal connue et pourtant incontournable dont les recherches radicales vont précipiter la sculpture dans la modernité. L’exposition témoigne aussi de sa postérité en instaurant un dialogue avec les œuvres d’une soixantaine d’artistes de ces cent dernières années.

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« Nous ne sommes rien d’autre que la conséquence des choses qui nous entourent »,
Medardo Rosso

Illustration 1
Medardo Rosso in his studio on Boulevard des Batignolles, 1890 Print from original glass negative, 13 × 17.7 cm, © Archivio Medardo Rosso
Illustration 2
Medardo Rosso Malato all' ospedale, 1889 Plaster 23.5 x 30.5 x 28 cm Museo Medardo Rosso, Barzio © Photo : mumok / Markus Wörgötter

L’exposition « Medardo Rosso : L’invention de la sculpture moderne », présentée au Kunstmuseum de Bâle vingt ans après la dernière manifestation qui lui a été consacrée en Suisse, cherche à réhabiliter un artiste dont l’œuvre a été injustement reléguée à l’ombre de géants comme Auguste Rodin (1840-1917). En réunissant un corpus exceptionnel[1] de cinquante sculptures en bronze, plâtre et cire, ainsi que deux-cent-cinquante photographies et dessins du sculpteur et photographe italo-français Medardo Rosso (1858-1928), l’exposition ambitionne de révéler son approche radicale, qui a bouleversé les conventions de la sculpture au tournant du XXème siècle par son exploration de la lumière, de la matière et de l’éphémère. En dialogue avec plus de soixante artistes du XXème et XXIème siècles, d’Alberto Giacometti à Lucio Fontana, de Marisa Merz à Rosemarie Trockel, l’exposition explore l’approche expérimentale et transmédiale de Rosso, pour mieux saisir l’influence considérable qu’exerça son œuvre sur plusieurs générations d’artistes.

Illustration 3
Medardo Rosso Enfant au sein, 1889, 1920–1923 (Cast) Cast bronze, 63.5 x 41.9 x 26 cm © Kunstmuseum Basel, Ankauf mit Mitteln der Max Geldner-Stiftung
Illustration 4
Medardo Rosso Bookmaker, 1894, 1960 (Cast) Bronze; 45 x 31 x 35 cm © mumok – Museum, moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien, acquired in 1964 Photo Credit: mumok / Markus Wörgötter

Né en 1858 à Turin, Medardo Rosso s’établit à Paris en 1889 et ne retourne en Italie que dans les dernières années de sa vie[2]. Formé à l’Académie de Brera[3] à Milan, théoricien de l’art, il explore sans relâche le potentiel des matériaux, passant du bronze au plâtre et à la cire, s’inspirant de l’impressionnisme pour créer une sculpture mouvante et changeante. « Redonner vie » à la sculpture est selon lui l’unique condition pour dépasser les conceptions classiques de la représentation, de la production et de la perception. Pour ce faire, il met en place différentes stratégies comme, la répétition ou l’utilisation consciente du matériau, ou encore l’emploi de la photographie qui va devenir un élément central de son processus plastique. Le critique d’art Ludwig Hevesi décrit en 1905 Rosso comme le créateur d’une « sorte de photosculpture »[4] pour évoquer les qualités évanescentes et floues de ses formes. Si son œuvre sculptée trouve son origine dans la sphère naturaliste, elle va subir des transformations majeures au contact de Rodin qui se dit « frappé d’une folle admiration[5] » pour lui, mais aussi des impressionnistes, au point d’être celui qui portera à son apogée l’approche du célèbre mouvement en sculpture. Le parcours, qui débute dans la cour du Hauptbau avec une confrontation entre « Les Bourgeois de Calais » (1884-1889) de Rodin et « Skin pool (Plasmin) » (2025) de Pamela Rosenkranz, pose d’emblée la question de l’anti-monumentalité qui caractérise l’œuvre de Rosso.

Illustration 5
Auguste Rodin Les bourgeois de Calais, 1884–1889, Cast 1942/43 Bronze; Ex. 7/12, Guss Alexis Rudier: 1942/43 216.8 x 255.6 x 196.6 cm; 1800 kg, Kunstmuseum Basel, with funds from the Prof. Rudolf Handmann-Horner legacy, the lottery fund, private contributions and the Meisterwerk-Fonds © Bilddaten gemeinfrei - Kunstmuseum Basel Photo Credit: Martin P. Bühler
Illustration 6
Pamela Rosenkranz, Skin pool, 2025 © Courtesy the artist and Karma International, Zurich Photo: Max Ehrengruber

« Il n’y a ni peinture, ni sculpture, il n’y a qu’une chose qui vit »

 L’exposition révèle admirablement la révolution esthétique de Rosso. À l’image de « Aetas aurea » (1886) ou du « Portrait d’Henri Rouart » (1890), de la « Grande Rieuse » (1891-1892) ou du « Malade à l’hôpital »(1889), ses sculptures se distinguent par leurs surfaces en cire ou plâtre, fluides et vibrantes, par leur effet diaphane. Elles semblent se dissoudre dans la lumière. Giovanni Lista les décrit comme une « dissolution de la matière dans l’espace[6] ». Contrairement à la monumentalité de Rodin, Medardo Rosso privilégie des formes humaines, fragiles, qui oscillent entre présence et disparition. Ses surfaces, animées par des jeux de lumière, évoquent une sculpture impressionniste, comme le note Elena Filipovic, nouvelle directrice du Kunstmuseum et co-commissaire de l’exposition : « Rosso veut que la sculpture devienne comme la lumière ». Ses dessins, loin d’être de simples esquisses préparatoires, suggèrent des formes ouvertes, des « turbulences » qui refusent la fixité. Les photographies de Rosso, souvent utilisées comme outils conceptuels, témoignent de son intérêt pour les techniques de reproduction modernes, anticipant les pratiques intermédiales du XXème siècle. Ce dialogue entre sculpture et photographie souligne la modernité de Rosso, qui voyait l’art comme une « conversation » avec son environnement.

Illustration 7
Vue de l'exposition Medardo Rosso L'invention de la sculpture moderne, Kunstmuseum Basel, 2025. © Photo: Julian Salinas
Illustration 8
Medardo Rosso (Italian, 1858-1928) Enfant malade (Ziek kind) c. 1909 Aristotype 7.9 x 6.3 cm Collection privée
Illustration 9
Medardo Rosso (Italian, 1858-1928), Grande Rieuse, Gélatine au bromure d'argent estampée à partir d'un négatif en verre d'origine, ca. 1910, 6,2 × 6,2 cm, collection privée

Le projet élude cependant partiellement le contexte socio-politique de l’époque, notamment les tensions entre Paris et Milan, villes entre lesquelles Rosso a navigué. De plus, si Medardo Rosso est présenté comme un précurseur, l’exposition risque parfois de réduire son œuvre à une anticipation des modernismes au détriment de sa singularité, comme le montre la mise en regard avec des artistes comme Constantin Brancusi ou Eva Hesse qui, bien que pertinente, a pour effet d’écraser la spécificité de Rosso sous le poids de comparaisons trop systématiques. Enfin, l’accent mis sur l’impressionnisme néglige d’autres influences, comme le symbolisme ou les expérimentations futuristes d’Umberto Boccioni, qui voyait en Rosso un pionnier, le « seul grand sculpteur moderne qui ait tenté d’élargir l’horizon de la sculpture en rendant par la plastique les influences d’un milieu et les invisibles liens atmosphériques qui le rattachent au sujet[7] ». Cette focalisation limite la complexité de son apport, lui que Guillaume Apollinaire qualifiait en 1918 de « plus grand sculpteur vivant[8] ».

Illustration 10
Vue de l'exposition Medardo Rosso L'invention de la sculpture moderne, Kunstmuseum Basel, 2025. © Photo: Julian Salinas

L’accrochage, conçu par Meyer-Grohbruegge, est ambitieux. Le parcours commence dans la cour du Hauptbau avant de guider le visiteur vers le Neubau via une installation de Kaari Upson. Au rez-de-chaussée, une présentation monographique de Rosso met en valeur ses sculptures, tandis que le deuxième étage propose une mise en dialogue avec des artistes comme Lynda Benglis, Edgar Degas, David Hammons ou Alina Szapocznikow, autour de thématiques centrales dans l’œuvre du sculpteur comme « Répétition et variation », « Anti-monumentalité » ou « Apparition et disparition ». Cette structure, inspirée des stratégies d’exposition de Rosso lui-même, crée une expérience dynamique, renforcée par la lumière naturelle du Neubau qui fait écho à la sensibilité de l’artiste à l’éclairage.

Illustration 11
Vue de l'exposition Medardo Rosso L'invention de la sculpture moderne, Kunstmuseum Basel, 2025. © Photo: Julian Salinas
Illustration 12
Alina Szapocznikow Fotorzeźby (Photosculptures), 1971/2007 Gelatin silver prints and collage with text on paper 30 x 24 cm © Courtesy of the Estate of Alina Szapocznikow/ Piotr Stanislawski Galerie Loevenbruck and Hauser & Wirth

Un geste de réparation

L’exposition s’inscrit dans une démarche de réparation visant à redonner une place à un artiste marginalisé par l’histoire de l’art. Elena Filipovic incarne cette volonté de diversifier les récits artistiques, comme elle le souligne dans ses déclarations sur la durabilité et la diversité. Réalisée en collaboration avec le Medardo Rosso Estate et le mumok de Vienne, l’exposition s’appuie sur des années de recherche portées notamment par Heike Eipeldauer, pour offrir une vision complète de l’artiste. Ce geste s’inscrit dans un contexte muséal qui voit les institutions chercher à corriger leurs biais euro-centriques.

Illustration 13
Medardo Rosso Ecce Puer, 1906, 1960 (cast) Bronze casting, 45 x 33 x 29 cm; 10.4 kg © mumok – Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien, acquired in 1964 Photo Credit: mumok / Markus Wörgötter
Illustration 14
Medardo Rosso Ecce Puer After 1920 (cast), 1906 (original) Wax over plaster, 47 x 34 x 29 cm © Fabbri Federico. Photo : courtesy Galleria Russo, Rome
Illustration 15
Medardo Rosso Ecce Puer Modern print from original glass negative 18 x 13 cm © Private collection

L’exposition montre admirablement la pertinence contemporaine de Rosso. Les dialogues avec des artistes tels que Nairy Baghramian, David Hammons ou Danh Võ, autour de thèmes de l’« informe » ou de « processus et performance », révèlent l’impact durable de Rosso sur les pratiques modernes et contemporaines. Son œuvre reste étonnamment vivante dans un monde où les relations entre individu, société et technique sont primordiales. Cependant, l’exposition s’arrête aux dialogues avec des artistes, sans explorer pleinement les implications sociales ou politiques de l’approche de Rosso. Ses réflexions sur la lumière et l’éphémère auraient pu être mises en regard avec les préoccupations contemporaines sur l’écologie ou la virtualité, un lien que l’exposition n’explicite pas. La focalisation sur des artistes établis (Brancusi, Hesse) limite, par ailleurs, les connexions avec des pratiques émergentes, réduisant la portée prospective du projet.

Illustration 16
Hannah Villiger Template for Block I, WV 290, Aargauer Kunsthaus Aarau, Switzerland, Gottfried Keller Foundation loan Twelve colour Polaroid photographs, mounted on cardboard, working material © Stiftung The Estate of Hannah Villiger
Illustration 17
Peter Fischli; David Weiss Ohne Titel (Untitled) 2005 Cast in black polyurethane, ed. 1/3, 136 x 187 x 130 cm; Weight: 0 kg; approx. 105 x 165 x 114 cm, Credit line: Emanuel Hoffmann-Stiftung, Depositum in der Öffentlichen Kunstsammlung Basel © beim Künstler / the artist (Fischli); © Nachlass des Künstlers / estate of the artist (Weiss)

Avec sa volonté de réécrire l’histoire de l’art en réhabilitant un artiste méconnu, l’exposition « Medardo Rosso : L’invention de la sculpture moderne » apparait essentielle, redonnant sa juste place à ce pionnier. Ses sculptures fluides, ses photographies conceptuelles et ses dessins poétiques révèlent une modernité visionnaire, tandis que les dialogues avec des artistes comme Edgar Degas, Louise Bourgeois ou Pamela Rosenkranz soulignent son influence durable. Dans le cadre imposant du Kunstmuseum de Bâle, l’exposition oscille entre réparation et institutionnalisation, entre éclat et neutralisation. Elle invite à repenser la sculpture moderne à travers le prisme de Rosso, un prisme fragile, lumineux et résolument vivant.

Illustration 18
Vue de l'exposition Medardo Rosso L'invention de la sculpture moderne, Kunstmuseum Basel, 2025. © Photo: Julian Salinas

[1] Issu de collections internationales : Kunstmuseum Basel, mumok, Albertina, Vienne, Galleria d’Arte Moderna de Milan.

[2] L’artiste obtient la nationalité française en 1902.

[3] En 1882-1883, il étudie à l’Academia de Brera, l’académie des Beaux-Arts à Milan, où il suit des cours de dessin à l’école d’anatomie, mais l’aspect trop scolaire ne lui convient pas.

[4] Ludwig Hevesi, 'Medardo Rosso', Kunst und Kunsthandwerk, vol. 8, no. 3, 1905, pp. 174-82.

[5] Lettre de Rodin à Medardo Rosso en 1894, cité dans Le Journal des Arts, 11 juin 2018.

[6] Giovanni Lista, Medardo Rosso : destin d'un sculpteur, 1858-1928, L'Échoppe, 1994, p. 36.

[7] Umberto Boccioni, Manifeste technique de la sculpture futuriste, Milan, Direction du Mouvement futuriste, 11 avril 1912.  Voir aussi Alex Potts, The Sculptural Imagination. Figurative, Modernist, Minimalist, Yale University Press, New Haven et Londres, 2000, p. 106-107.

[8] Guillaume Apollinaire, « Échos et on-dit des lettres et des arts », L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 27, 13 juillet 1918, p. 1299.

Illustration 19
Medardo Rosso Malato all' ospedale, 1889 Plaster, 23.5 x 30.5 x 28 cm © Museo Medardo Rosso, Barzio Photo Credit: mumok / Markus Wörgötter

MEDARDO ROSSO. L’INVENTION DE LA SCULPTURE MODERNE. Commissariat : Elena Filipovic et Heike Eipeldauer (mumok) Concept : Heike Eipeldauer (mumok). 

Du mardi au dimanche, de 11h à 18h - Jusqu'au 10 août 2025.

Kunstmuseum
St. Alban-Graben, 8
CH - 4010 BASEL

Illustration 20
Vue d’une installation de l'«Enfant à la Bouchée de pain» devant des «Baigneuses» de Paul Cézanne au Salon d’automne de 1904. — © Photo Credit: mumok / Markus Wörgötter
Illustration 21
Paul Cézanne Cinq baigneuses, 1885/1887 Oil on canvas, 65.3 x 65.3 cm, Kunstmuseum Basel, with contributions from the Basel government, the Max Geldner Foundation and private art lovers © Bilddaten gemeinfrei - Kunstmuseum Basel, Kunstmuseum Basel - Martin P. Bühler
Illustration 22
Medardo Rosso. Henri Rouart, 1890. Kunstmuseum Winterthur, donación Galerieverein, 1964 © SIK-ISEA, Zürich (Jean-Pierre Kuhn)
Illustration 23
Vue de l'exposition Medardo Rosso L'invention de la sculpture moderne, Kunstmuseum Basel, 2025. © Photo: Julian Salinas

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