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Le prix Drawing Now[1] 2023 – remis chaque année en mars à l’occasion de Drawing Now Art Fair, la foire du dessin contemporain qui se tient au Carreau du Temple à Paris – vient d’être décerné à l’artiste écoféministe franco-américaine Suzanne Husky qui en devient ainsi la douzième lauréate. Elle succède à Karine Rougier dont l’exposition personnelle, « Nous qui désirons sans fin », s’est achevée il y a quelques jours à Drawing Lab, lieu hybride situé à deux pas du Louvre, tout à la fois centre d’art privé, hôtel, maison-mère de Drawing Now Art Fair en étant le siège de Drawing Society. Pour beaucoup, cette exposition aura été une véritable découverte. Née à Malte en 1982, Karine Rougier grandit en Côte d’Ivoire. Elle étudie aux Arts Décoratifs de Genève puis à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence où elle développe une pratique du dessin et de la peinture à l’huile sur bois. Son travail est mu par ses pérégrinations méditerranéennes sous-marines – elle vit et travaille aujourd’hui à Marseille, enseignant à l’École Supérieure d’art et de design de Marseille-Méditerranée – et une croyance inébranlable dans le merveilleux.

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À l’occasion de l’exposition présentée à Drawing Lab, elle convoque des personnages masqués, fait apparaitre des femmes ailées ou aquatiques, revisite une Vierge à l’enfant, enlace deux corps féminins, intercale des représentations symboliques et ésotériques : ici, une déesse à la peau bleue comptant six bras et quatre têtes, là un animal fantastique tricéphale aux couleurs de l’arc-en-ciel, autant d’êtres chimériques du passé et du présent pris dans des rituels, des communions bienveillantes liant les humains entre eux et à la nature. Les personnages qui habitent les dessins de l’artiste sont étranges, inquiétants, souvent sexuels, funestes aussi quelquefois, références manifestes à ceux qui peuplent les toiles de Jérôme Bosch (1450-1516). Surtout, comme chez le primitif flamand, ils appellent à un désir infini. L’artiste travaille entourée d’images, un foisonnement de sources qui fusionne les nombreuses références à l’histoire de l’art occidental avec des éléments empruntés à d’autres cultures pour composer un univers singulier, énigmatique et poétique à la fois, plongeant le regardeur dans un monde atemporel, proche parfois du surréalisme, notamment d’Yves Tanguy, mais aussi de Goya, lorsque celui-ci exécute ses « Caprices » ou s’affaire aux grandes fresques oniriques de la « Quinta del Sordo ».

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Étirer le soleil, rendre visible l’invisible
Enchâssée dans un phylactère qui lui sert d’écrin, la phrase-titre de l’exposition, « Nous qui désirons sans fin[2] », est empruntée à l’écrivain et philosophe belge, médiéviste spécialiste des hérésies, Raoul Vaneigem. Karine Rougier l’a choisi « surtout pour l'idée du collectif, le vivre ensemble en communauté et le soutien mutuel ». La proposition dessine un parcours qui entraine le visiteur dans des récits pluriels, où la nature est réinventée, les corps, mi-humains, mi-animaux, hybridés à partir de personnages que l’artiste prélève dans les contes, la mythologie, jusque dans les figures de jeux de tarots, se les appropriant pour mieux les réassembler dans une série de huit miniatures réalisées sur papier wasli, selon la technique traditionnelle indienne apprise auprès d’Ajay et Vinita Sharma[3]. Elles sont elles-mêmes inspirées des enluminures du « Clavis Artis[4] », manuel d’alchimie de la fin du XVIIème siècle. Traversées par un impressionnant élan vital, les compositions sont, elles, bien ancrées dans le présent, abordant l’urgence climatique, la force de la nature ou les relations des êtres aux éléments symboliques. Cette suite de miniatures constitut le point de départ de l’exposition. Pour tout cadre, Karine Rougier « étire le soleil » dans un espace privé de lumière naturelle, jusqu’à en faire une large bande de peinture orange recouvrant la quasi-totalité de deux murs adjacents. Épicentre du projet, là où se trouve ce qu’il faut regarder, elle met en lumière les miniatures serties d’une suite d’œuvres graphiques représentant des éléments symboliques : cartes, coquillages, cœur, soleil, licorne. Un mélange d’œuvres anciennes et de ses propres créations donnent à voir l’invisible.

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Généreuse, l’exposition personnelle de Karine Rougier est force d’invitations, à commencer par celle faite au Britannique Stephen Ellcock, « collectionneur d’images, écrivain et chercheur[5] » comme il se présente lui-même, qui fait ici dialoguer des images et enluminures ésotériques avec les pièces de l’artiste, troublant un peu plus la temporalité des représentations qui en deviennent universelles. Dans la pièce suivante, deux films sur pellicule 16 millimètres co-réalisés par l’artiste et la cinéaste Valérie Pelet sont présentés en un diptyque intitulé « le temps du cœur ». Deux archives qui se font écho en présentant, pour l’une, les gestes répétitifs d’une archiviste : fixer, archiver, classer, et pour l’autre, les gestes du jeu : jouer, trouver, faire apparaître, faire disparaître.

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Karine Rougier s’essaie pour la première fois au diorama[6] en s’inspirant de ceux que l’on trouve dans les Muséums d’Histoire naturelle, dans un format plus réduit toutefois que l’on pourrait qualifier de domestique. Encastrée dans le mur couleur fuchsia de la dernière salle, « Grotte » (2023) semble répondre à « Grotta azzura », deux gouaches sur carte postale, en être le décor naturel. Il s’inspire de la grotte bleue sur la rive nord-ouest de l’île de Capri, réputée pour les reflets bleu cobalt lumineux de ses parois et son eau cristalline. Au cours de la Rome antique, elle a la fonction de nymphée[7]. Plus tard, elle sera un lieu de sorcellerie et de superstition évité des humains. L’artiste éclaire de l’intérieur le diorama afin de retrouver l’éclat lumineux de la grotte et représente sur l’une des gouaches deux femmes sirènes de part et d’autre d’une barque remplie de touristes visiblement nus, les bras levés en signe d’émerveillement.
À côté, un second petit théâtre de papier intitulé « Cercle de femmes » donne à voir une assemblée de femmes nues dans un paysage de montagnes. Assisses ou debout, allaitant ou étreignant, elles dessinent, tirent les cartes, accueillent le vivant. À leurs pieds, carnets de dessins, ouvrages illustrés, livres et imprimés dont certains ont leur titre inscrit sur la tranche : « Cosmic Dance », « La mer … ». Les plus grands livres servent d’assises. La réalité est aussi là, dans cette commodité élémentaire du livre socle. La communauté, dépourvue d’homme, semble épanouie.

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Sororité protectrice
« Elles sont là, tapies dans leurs étreintes et dans les formes obscurcies du monde, elles sont là […]. Elles nous ont précédées » écrit Nina Leger dans « Maintenant vivantes ». Le texte, volcanique selon Karine Rougier, fait en écho à la série de miniatures et son monde de symboles, s’ouvre avec le portrait de Mahsa Amini[8] qui rassemble en lui tous les êtres en lutte pour la libération des corps et des esprits. Les mots de l’autrice résonnent comme les battements d’un cœur inébranlable. Ils sont littéralement le liant qui unit tous les récits entre eux.
La figure féminine est omniprésente dans l’œuvre de Karine Rougier. Elle prend le pouvoir. Il s’agit de femmes dominantes, guerrières, émérites. L’artiste rééquilibre en quelque sorte l’histoire qui les a jusque-là invisibilisées, dépeignant une communauté des femmes qui se définie à l’aune de mythes et traditions populaires. Peint à l’huile sur un fragment de résine provenant d’une conque de bateau, « Amazones » (2022) semble condenser tout cela. Dans l’immensité de la surface laissée vide – qui se confond presque avec la palette du peintre –, elles occupent une toute petite place mais elles la revendiquent, chevauchant, domptant pour certaines ces chevaux que l’on croirait sauvages. Elles les maitrisent.

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L’exposition s’achève sur une projection de diapositives réalisées par les étudiants de l’École Supérieure d’art et de design de Marseille-Méditerranée dans le cadre du groupe de recherche « Raconter des histoires ». Une présence qui évoque la transmission autant que l’avenir, car si elle prend fin, la manifestation s’ouvre aussi ici, dans un mouvement circulaire, un recommencement permanant, le cycle de la vie. Si « Nous qui désirons sans fin » se termine, le MO.CO. à Montpellier accueille actuellement l’exposition collective « Immortelle » qui dresse un panorama de la jeune peinture française. Karine Rougier y expose un tableau à l’huile sur bois intitulé « Rêvez-vous ? » (2020).

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Cet autoportrait à l’atelier, dont le sol est jonché d’images, est une mise en abime de la peintre et de toutes les femmes artistes. Assise face à la toile, elle utilise un miroir qui lui permet de se représenter. Pourtant le reflet ne semble pas être le sien, pas plus que la femme de la toile ne ressemble aux deux autres. Les femmes ont été admises très tard dans les écoles d’art et les académies de peinture et de sculpture. Il faut attendre 1881 pour voir la sculptrice Hélène Bertaux devenir la première femme admise aux Beaux-Arts de Paris. Auparavant, elles y sont interdites, en raison notamment des cours de modèle vivant, fondamentaux pour qui veux apprendre à représenter l’anatomie, et jugés indécents pour ces dames par ces messieurs. Ironiquement, les seules femmes autorisées à pénétrer dans l’atelier sont les modèles féminins qui, la plupart du temps, posent nues. Ce qui est inconvenant pour les unes ne l'est pas pour les autres. Au XVIIème siècle, Artemisia Gentileschi, comme Lavinia Fontana un siècle plus tôt, furent contraintes d’apprendre à représenter le corps à travers l’observation minutieuse de leur propre reflet. Le tableau n’est donc pas un simple autoportrait. Par le geste, il contient tous les portraits des artistes femmes et, à travers elles, les personnages à qui elles ont donné leurs traits. « Rêvez-vous ? » peut alors s’interpréter comme une histoire féminine de la peinture, une histoire de résistance.

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« Faire tomber les murs, laisser entrer le vent, les courants d'air » répond l’artiste à Carine Tissot, la directrice générale de Drawing Society, lorsque celle-ci l’invite à faire œuvre une chambre de l'hôtel Drawing Lab. Se perdre dans le dédale du passé pour y glaner la force d’un travail contemporain : « Nous sommes les enfants d’un monde dévasté, qui s’essaient à renaître dans un monde à créer. Apprendre à devenir humain est la seule radicalité[9] » écrit Raoul Vaneigheim en conclusion de « Nous qui désirons sans fin ». Héritière d’un monde désenchanté, Karine Rougier construit une œuvre onirique qui place l’autre au centre plutôt qu’à la périphérie, une œuvre fraternelle qui rêve de collectif et de bienveillance, d’amour aussi, beaucoup d’amour. En puisant dans la matière, qu’elle soit picturale, iconographique, historique, intime ou bien imaginaire, l’artiste invente des mondes qui naissent, meurent, se régénèrent, des mondes rythmés par la magie, la sorcellerie, le chamanisme, des mondes telluriques, des mondes de désir, remarquablement vivants. L’inquiétante douceur de l’art de Karine Rougier n’a pas fini de nous transporter.

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[1] Ayant pour but de mettre en lumière le travail d’un·e artiste en milieu de carrière ayant une pratique du dessin singulière et affirmée. Cette distinction souligne également le travail de la galerie qui accompagne l’artiste souvent depuis ses premières heures, en l’occurrence ici la Galerie Espace à Vendre à Nice avec laquelle Karine Rougier travaille depuis 2005.
[2] Raoul Vaneigem, Nous qui désirons sans fin, Gallimard, 1998, 201 pp.
[3] Artistes miniaturistes traditionnels vivant et travaillant à Jaipur, ils se considèrent comme des artisans.
[4] Manuel d’alchimie datant de la fin du XVIIème siècle ou du début du XVIIIème siècle attribué à Zoroastre et publié en Allemagne. L’ouvrage en trois volumes présente de nombreuses illustrations à l'aquarelle représentant des images alchimiques.
[5] Entretien, « Stephen Ellcock, le Gallicanaute chasseur d'images », le blog de Gallica, 26 septembre 2018, https://gallica.bnf.fr/blog/26092018/stephen-ellcock-le-gallicanaute-chasseur-dimages?mode=desktop
[6] À l’origine, peinture panoramique sur toile présentée dans une salle obscure afin de donner l'illusion, grâce à des jeux de lumière, de la réalité et du mouvement. Le premier diorama fut créé à Paris, en 1822, par Daguerre et le peintre Charles Marie Bouton. Dispositif de présentation par mise en situation ou mise en scène d'un modèle d'exposition le faisant apparaître dans son environnement habituel.
[7] Grotte abritant une source, une fontaine ; sanctuaire consacré aux nymphes.
[8] Étudiante iranienne de vingt-deux ans décédée à Téhéran le 16 septembre 2022, trois jours après avoir été arrêtée par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés ». L’annonce de sa mort entraina de nombreuses manifestations, notamment dans le milieu universitaire. Voir Pierre Alonso, « Iran: après la mort de Mahsa Amini, la colère gagne les universités », Libération, 19 septembre 2022, https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/iran-apres-la-mort-de-mahsa-amini-la-colere-gagne-les-universites-20220919_EONUIA3YBFEY3OMP2ILWS6ZGPU/
[9] Raoul Vaneigem, op.cit.

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« Karine Rougier. Nous qui désirons sans fin » - Commissariat de Steven Vandeporta, directeur des projets artistiques et coordinateur de l’exposition du Prix Drawing Lab
Jusqu'au 31 mars 2023. Tous les jours de 11h à 19h. Entrée libre et gratuite.
Drawing Lab
17, rue de Richelieu
75 001 Paris

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