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Billet de blog 5 novembre 2025

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Lehnert & Landrock, l’Orient en kit démonté à Lausanne

Photo Élysée à Lausanne interroge ses collections en posant un nouveau regard sur les archives photographiques du studio Lehnert & Landrock, corpus d’images qui a façonné et diffusé l’iconographie d’un Orient fantasmé, exotique, profondément marqué par le contexte colonial de l’époque. Une relecture courageuse, à la fois critique et introspective.

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Illustration 1
Gloria Oyarzabal, Untitled (détail), de la série ON PHANTOMS, Wounds & the Wa/ondering Eye , 2025 © Gloria Oyarzaba

Rudolf Lehnert (1878-1948) et Ernst Landrock (1878-1966) ne sont pas des photographes comme les autres. Respectivement originaires de Bohème et de Saxe, ils se rencontrent en Suisse en 1903. Arrivés en Tunisie l’année suivante, ces entrepreneurs de l’imaginaire fondent à Tunis une maison d’édition qui deviendra mythique sous le nom de Lehnert & Landrock. Celle-ci est active à Tunis durant dix ans (de 1904 à 1914), interrompue par le début de la Première Guerre mondiale. Ils fondent en 1920 à Leipzig la société Orient Kunst Verlag, et rouvrent un studio au Caire, en 1924. Les deux hommes mettent un terme définitif à leur collaboration en 1930. Landrock continuera seul l’exploitation de l'entreprise Lehnert & Landrock. Leur spécialité ? L’Orient en série. Mosquées au crépuscule, souks grouillants, chameliers solitaires, et surtout les femmes. Fathma, « de la tribu des Ouled Nail », pose en buste, voiles transparents, regard baissé. Zohra, « danseuse du Caire », s’allonge sur un divan comme dans un tableau de Jean-Auguste-Dominique Ingres. L’Orientalisme a sexualisé la représentation des femmes, montrées la plupart du temps nues, allongées, lascives. C’est la figure de l’odalisque détournée de sa fonction première de servante dans le harem de l’Empire Ottoman, devenue motif érotique dans les fantasmes d’une société occidentale ô combien patriarcale. Aïcha, « jeune bédouine », fixe l’objectif avec une timidité calculée.  Techniquement, c’est parfait. Tirages au charbon, négatifs verre 18 × 24 cm, retouches invisibles. Les ombres sont douces, les textures soyeuses. On dirait des peintures. Et c’est bien le problème. Loin de documenter la vie quotidienne au Maghreb de façon documentaire, ces images fabriquent un Orient qui n’existe pas. Il est un décor de studio, un fantasme européen. Les modèles sont des professionnelles, souvent recrutées dans les quartiers populaires, payées quelques piastres pour jouer le rôle de l’« Arabe éternelle » dans des arrière-cours tunisiennes ou des ateliers cairotes, transformés en harems de pacotille. Le travail du studio Lehnert & Landrock est un modèle de marketing colonial. Ces cartes postales se vendaient par milliers. Dans les boutiques de souvenirs, les paquebots, les salons bourgeois. Elles ont nourri l’imaginaire d’une Europe qui se rêvait maître du monde. Le corpus photographique est dur, parfois même difficilement soutenable. Il contient des représentations et des légendes – les titres originaux, lorsqu’ils existent, ont été conservés afin d’expliciter le contexte de diffusion et les spécificités de leur exploitation commerciale à travers le monde – racistes, islamophobes, antisémites, sexistes. Il renferme aussi beaucoup de nudité, essentiellement féminine, trahissant le regard concupiscent de l’Occident sur l’Orient. Cette relecture proposée par le musée vaudois prend la forme d’une exposition qui révèle le contexte colonial dans lequel est plongé le Maghreb au cours des XIXème et XXème siècles. Aussi, le musée met-il d’emblée en garde le public qui pourrait être choqué par la présentation.

Illustration 2
Lehnert & Landrock, Sans titre , identifié comme « Au village arabe », 1904-1914 © Lehnert & Landrock / Edouard Lambelet et Photo Elysée
Illustration 3
Lehnert & Landrock, Sans titre , identifié comme « Dans le désert », 1904-1914 © Lehnert & Landrock / Edouard Lambelet et Photo Elysée
Illustration 4
Lehnert & Landrock, Sans titre , identifié comme « Dans le désert », 1904-1914 © Lehnert & Landrock / Edouard Lambelet et Photo Elysée
Illustration 5
Lehnert & Landrock, Sans titre , identifié comme « Tombeau d'un marabout dans un oasis de Gafsa », 1904-1914 © Lehnert & Landrock / Edouard Lambelet et Photo Elysée

Contextualiser, déconstruire, nommer

Photo Élysée, musée cantonal de la photographie, qui conserve ces archives depuis 1985, a le courage de ne pas les laisser dormir. L’exposition « Lehnert & Landrock. Relecture d’une archive coloniale », qui vient d’ouvrir, était une nécessité pour Nathalie Herschdorfer, à la tête de Photo Élysée depuis 2022. Elle rappelle que ces images circulent encore abondamment de nos jours, sur internet notamment, et sans aucun discours critique. L’institution a eu l’intelligence de ne pas les exposer seules. Autour des cent-cinquante tirages originaux, des plaques de verre, des portfolios et des catalogues, le musée a convoqué un solide comité scientifique, composé de l’historienne tunisienne Beya Othmani, commissaire d’exposition indépendante, chercheuse attachée au MoMA (The Museum of Modern Art, New York), de la spécialiste de l’art orientaliste Nadia Radwan, professeure associée, responsable du département Arts Visuels à la HEAD – Genève (Haute école d’art et de design, Genève), et de l’historienne du genre et du colonialisme Christelle Taraud, maîtresse de conférence à NYU Paris (New York University Paris) et membre associée du Centre d’Histoire du XIXème siècle (Université Paris I/Paris IV, Paris). Elles ont eu pour mission de contextualiser, déconstruire et nommer.

Illustration 6
Gloria Oyarzabal, Untitled (détail), de la série ON PHANTOMS, Wounds & the Wa/ondering Eye , 2025 © Gloria Oyarzabal
Illustration 7
Gloria Oyarzabal, Untitled (détail), de la série ON PHANTOMS, Wounds & the Wa/ondering Eye , 2025 © Gloria Oyarzabal
Illustration 8
Gloria Oyarzabal, Untitled (détail), de la série ON PHANTOMS, Wounds & the Wa/ondering Eye , 2025 © Gloria Oyarzabal

Ce comité est complété par deux artistes contemporaines, placées en contrepoint, sortes d’avocates de la défense ou de l’accusation, explorant l’histoire et l’héritage des représentations coloniales. Gloria Oyarzabal (née à Londres en 1971, vit et travaille à Madrid), lauréate du prix Photo Élysée 2023, qui articule son travail autour de l’impact de la colonisation et du néocolonialisme sur les stéréotypes, en particulier ceux sur les femmes et les féminismes africains, a été invitée à travailler autour de ce fond, imaginant deux séries inédites : « Essay for an Atlas of the Ethical Journey of Aesthetics. The Devil is in the Details[1] » et « ON PHANTOMS, Wounds & the Wa/ondering Eye[2] », qui explore la matérialité des photographies, faisant apparaitre les figures sur les négatifs, ce qui leur donnent un aspect fantomatique, voyant dans les marques d’usage autant de cicatrices d’une histoire politique violente. Elle démonte la vision coloniale de l’époque, à travers des collages qui superposent des fragments photographiques ou de cartes postales de Lehnert & Landrock à des images contemporaines. Un voile devient soudain un écran de projection, un corps voilé, un corps qui vous regarde en face. L’artiste espagnole découpe, réécrit. Ces images entrent en dialogue avec celles de l’artiste saoudienne Nouf Aljowaysir (née en 1993 à Riyad, Arabie Saoudite, vit et travaille à Brooklyn, New York) qui démontre comment l’intelligence artificielle prolonge et conforte les stéréotypes associés à la représentation de l’Orient, à travers la série photographique « Salaf (Ancestors) » et la vidéo « Ancestral Seeds ». Si Lehnert & Landrock ont photographié des corps, les deux artistes, elles, photographient des fantômes. Et nous, visiteurs, sommes pris entre les deux.

Illustration 9
Nouf Aljowaysir, Salaf #1540 , 2021, de la série Salaf (Ancestors) , 2021-2025 © Nouf Aljowaysir
Illustration 10
Nouf Aljowaysir, Salaf #298 , 2021, de la série Salaf (Ancestors) , 2021-2025 © Nouf Aljowaysir

La scénographie signée par l’Atelier Gut est un modèle de sobriété. Pas de mise en scène spectaculaire, juste des cimaises qui séparent les époques comme des rideaux de scène. On passe d’une salle à l’autre et l’on comprend que l’on ne regarde plus la même chose. L’exposition se distingue par la maturité de son propos. Photo Élysée ne se contente pas de dénoncer. L’institution pose la question du musée lui-même. Que faire de ces milliers d’images discrètement laissées dans les réserves ? Nathalie Herschdorfer rappelle à ce propos que ce corpus a fait l’objet de plusieurs propositions de valorisation au sein même du musée. Une importante rétrospective est organisée en 1991, les tirages noir et blanc étant produits pour l’occasion. La manifestation visait à célébrer la grande maitrise technique de Lehnert, sa « grande exigence formelle », sa « prouesse souveraine de la lumière ». Ni le contexte colonial, ni les stéréotypes que ces tirages suscitent, n’avaient alors été abordés. S’il faut les exposer bien sûr, ce n’est plus pour leur qualité esthétique, mais accompagnées de voix qui les contredisent. La démarche est subtilement décoloniale. Juste une conversation, parfois douloureuse, entre deux époques, 1904 et 2025, entre l’Europe qui se rêvait centre du monde et les corps qu’elle a réduits à des décors.  L’Orient est une invention européenne. Edward Said exposait en 1978 sa thèse[3] d’un Occident qui a conçu l’Orient à partir de ses besoins, ses désirs et ses rêves. Et entre les deux, les images. Muettes. Accusatrices. On ressort quelque peu sonné de l’exposition « Lehnert & Landrock. Relecture d’une archive coloniale ». Ces photographies, qu’on admirait jadis pour leur « poésie », révèlent leur violence sourde, et elle est immense. Elles nous rappellent que l’appareil photographique n’a jamais été neutre. Il est une arme, parfois douce, parfois brutale.  À Lausanne, on prend soin de le désarmer, image par image. Cependant, la question demeure : et après ? Que fait-on de ces archives ? Les laisse-t-on dormir ? Les expose-t-on comme des reliques ? Ou les utilise-t-on comme des armes, à leur tour, pour déconstruire le regard ?  C’est pour cette troisième voix qu’a opté Photo Élysée. Et c’est peut-être la plus difficile. En faisant le choix d’une relecture d’un ensemble photographique complexe, l’institution vaudoise va dans le sens de l’histoire.

Illustration 11
Nouf Aljowaysir, Salaf #1926, 2021, de la série Salaf (Ancestors), 2021-2025 © Nouf Aljowaysir

[1] « Essai pour un atlas du parcours éthique de l'esthétique. Le diable se cache dans les détails ».

[2] « Sur les fantômes, les blessures et l’œil errant, questionnant ».

[3] Edward S. Saïd, Orientalism, Pantheon Books, 1978, 368 p., L'Orientalisme : L'Orient créé par l'Occident, traduction française aux Éditions du Seuil, 1980.

Illustration 12
Lehnert & Landrock, Sans titre, identifie comme Feu de camp à la fin de la journée dans le fonds d'archives 1904-1914 © Lehnert & Landrock / Edouard Lambelet et Photo Elysee

« LEHNERT & LANDROCK. Relecture d'une archive coloniale » - Commissariat : Fanny Brülhart, Conservatrice, responsable du département des collections de Photo Élysée, avec la collaboration de Julie Bonzon, Julie Dayer et Elisa Rodriguez. Comité scientifique : Beya Othmani, Commissaire d'exposition indépendante, Chercheuse attachée au MoMA (The Museum of Modern Art, New York), Nadia Radwan, Professeure associée, Responsable du département Arts Visuels, HEAD – Genève (Haute école d'art et de design, Genève), et Christelle Taraud, Historienne et féministe,, Maîtresse de conférence à NYU Paris (New York University Paris) et Membre associée du Centre d'Histoire du XIXe siècle (Université Paris I/Paris IV, Paris)

Jusqu'au 1er Février 2026. Du mercredi au lundi, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu'à 20h.

Photo Élysée
Place de la Gare, 17
CH - 1003 Lausanne

Illustration 13
Lehnert & Landrock, Sans titre , 1904-1914 © Lehnert & Landrock / Edouard Lambelet et Photo Elysée

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