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Billet de blog 5 août 2022

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À Nice, l’art contemporain italien face au passé

À Nice, la Villa Arson explore la scène artistique italienne des années 1990 et 2000. « Le futur derrière nous » répond à « Vita Nuova. Nouveaux enjeux de l’Art en Italie 1960 – 1975 » présentée au même moment au MAMAC. Les œuvres de la jeune génération entrent en résonnance avec les idées utopiques de celle qui l’a précédé et que les années quatre-vingt ont tenté d’effacer.

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Illustration 1
Claire Fontaine, Vogliamo tutto, brickbat, 2015 © Courtesy de l'artiste

À la Villa Arson[1] à Nice, l’exposition « le futur derrière nous » explore la scène artistique italienne des années 1990-2000. Elle fait écho à « Vita Nuova. Nouveaux enjeux de l’Art en Italie 1960 – 1975 » que présente en même temps le MAMAC tout proche. Entre les deux, un gap correspondant aux années quatre-vingt au cours desquelles triomphe le néolibéralisme qui tente d’occulter, par réaction idéologique, le progressisme égalitaire revendiqué au cours de la décennie précédente, exacerbée en Italie par les « années de plomb » qui voient la péninsule vivre aux rythmes des attentats d’extrême-droite puis d’extrême-gauche. Marco Scotini, le commissaire de l’exposition, propose d’aborder la scène contemporaine italienne par un angle peu exploré jusque-là, posant un regard à la fois double et renversé, où la fracture temporelle devient le lieu d’une rencontre anachronique, un rendez-vous avec le passé. Les deux propositions cumulées composent un vaste panorama de soixante ans de création transalpine pour la première fois en France depuis « Identité italienne[2] » organisée il y a quarante ans par Germano Celant au Centre Pompidou.

Illustration 2
Luca Vitone, Carta atopica, 1988-1992, Carta geografica, 68,5 x 99,5 cm, Collection AGI, Verona. © Photo : Roberto Marossi

Le passé est toujours présent

« Le futur derrière nous » aborde la scène artistique italienne contemporaine depuis les années soixante-dix. L’approche curatoriale doit ici composer avec une démarche archéologique. « Il s’agit plutôt d’un désir de sortir de la sainte trinité du temps linéaire : celui selon lequel il y a toujours un présent à vivre, un passé qui le précède, ainsi qu’un futur qui le suit[3] » affirme Scotini. Comment échapper à la linéarité du temps ? surtout après la chute du mur de Berlin. Comment concevoir la temporalité actuelle dans ce qui est politique et ce qui est réel ? Les années quatre-vingt ont tenté d’effacer la décennie précédente mais le passé est toujours présent. « Quand ma génération a émergé. Nous avons tout de suite dû tisser un lien direct avec les années soixante-dix parce que nous refusions les années quatre-vingt[4] » précise Marco Scotini. Ce n’est pas un hasard si « Carta atopica » (1988-92) de Luca Vitone (Né en 1964 à Gênes, vit et travaille entre Berlin et Milan) ouvre l’exposition tant elle peut être considérée comme un manifeste générationnel. La carte est entièrement épurée de ses toponymes par l’artiste, qui supprime toute possibilité d’identification, la rendant alors inutile. Restent des bassins bleus, des reliefs, des constructions urbaines, la transcription de traces muettes, désormais impossibles à déchiffrer. « Plus que la disparition d’endroits, cette œuvre présente une désorientation constitutive, une suspension de nos points de repères[5] », l’état dans lequel se trouvent les artistes de la scène contemporaine italienne. Bien qu’elle soit écrite dans un langage contemporain, l’exposition est emplie de fantômes.

Illustration 3
Stefano Serretta, Uliano Lucas, Luca Vitone, Claire Fontaine. View of the exhibition Le Futur derrière nous, June 12 to August 28 2022, Villa Arson, Nice. © Credit Jean Christophe Lett

Elle s’engage ainsi dans une relecture de la pensée de quelques grandes figures centrales des années soixante-dix, à commencer celle de Franco Basaglia[6] (1924-1980), fondateur de la conception moderne de la santé mentale en Italie. À travers le « petit musée pour Franco Basaglia » (2008), conçu autour de l’impact de la loi 180[7] visant l’abolition des hôpitaux psychiatriques, Stefano Graziani (né en 1971 à Bologne, vit et travaille à Trieste) rend les archives du psychiatre accessibles au public. Sa pensée est également illustrée par Claire Fontaine[8] à travers la reconstitution de Marco Cavallo, grand cheval de papier-macher bleu, originellement réalisé en mars 1973 à la fois par des patients de l’hôpital psychiatrique de Trieste – dirigé par Basaglia depuis 1971 – et des artistes engagés à leur côtés, pour soutenir le mouvement social la psychiatrie démocratique, initié la même année par Basaglia, et qui aboutira en 1978 au vote de la loi 180. Une fois achevée, la sculpture est trop grande pour franchir les portes de l’institution et gagner l’extérieur. L’un des patients détache alors la tête de l’animal et l’utilise pour fracturer la porte et ainsi s’échapper de l’enfermement de l’hôpital. « Marco Cavallo n’a pas d’auteur, ce n’est pas une œuvre d’art, c’est une métaphore qui nous rappelle la complexité de la liberté et la nécessité d’en préserver la possibilité pour tous, même ceux qui n’en font pas bon usage[9] » écrivent Claire Fontaine dans le texte qui accompagne la pièce. L’immense cheval en carton-pâte est un hommage à la culture de l’antipsychiatrie[10]. Au bas de l’un des murs, on peut lire, inscrit à la peinture aérosol : « Is freedom therapeutic ? »

Illustration 4
Claire Fontaine, Is Freedom Therapeutic?, 2009-2022, Sculpture, smoke drawing, pasted posters and wall text. View of the exhibition Le Futur derrière nous, June 12 to August 28 2022, Villa Arson, Nice. © Courtesy of the artist. Credit Jean Christophe Lett

La théorie féministe de Carla Lonzi (1931-1982) est également réinterprétée à travers « Taci, anzi parla brickbat, La presenza dell’uomo nel femminismo brickbat, Sputiamo su Hegel : La donna clitoridea e la donna vaginale brickbat (brique Tais-toi, ou plutôt parle ; brique La Présence de l’homme dans le féminisme ; brique Crachons sur Hegel : la femme clitoridienne et la femme vaginale) » (2015) de Claire Fontaine. Trois Brickbats, livres « pétrifiés », sculptures composées de briques recouvertes du scan de couverture de livres évoquant des projectiles, qui s’inspirent des publications du groupe féministe italien « Rivolta femminile[11] ».Tandis que la vidéo de la performance « Shut up, actually speak » conçue par Chiara Fumai (Rome, 1978 – Bari, 2017) pour dOCUMENTA (13), montre l’artiste se reflétant dans un miroir et prononçant le texte « Io dico Io (je dis je) », manifeste philosophique sur l’affirmation de la subjectivité, écrit par Lonzi en 1977.

Illustration 5
Chiara Fumai, Claire Fontaine, Danilo Correale, View of the exhibition, Le Futur derrière nous, June 12 to August 28 2022, Villa Arson, Nice. © Courtesy The Church of Chiara Fumai. Credit Jean Christophe Lett

L’exposition convoque également la figure du militant anarchiste Giuseppe Pinelli (1928-1969) à travers l’œuvre de Francesco Arena (né en 1978 à Torre Santa Susanna, Brindisi, vit et travaille à Cassano delle Murge, Bari, Italie) qui se concentre sur le temps et l’espace du dernier jour de Pinelli. « 18.900 metri su ardesia (La Strada di Pinelli) [18.900 mètres en ardoise (la route de Pinelli)] » (2009) mesure sa chute depuis la fenêtre du commissariat de Milan d’où il tomba le 15 décembre 1969. Celle de l’écrivain, militant et plasticien, Nanni Baslestrini (1935-2019) à travers la Brickbat « Vogliamo tutto » (2016) de Claire Fontaine et sa réaffirmation par Danilo Correale (né en 1982 à Naples, vit et travaille entre Naples et New York) « We still want everything » (2018). Celles du mouvement littéraire Gruppo 63 par Luca Vitone, du cinéaste expérimental Alberto Grifi (1938-2007) par Alice Guareschi (née à Palerme en 1976, vit et travaille à Milan) dans le film « Autobiography of a house » (2002), du designer et architecte Enzo Mari (1932-2020) par Céline Condorelli (née à Paris en 1974, vit et travaille à Londres) à travers un dessin mural qui est un commentaire actuel de la « Carta Economica », extraite du livre « Atlante secondo Lenin » (1976) que Mari a rédigé avec le poète Francesco Leonetti. Autant de fantômes ressurgis du passé.

Illustration 6
Alice Guareschi, Autobiography of a House, 2002, Video 8, mini DV, color, Italian and English subtitles, 50 minutes. © Courtesy of the artist. Credit Jean Christophe Lett

« Nous voulons encore tout »

Une section au caractère plus archéologique, intitulée « Divenire Ex [devenir ex] », s’amalgame à la section « Esercizi di esodo [exercices d’exode] » qui aborde le passage au travail post-fordiste à travers des œuvres de Marie Cool et Fabio Balducci telle que « Senza titolo, scrivania, luce solare, finestra [sans titre, bureau, lumière du soleil, fenêtre] » (2014) qui donne à voir un bureau renversé. Un faisceau de lumière artificielle se reflétant sur le mur vient marquer l’idée d’enfermement générée par le travail post-moderniste. La productivité détermine la condition de prisonnier du travailleur. Elle traite aussi du refus du travail avec « Reverie, On the Liberation from Work [rêverie, à propos de la libération du travail] » (2017) de Danilo Correale qui se compose de deux scripts d’hypnose guidée en vue de détendre le corps et l’esprit pour une préparation à une société post-travail. Mais également de la contre-information à travers l’installation « Relapse » de Stefano Sarretta (né à Gênes en 1987, vit et travaille à Milan) composée d’un journal réalisé par l’artiste qui, accroché sur un ensemble de fenêtres, en obture la vue, synonyme d’échec économique. Le journal, à travers les textes et les images, reconstruit une histoire fictive et non linéaire de l’Italie des années soixante-dix, soulignant la formidable innovation culturelle et politique de l’époque. Enfin, une dernière section intitulée « Vogliamo ancora tutto [nous voulons encore tout] » s’approprie les pratiques dans le domaine de l’urbanisme, de l’écologie et de l’activisme médiatique, en parallèle au mouvement altermondialiste.

Illustration 7
Danilo Correale, Reverie - On the Liberation from Work, 2017, Installation, sound on record 20’, chaise lounge, carpet, record player, headphones. © Courtesy of the artist. Credit Jean Christophe Lett

L’exposition « Le futur derrière nous » porte sur la question de la mémoire. En même temps qu’elle présente la scène contemporaine, elle permet à des figures des années soixante-dix de réémerger et fait des artistes d’aujourd’hui des héritiers sans héritage direct. « Le problème n’était pas seulement de faire remonter à la surface ce qui avait été enlevé ou enterré, mais d’en donner une interprétation (à l’aide de preuves) non conforme et antagoniste aux étiquettes attribuées à l’ensemble de la période[12] » indique Marco Scotini. Face à la disparition de la vague révolutionnaire et créative des années soixante-dix, l’exposition témoigne de l'urgence de l'émergence de ce qui a été confisqué par les années quatre-vingt. Les vingt artistes de l’exposition ont en commun la volonté de corriger une rencontre manquée avec l’histoire.

Illustration 8
Claire Fontaine, Paolo Cirio, Stefano Serretta, View from the exhibition, Le Futur derrière nous, June 12 to August 28 2022, Villa Arson, Nice. © Credit Jean Christophe Lett

[1] L’institution réunit une école nationale supérieure d’art, un centre national d’art contemporain, une résidence d’artistes, une médiathèque spécialisée et est désormais rattachée à l’Université de Nice-Côte d’Azur.

[2] Identité italienne. L’art en Italie depuis 1959, commissariat de Germano Celant, Centre Pompidou, du 25 juin au 7 septembre 1981.

[3] Marco Scotini, entretien avec Roberta Garieni, reproduit dans Point Contemporain, s.d., http://pointcontemporain.com/le-futur-derriere-nous-conversation-avec-marco-scotini/ Consulté le 9 août 2022

[4] Sauf mention contraire, les propos ont été recueillis le 10 juin dernier lors de la rencontre avec la presse et traduit par l’auteur.

[5] Marco Scotini, livret de l’exposition Le futur derrière nous, Villa Arson École nationale supérieure d’art, Nice, du 12 juin au 28 août 2022.

[6] Psychiatre italien, fondateur en 1973 du mouvement la psychiatrie démocratique. Il est à l’origine de la réforme de la discipline psychiatrique en Italie et a inspiré la loi 180 qui porte son nom.

[7] En Italie, la loi Basaglia ou Loi 180 (Legge Basaglia, Legge 180) sur la santé mentale, votée en 1978, marque la réforme du système psychiatrique. Elle conduit progressivement au remplacement des hôpitaux psychiatriques par tout un ensemble de services communautaires.

[8] Artiste féministe conceptuelle créée en 2004 par Fulvia Carnevale et James Thornhill, duo italo-anglais qui se présente comme ses assistants.

[9] Claire Fontaine, texte mural, novembre 2008.

[10] Ensemble des courants qui considèrent que la psychiatrie n'est pas une spécialité de la médecine au même titre que les autres et que sa pratique est nuisible autant pour les personnes souffrant de troubles psychiques que pour la société en général.

[11] La Rivolta Femminile (« Révolte des femmes ») constitue le premier groupe féministe exclusivement féminin, créé à Rome en 1970, à l’initiative de Carla Lonzi, Carla Accardi et Elvira Banotti; le manifeste qu’elles ont élaboré s’affiche sur les murs de Rome en juillet 1970. Voir Anna Travagliati, Il femminismo e la parola scritta: L'esperienza milanese dalla libreria delle donne al gruppo della scrittura, Argot edizioni, 2018.

[12] Marco Scotini, entretien avec Roberta Garieni, op.cit.

Le futur derrière nous. L'art italien depuis les années 1990. Le contemporain face au passé - Commissariat : Marco Scotini, directeur artistique du FM Centro per l'Arte Contemporanea de Milano, assisté d'Arnold Braho. Avec: Alterazioni Video, Francesco Arena, Massimo Bartolini, Rossella Biscotti, Paolo Cirio, Claire Fontaine, Céline Condorelli, Marie Cool Fabio Balducci, Danilo Correale, Irene Dionisio, Chiara Fumai, Stefano Graziani, Alice Guareschi, Adelita Husni-Bey, Francesco Jodice, Rä di Martino, Stefano Serretta, Stalker, Bert Theis, Luca Vitone. Exposition réalisée en collaboration avec le MAMAC (Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Nice) qui présente « Vita Nuova. Nouveaux enjeux de l’art en Italie 1960 - 1975 ». Commissariat Valérie Da Costa. Jusqu’au 2 octobre 2022.

Du 12 juin au 28 août 2022, tous les jours sauf le mardi, de 14h à 19h.

Villa Arson
20, avenue Stephen Liegeard
06 100 Nice

Illustration 9
Claire Fontaine, Taci, anzi parla Brickbat; La presenza dell’uomo nel femminismo brickbat; sputiamo su Hegel: La donna clitoridea e la donna vaginale brickbat, 2015, installation view à la Villa Arson, Nice 2022. © Courtesy of the artist. Credit Jean Christophe Lett

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