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Dans le cadre de la seconde édition de la Biennale Son, qui se tient dans le Valais en Suisse, la Grange de la Ferme-Asile, centre artistique et culturel à Sion, accueille l’exposition « Always Night » de Pauline Boudry et Renate Lorenz, qui se déploie autour de l’installation filmique immersive « All the things she said » (2024). L’œuvre met en scène Chelsea Manning dans un DJ set au club queer berlinois SchwuZ, vidé de ses danseurs. Les motifs sonores – house, techno, pulsations électroniques – deviennent une langue polyphonique, tissant un espace de communion dans un monde marqué par la surveillance, et contribuent à l’esthétique, à la portée politique et à l’expérience immersive de l’installation, en résonance avec les thèmes de la résistance queer et de la communauté. Le son devient ici un acte d’émancipation. Projetée dans un espace enveloppant, « All the things she said » montre Chelsea Manning, figure iconique de la dissidence, qui apparaît seule dans le club SchwuZ[1], lieu emblématique de la scène queer berlinoise. Loin de son image publique associée aux fuites de documents ou à son militantisme transgenre, Manning est ici une performeuse, manipulant platines et sons dans un espace vidé de sa foule habituelle. Cette absence de corps dansants crée une tension poétique : le club, lieu de liberté et de communion, se transforme en un espace suspendu dans lequel le son – house, techno, pulsations électroniques – devient le protagoniste principal. Boudry et Lorenz, fidèles à leur pratique, capturent cette performance à travers une pluralité de perspectives sonores, utilisant des micros directionnels, des enregistrements ambients et des capteurs corporels pour restituer une expérience auditive fragmentée et polyphonique.

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L'exposition est divisée en deux parties. En parallèle à la performance projetée, une courte mais percutante interview filmée de Chelsea Manning est présentée sur écran dans la partie de la salle opposée à la projection de « All the things she said ». L’activiste y souligne l’importance de l’art en tant qu’outil de survie, comme élément de résilience : « J’ai l’impression que, surtout en ce moment où tout est difficile, ce n’est pas seulement une vague réactionnaire contre les personnes queer et trans. Il s’agit aussi de faire face au changement climatique. Il s’agit de faire face à divers conflits mondiaux, à divers conflits géopolitiques de grande envergure qui éclatent un peu partout dans le monde. Et, alors que toutes ces choses vraiment difficiles et intenses se produisent, la manière dont nous arrivons à nous reconstruire, à aller de l’avant, à survivre et à réfléchir à ce genre de choses, c’est grâce à l’art[2] » dit-elle, expliquant que : « Parfois, c’est aussi, tout simplement, pour l’artiste, la possibilité d’aller puiser profondément en soi, de guérir et de survivre dans un moment particulier ». Cette approche, dans laquelle le son, loin d’être un simple accompagnement, se révèle un matériau sculptural, est remarquable. La multiplicité des prises sonores – des basses profondes aux échos distants – raconte, ici dans chaque fréquence, chaque rythme, une communauté absente mais présente dans l’acte de danser virtuellement. Cette polyphonie sonore dans laquelle le spectateur est invité à écouter différemment, fait écho à l’« archéologie queer » du duo, une méthode qui exhume des pratiques marginalisées pour les réinscrire dans un présent subversif.

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Tisser des futurs queers à travers les archives du passé
Pauline Boudry, née en 1972 à Lausanne, grandit dans un contexte artistique suisse marqué par une ouverture aux pratiques interdisciplinaires. Formée à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL), elle développe un intérêt précoce pour le cinéma, la performance et les questions de genre, influencée par les avant-gardes européennes et les mouvements féministes. Renate Lorenz, née en 1963 à Berlin, s’inscrit dans un parcours plus théorique, avec un doctorat en études culturelles et une formation en arts visuels. Professeure à l’Académie des beaux-arts de Vienne, elle apporte à leur collaboration une rigueur conceptuelle, enrichie par ses recherches sur les théories queer et postcoloniales. Leur rencontre, dans les années 2000 à Berlin, catalyse une synergie unique : Boudry apporte une sensibilité cinématographique et performative, tandis que Lorenz injecte une réflexion théorique sur l’histoire, la mémoire et les identités marginalisées. Leur collaboration commence en 2007, dans un Berlin alors en pleine effervescence artistique, où les scènes queer et underground nourrissent leur pratique. Leur travail, à la croisée de l’installation filmique, de la performance et de la sculpture, ancré dans une « archéologie queer », s’inspire des théories de Michel Foucault et d’Édouard Glissant, explorant comment les archives – photographies, films, partitions, objets – peuvent révéler des récits oubliés et défier les règles hétéronormatives et coloniales. Ce concept clef dans la pratique du duo germano-suisse correspond à une approche artistique et théorique qui revisite des archives, des figures et des pratiques culturelles marginalisées – ici, la culture des clubs queer – pour en faire des outils de résistance et ainsi réécrire les récits historiques. Introduit par le théoricien Mathias Danbolt[3]pour décrire leur travail, la notion d’archéologie queer s’inspire de l’« archéologie du savoir[4] » de Michel Foucault, qui explore comment les savoirs et les discours façonnent l’histoire, mais l’adapte pour mettre en lumière les expériences et identités queer, souvent invisibilisées ou réprimées. Leurs œuvres, souvent filmées en 16 mm, revisitent des documents du passé – photographies, films, partitions – et mettent en scène des performeurs – chorégraphes, artistes, musiciens – pour explorer les tensions entre visibilité, opacité et résistance. En collaborant avec des performeurs comme Werner Hirsch, Marbles Jumbo ou Chelsea Manning, le duo crée des dialogues anachroniques dans lesquels les gestes et les voix du passé rencontrent les luttes contemporaines. Boudry et Lorenz transforment les espaces d’exposition – du Centre Pompidou à la Biennale de Venise – en lieux de communion dans lesquels les identités queer, trans et non-standardisées deviennent des forces de subversion et d’imagination collective.

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Une politique du plaisir et de la résistance
« Always Night » s’intègre dans un espace conçu pour l’immersion, créant un dialogue entre l’image de Manning et le vide du club. La scénographie, à la fois minimaliste et incandescente, est dépouillée de tout élément matériel, à rebours des installations précédentes de Boudry et Lorenz. Le contraste entre l’architecture paisible de La Grange de la Ferme-Asile, avec sa structure de bois en forme de coque de bateau renversée, et l’énergie brute du SchwuZ amplifie la tension de l’œuvre, quand le calme bucolique rencontre la pulsation subversive d’un club underground. Cette scénographie transforme l’absence – celle des danseurs – en une présence fantomatique. Le club vide devient un espace de mémoire, dans lequel les corps queer, souvent réprimés ou surveillés, continuent de résonner à travers le son. Cette absence, loin d’être un vide, est un appel à imaginer un futur dans lequel la danse, le plaisir et la communauté peuvent exister sans crainte. La performance de Manning, captée avec une précision cinématographique, hésite entre intimité et monumentalité, invitant le spectateur à se projeter dans cet espace, à danser virtuellement avec elle. Chelsea Manning, en tant que figure publique ayant défié les structures de pouvoir militaire et patriarcal, incarne cette subversion. Sa performance de DJ, décrite dans la note d’intention des artistes comme un acte de « plaisir et d’optimisme », contraste avec son passé de lanceuse d’alerte emprisonnée. Boudry et Lorenz, en la plaçant dans un club vide, interrogent la possibilité de créer des espaces de liberté dans un contexte de surveillance accrue, où les corps trans et queer sont souvent ciblés. Cette célébration du plaisir est un acte de résistance. Le son, dans « Always Night », devient une arme douce, capable de rassembler une communauté invisible. Cette approche fait écho à des œuvres comme « Portrait of a Movement » (2016), dans laquelle le duo explore les gestes de révolte queer. Cependant, en se concentrant sur le plaisir et l’optimisme, l’œuvre risque d’atténuer la violence des luttes de Manning. La mise en scène sophistiquée, avec ses multiples perspectives sonores, risque de mettre le spectateur à distance de la réalité brute des combats queer.

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L’œuvre filmique s’inscrit dans la continuité des explorations du duo sur les cultures marginalisées. En convoquant le SchwuZ, lieu historique de la scène queer berlinoise, Boudry et Lorenz réactivent une mémoire collective dans laquelle les clubs ont été des espaces de refuge et de révolte depuis les années soixante-dix. La présence de Chelsea Manning, figure contemporaine, ancre cette mémoire dans le présent, tout en projetant un futur où les subjectivités trans et queer peuvent s’exprimer librement. L’œuvre explore « l’écoute collective », dans laquelle le son devient un espace de communion, y compris dans l’absence physique des corps. La façon dont « Always Night » dialogue avec l’histoire des luttes queer, tout en transcendant les frontières culturelles, est saisissante. Le choix de Chelsea Manning, figure globale, et du SchwuZ, lieu local, crée un pont entre les combats universels et spécifiques. Cette universalité est ici renforcée par la polyphonie sonore. « Always Night » invite le public à une expérience immersive, dans laquelle le son enveloppe le corps et l’esprit. L’immense écran, combiné à une diffusion sonore multidirectionnelle, créent une sensation de club virtuel dans lequel le spectateur est un danseur potentiel.

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« Always Night » de Pauline Boudry et Renate Lorenz est un manifeste sonore qui fait du DJ set de Chelsea Manning dans un club queer vide, un acte de résistance joyeuse. À travers une polyphonie visuelle et sonore, l’œuvre transforme la Ferme-Asile en un espace de communion et de partage dans lequel le plaisir et l’optimisme queer défient la répression. Si la proposition est audacieuse, faisant du son un outil d’émancipation, il est nécessaire de préserver la rugosité des luttes dans cet éclat esthétique. « Always Night » est une invitation à danser dans l’obscurité, à écouter ensemble, à imaginer un futur où la nuit, toujours, est un espace de liberté. Dans son interview, Chelsea Manning explique que l’art n’est pas seulement un moyen de survie. « Parfois, il s’agit aussi de célébration. Quand les choses sont difficiles, on peut toujours célébrer le fait d’être en vie, d’avoir survécu et d’être arrivée jusqu’ici[5] ».

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[1] Le SchwuZ, abréviation de « SchwulenZentrum », est le premier club gay alternatif de Berlin-Ouest, fondé en 1977 dans le sillage de l'Action homosexuelle de Berlin-Ouest (HAW). Elmar Kraushaar, « Kämpfe, Balz und Trümmer-Tunten: Die Geschichte des Schwu », Siegessaüle, 28 octobre 2017, https://www.siegessaeule.de/magazin/3599-kämpfe-balz-und-trümmer-tunten-die-geschichte-des-schwuz/
[2] Transcription et traduction d’un extrait de l’interview de Chelsea Manning.
[3] Mathias Danbolt, The Trouble with Straight Time Disruptive Anachronisms in Pauline Boudry and Renate Lorenz’s N.O. Body, https://www.boudry-lorenz.de/media/Mathias_Danbolt.pdf
[4] Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, 294 p.
[5] Transcription et traduction d’un extrait de l’interview de Chelsea Manning.
« PAULINE BOUDRY & RENATE LORENTZ : ALWAYS NIGHT » - Direction de la photographie : Bernadette Paassen. Assistante caméra : Svea Immel. Son : Johanna Wiener. Machinerie : Camilo Sottolichio. Maquillage : Nuria de Lario. Production : Wibke Tiarks. Design sonore : Rashad Becker. Étalonnage : Waveline. Ce projet est coproduit par la Ferme-Asile et bénéficie du soutien de la Biennale Son et de Pro Helvetia.
Jusqu'au 30 novembre 2025.
Du mercredi au dimanche, de 12h à 18h.
Ferme-Asile, centre artistique et culturel
Promenade des pêcheurs, 10
CH- 1950 Sion

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