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León Ferrari aurait eu cent ans en 2020. L’occasion pour le Centre Pompidou de faire (re)découvrir son œuvre protéiforme à travers une rétrospective-anniversaire quelque peu retardée par la pandémie de coronavirus. Relativement peu connu en France malgré l’importante exposition monographique[1] que lui avaient consacrées les Rencontres de la photographie d’Arles en 2010, il figure parmi les plus prestigieux artistes argentins. La majeure partie de son œuvre s’apparente à une contestation infinie, un manifeste contre le gouvernement argentin, contre l’Occident impérialiste et contre l’église catholique qu’il haïssait et qui le lui rendait bien. Il a été l’un des artistes les plus détestés par les catholiques, au premier rang desquels le cardinal de Buenos Aires Jorge Bergoglio, futur Pape François : « Aujourd'hui, je m’adresse à vous très blessé par le blasphème perpétré au Centre culturel de la Recoleta à l’occasion d’une exposition plastique[2] », avait-il alors écrit dans l’une de ses lettres pastorales en 2004. Cette année-là, le Centro cultural Recoleta organisait une grande exposition rétrospective des œuvres de León Ferrari. Si elle fut un succès avec environ trente mille visiteurs, quelques fanatiques tentèrent de la vandaliser, détruisant certaines pièces. La plus belle réponse fut sans nul doute la participation de Ferrari à la cinquante-deuxième Biennale de Venise en 2007, au cours de laquelle il présente une version plus modeste de l’exposition qui lui vaut de se voir décerner le Lion d’Or – la plus haute distinction pour un artiste participant à la biennale –, remerciant avec beaucoup d’humour l’Église et ses attaques répétées qui lui ont permis de se faire connaitre.

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« L’art n’est ni beauté, ni nouveauté, mais efficacité et désordre »
Ferrari est né en 1920 à Buenos Aires. Son père, Augusto Cesar Ferrari, était un peintre bien connu de San Possidonio, en Italie. Il étudie l’ingénierie électrique à l’Université de Buenos Aires et exercera le métier d’ingénieur jusqu’à ses trente-cinq ans environ. En 1946, il épouse Alicia Barros Castro avec qui il a trois enfants. L’année de son mariage est aussi celle où il commence à pratiquer le dessin en autodidacte. En 1952, il s’installe avec femme et enfants en Italie, en raison de la santé fragile de sa fille ainée qui souffre de tuberculose. À partir de 1954, il réalise ses premières sculptures en céramique après avoir découvert l’argile et ses possibilités presque par hasard. Sa première exposition personnelle se tient à Milan l’année suivante. De retour en Argentine cette même année 1955, il commence à travailler de nouveaux matériaux tels le bois, le ciment, le plâtre et, à partir de 1961, le fil de fer avec lequel il construit de fragiles et ambitieux édifices.

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En 1962, il s’essaie pour la première fois aux mots et à l’écriture manuscrite qu’il intègre à ses pièces, explorant l’esthétique du langage qu’il élève au rang de sujet visuel majeur dans ses « cuadros escritos (tableaux écrits) ». Chez lui, le dessin et la sculpture se nourrissent l’un l’autre, ouvrant un dialogue permanent entre expérimentation formelle et radicalité politique. L’utilisation de plastiques et d’objets apparait en 1964 au moment où il commence ses collages qui l’accompagneront durant toute sa vie. Très marqué par les violences de l’époque, en particulier par la guerre du Vietnam que l’on peut largement suivre dans les médias, il constate que « par un étrange paradoxe, la liberté de la presse s’est convertie en justification de la torture[3] ». Désormais son œuvre dénoncera la barbarie du monde occidental en la représentant. Il se sert de son art pour contester ce qu’il considère comme une autorité illégitime. Ses œuvres acquièrent alors une forte composante politique. À partir des années soixante, en Argentine comme dans le reste de l’Amérique du Sud, les dictatures se succèdent. Pour Ferrari, elles sont le fruit des efforts conjugués de l’église catholique locale et de l’impérialisme américain.

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En 1965, en pleine guerre du Vietnam, il réalise sa pièce sans doute la plus célèbre : « La Civilización occidental y cristiana (La civilisation occidentale et chrétienne) » représentant le Christ presque grandeur nature crucifié sur un avion de chasse américain. Présentée à l’occasion d’un concours organisé chaque année au Centro de Artes Visuales del Instituto Di Tella à Buenos Aires, elle sera décrochée à la demande de son directeur, Jorge Romero Brest, qui autorise néanmoins Ferrari à exposer trois œuvres critiques évoquant la guerre du Vietnam. Extrêmement marqué par cette demande, l’artiste abandonne à ce moment toute la partie abstraite de son travail pour se concentrer sur des œuvres éminemment critiques. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, quand il sera en exil, qu’il renouera avec l’abstraction.

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D’autre part, dans un article[4] de La Prensa, le critique conservateur Ernesto Ramallo attaque violemment son travail, ce qui a pour conséquence de censurer les trois autres pièces exposées. Dans une lettre adressée le même jour au directeur du journal, León Ferrari répond aux points soulevés par Ramallo dans l’article, en particulier, le lien entre l’art et la politique. Il souligne que l’intention de son travail « Civilizazión Occidental y Cristiana » est d’inventer des symboles visuels et critiques qui permettraient de condamner la barbarie occidentale : « La seule chose que je demande à l’art, c’est de m’aider à exprimer ce que je pense de la manière la plus claire possible, d’inventer des formes et des images qui me permettent de condamner plus efficacement la barbarie de l’Occident[5] » explique-t-il, ajoutant : « Quelqu’un pourrait évidemment me prouver que ce n’est pas de l’art. Ça ne me pose aucun problème, je ne changerais pas pour autant ma façon de faire. Je mettrais juste une croix sur le mot art et j’appellerais ça de la politique, de la critique incisive, n’importe quoi en fait ».
Sculpter le vide
Après le coup d’État du 24 mars 1976 qui voit le renversement du gouvernement d’Isabel Perón et l’instauration du « processus de réorganisation nationale[6] » du général Videla, à la tête de la junte militaire désormais au pouvoir, Ferrari fuit son pays et se réfugie avec sa famille à Sao Paulo au Brésil. S’ouvre une période d’exil marquée par la disparition de son fils Ariel qui, resté en Argentine, est arrêté par l’armée et retrouvé mort le 26 février 1977. Sa famille n’apprendra son décès qu’un an plus tard. Durant cette période, Ferrari explore d’autres formes d’art, notamment le « mail art », apparu au début des années soixante, influencé par les pratiques conceptuelles du groupe Fluxus. Cette correspondance plasticienne a été très pratiquée en Amérique du Sud et dans l'ancien bloc des pays de l’Est. Il s’agissait pour les artistes vivant sous des régimes totalitaires de contourner la censure pour permettre des stratégies ouvertes et interdisciplinaires. Il expérimente la photocopie, la lithographie, écrit plusieurs livres. Il renoue avec la pratique d’une sculpture abstraite qui le conduit à créer des pièces d’une certaine monumentalité auxquelles il donne une impression de fragilité grâce à l'utilisation du fil de fer. Le matériau lui permet d'inventer des structures, de sculpter littéralement le vide. À ce titre, « Opus 113 » (1980) est exemplaire. Avec son réseau extrêmement serré, elle fait vibrer l’œil à mesure que le visiteur tourne autour de la pièce.

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Entre 1980 et 1986, Ferrari réalise une série de vingt-sept héliographies pleines d’humour et d’ironie, qu’il qualifie de « arquitecturas de la locura (architectures de folie) ». Il utilise des techniques de modélisation architecturale pour réaliser des plans de villes délibérément irréalistes, parfois contradictoires et absurdes, des labyrinthes urbains. Malgré ces formes à l’aspect de prime abord ludique, l’espace construit se révèle inquiétant. Ferrari explore les différents types de contrôle à l’œuvre dans la société contemporaine, peut-être inspiré par la vitesse et la masse tentaculaire de São Paulo, l'une des plus grandes mégalopoles du monde.

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Nunca más
León Ferrari ne reviendra en Argentine qu’en 1991, soit bien après la fin de la dictature. La première œuvre qu’il réalise à son retour va être un immense collage de coupures de presse provenant de journaux argentins, sorte de compilation des actualités de 1976, première année de la dictature militaire, concernant les informations sur les exactions et les disparitions qui ont réussi à passer outre la censure, ou qu’on a peut-être laissé passer comme autant de messages de terreur. Son titre, « Nosotros no sabiamos (Nous ne savions pas) », est une réponse cinglante à tous ceux qui se sont servis de cette assertion pour justifier leur indifférence pendant la dictature. L’histoire s’est écrite avec la complicité d’une grande partie de l’Église catholique, complicité qui s’est poursuivie jusque dans l’appui ecclésial à la demande de grâce des condamnés ou encore lorsque les coupables graciés mais non encore acquittés ont été conviés par le nonce Calabresi à une soirée chez le cardinal Quarracino à l’occasion des treize ans du pontificat de Jean-Paul II en 1991.

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L’artiste explore la relation entre la violence et la religion à travers de multiples techniques et médias, privilégiant toutefois le photomontage. La série « Relecturas de la Bibla » (1986-88) s’inscrit dans la tradition des représentations des « désastres de la guerre ». Dans « Juicio final » (1994), il agrémente une reproduction du « Jugement Dernier » de Michel-Ange – dont l’original se trouve sur l’un des murs de la Chapelle Sixtine –, d’une couche de fientes de deux canaris. « Ce jugement (…) est une synthèse et une encyclopédie inépuisable de la douleur que la justice chrétienne administre » écrit-il. « C’est sur cette idée, qui a fécondé et nourri notre culture, que les canaris ont servi à exprimer une opinion ». Il va jusqu’à créer le Club des impies, hérétiques, apostats, blasphémateurs, athées, païens, agnostiques et infidèles.

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« J’utilise l’esthétique pour remettre en question l’éthique de la culture occidentale » affirmait-il. En faisant une relecture permanente de l’histoire, León Ferrari nous place face à notre propre ambiguïté. Avec sa pratique artistique résolument anti-institutionnelle, son refus de distinguer entre dimension esthétique et critique politique, León Ferrari apparait comme un artiste incroyablement libre, échappant à toute catégorisation. La force subversive de son travail tient dans sa façon d’utiliser des modes d’expression simples et renouvelables et des images visuellement fortes et manifestes. Toute sa vie, il n’aura cessé de mettre en garde contre le processus par lequel l’art embellit et banalise la violence. Il appelait ce mécanisme la « bondadosa crueldad », l’aimable cruauté.

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[1] L’exposition était ironiquement présentée dans une église. León Ferrari, Église Sainte-Anne, Les Rencontres de la Photographie, Arles, du 3 juillet au 19 septembre 2010.
[2] Cité dans « León Ferrari, el artista argentino que enojó al papa Francisco », BBC Mundo, 25 juillet 2013, https://www.bbc.com/mundo/noticias/2013/07/130725_argentina_leon_ferrari_artista_bergoglio_irm Consulté le 4 août 2022.
[3] Citation extraite du dossier de presse de l’exposition León Ferrari, l’aimable cruauté, Centre Pompidou, 20 avril au 29 août 2022.
[4] Ernesto Ramallo, « Los artistas argentinos en el Premio Di Tella 1965 », La Prensa (Buenos Aires), 21 septembre 1965.
[5] Fererari, León au Directeur de La Prensa, Buenos Aires, 21 septembre 1965, lettre manuscrite, Archivo Jorge Romero Brest, Instituto de Teoría e Historia del Arte Julio E. Payró, Buenos Aires.
[6] « Proceso de Reorganización Nacional », voir Paula Canelo, (2010). « La politique sous la dictature argentine : Le Processus de réorganisation nationale ou la tentative inachevée de refonte de la société (1976-1983 »). Vingtieme Siecle-revue D’Histoire. 105, janvier 2010.

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« León Ferrari, l'aimable cruauté », Commissariat de Nicolas Liucci-Goutnikov, conservateur, chef du service de la bibliothèque Kandinsky, Musée national d’art moderne, assisté de Diane Toubert, chargée de recherche au Musée national d’art moderne Commissaire invitée : Andrea Wain. L'exposition est organisée à l'occasion du centenaire de León Ferrari, par le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid, le Van Abbemuseum, Eindhoven, le Musée National d’Art Moderne Centre Pompidou, Paris et avec la complicité de la Fundación Augusto y León Ferrari Arte y Acervo, Buenos Aires.
Sauf mention contraires les crédits photographiques © Centre Pompidou/ Hélène Mauri
Du 20 avril au 29 août 2022.
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou
75 004 Paris

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