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Billet de blog 7 avril 2018

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Les territoires contraires d'Anna Malagrida

A la galerie RX, l'exposition « Espace liminal » réunit deux séries photographiques de l'artiste espagnole Anna Malagrida évoquant la ville en tant que lieu de combat politique. "Los muros hablaron" et "Cristal House" reflètent l'engagement de la photographe, son entrée en résistance face aux tentatives d'effacement de la parole d’un peuple ou l'acceptation d'une communauté des invisibles.

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Illustration 1
Anna Malagrida, série "Cristal house" "Vitre II", 2016, impression jet d'encre sur papier coton, 150 x 223 cm, Edition: 5, dans le cadre de la Carte blanche PMU 2016 © Anna Malagrida / Carte blanche PMU

Sous le titre « Espace liminal », Anna Malagrida met en regard deux ensembles photographiques qui ont en commun d'habiter des zones contraires. Comme souvent dans les pièces de l'artiste espagnole, l’image est construite autour d’une opposition : extérieurs et intérieurs, ombre et lumière, inscription et effacement. C'est dans ces interstices paradoxaux qu'elle choisit de s'arrêter, de prendre le temps, de regarder pour mieux donner à voir. Les photographies qui en sont issues forment un corpus qui agit comme un miroir réfléchissant l’incertitude d’une société en proie au morcellement social. Des deux séries spacialement séparées d'un étage, on reconnait quelques images et des fragments de textes issus du projet intitulé "Cristal House", réunissant photographies, vidéos et textes, présenté à la galerie de photographies du Centre Georges Pompidou en 2016 à la faveur de la Carte blanche PMU dont elle était alors la lauréate. Si le titre générique reprend le nom d’un cheval de course, cette « maison de verre » est surtout le sobriquet donné par la photographe à une salle de jeux sportifs située au centre de Paris, juste à côté du Musée national d'art moderne. Deux mondes voisins qui jamais ne se croisent. C'est à l'extérieur,  depuis les grandes baies vitrées qu'elle observe les joueurs, presque exclusivement masculins, leurs gestes, toujours les mêmes, leurs codes, les longues minutes d'attente entre chaque course. A l'intérieur, elle les rencontre, les écoute. Ils viennent d'ailleurs, sont originaires de pays qu'ils ont quittés pour s’inventer d'autres futurs possibles.

Illustration 2
Anna Malagrida, série "Cristal House", 2016, impression jet d'encre sur papier coton, Edition: 5, dans le cadre de la Carte blanche PMU 2016 © Anna Malagrida / Carte blanche PMUn

Dans cette tour de Babel, les visages des joueurs se confondent avec ceux des migrants et les espoirs de la prochaine course se superposent aux illusions d'une vie souvent (temporairement) cachée. Alors, la salle de jeu devient le lieu de rencontre. Les mots dits par les joueurs clandestins sont recueillis, imprimés, ils forment des récits qui donnent à voir des vies convergeant inexorablement vers cet espace qui de passage devient d'attente, celui de tous les possibles, de tous les espoirs, des lendemains identiques d’une vie ordinaire espérée, régularisée. Mais cette ville tentaculaire comme toute métropole rassemble les gens autant qu'elle les sépare. Les individus réunis restent ainsi isolés, seuls parmi la multitude. Voici précisément l’une des zones contraires qu'Anna Malagrida saisit pour mieux l'observer intensément. Dans la pénombre du clair-obscur, les mains des joueurs se détachent en gros plan sur les photographies. Les gestes qu'elles forment malgré elles, de façon compulsive, trahissent les espoirs, les angoisses, les inquiétudes, la joie. Les codes classiques avec lesquels communiquent les joueurs de paris sportifs composent aussi la narration de vies clandestines de migrants que l'on ne voit pas ou que l’on refuse de voir.

Illustration 3
Anna Malagrida, série "Los muros hablaron", 2011-13, © Juan Cruz Ibanez

Inédite en France, la série « Los muros hablaron » a été réalisée entre 2011 et 2013 au plus fort des contestations orchestrées par le Mouvement des indignés en Espagne, d'où il est originaire : le « Movimiento del 15M ». La série photographique se divise en deux parties distinctes : les murs et les socles. Ils sont les réceptacles de la parole du peuple, volontairement effacée, presque invisible. L'inscription à peine perceptible des mots dans la pierre est fixée par la photographe sur l'image qui devient alors témoignage, acte de résistance à la tentative d'effacement de l'écriture apposée par la population sur les murs des institutions financières, politiques et publiques de Madrid et de Barcelone. Ces phrases arrachées à l'oubli parlent du Mouvement, de ceux qui le compose. Complété par un enregistrement vidéo retranscrivant les slogans, cette restitution des messages et des voix compose une archive d'un soulèvement collectif formé pour répondre aux dérèglements d’un capitalisme sauvage et dévastateur qui puise ses fondements dans la civilisation occidentale, inextricablement condamnée à sacrifier ses enfants pour sauver ses institutions sous peine de disparaitre avec elles. Ce soulèvement populaire répond donc aussi à une crise de la représentation ou plutôt de la non représentation. D'un point de vue formel, la composition, où le sujet est représenté centré et de manière frontale, identique pour chaque photographie de la série, semble une citation directe du protocole extrêmement rigoureux (allant jusqu'au contrôle de la présentation scientifique des tirages photographiques) mis en place au début des années 1960 par les photographes allemands Berndt et Hilla Bescher dont l'oeuvre titanesque  - la tentative de documenter de façon exhaustive les bâtiments industriels des XIXè et XXè siècles en Europe et en Amérique du Nord - est la définition même de la photographie objective. Enregistrer le moment de l'action, de l'affrontement entre les manifestants et les forces de l'ordre où l’intensité est à son comble n’intéresse pas Anna Malagrida. Elle préfère se concentrer sur ce temps précis où la trace, sur le point de disparaître, effleure encore la surface de la pierre, pour mieux la révéler et finalement la conserver par le cliché, désormais témoin indéfectible qui vient annuler l'acte délibéré d'effacement d'une expression populaire. 

 Ainsi, Anna Malagrida fait siens ces territoires contraires. Elle les observe, les habite, les partage avec ceux qu'elle y rencontre, pour mieux les restituer et donner à voir ce que nous rendons invisible en ne considérant plus ces zones ordinaires comme des lieux politiques, espaces communs que l'on a depuis longtemps cessé de regarder. C'est pourtant dans l'insignifiant qu'elle va puiser la possibilité d'une action pour mieux en révéler la réalité. Car tout est déjà là, devant nous, il suffit juste de s'arrêter et de regarder intensément. Alors l'espace liminal devient distinctement perceptible.

Anna Malagrida, "Espace liminal" 

Jusqu’au au 21 avril 2018 - Du lundi au samedi, de 11h à 13h et de 14h à 19h. 

Galerie RX
16, rue des Quatre fils
75 004 Paris 

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